(Voir Recours au Poème” 190, déc. 2018)                                                                                               

Amont dévers

Onzième livraison

 

                                           

Et le réel… sans les mots, qu’est-ce ? – Au risque de cho­quer, je dirai d’abord, pour laiss­er quelques portes ouvertes, qu’au delà du trop ressas­sé « effet de réel » (Rif­faterre, Barthes) auquel bien sûr seuls suc­comberaient les esprits ingénus ou ignares, c’est, à tra­vers un texte, l’émotion qui vous prend lorsque vous croyez recon­naître, dans une ombre entre­vue, la fig­ure d’un être aimé – ou que vous eussiez aimé ! – autre­fois encore, ou hier à peine, ou naguère. Ou totale­ment ailleurs. 

Vous vous dites oui, c’est exacte­ment cela (ou lui, ou elle), par une espèce de miracle…Et d’adhérer à ce vrai, cette pieuse illu­sion, ain­si que l’ont mon­tré quelques soci­o­logues de la lit­téra­ture, est aus­si un mar­queur cul­turel bas”, d’appartenance sociale « sub­al­terne », que l’on nous par­don­nera ici de revendi­quer, sym­bol­ique­ment en tout cas (encore que… ).

Pensers fal­lac­i­eux de poètes, sans doute. Séduc­tions du rêve. His­toire mise en mots (Giò­Fer­ri). D’où la pos­si­bil­ité, en soi para­doxale, vu l’arbitraire presque absolu du signe lin­guis­tique, de divers­es formes de réal­isme, en par­ti­c­uli­er celles du réal­isme que j’ai essayé de dire habité, c’est-à-dire dépassé, mal­gré qu’on en ait – ou troué, si l’on veut – par l’arrière-fond énig­ma­tique, le dou­ble fond du mys­tère des let­tres, sous-texte et avant-texte y com­pris, à savoir par les mots de la Lit­téra­ture même. Et, au plus haut point, de la poésie, dont il est ques­tion ici, sans exclu­sive. Légitime sim­ple illu­sion, donc. Ce qui fait signe au delà, et veut être de ce fait recon­nu alors que rien ne “ressem­ble” plus. Parce que tout reste à faire (on pense au beau nom, en France, de l’Action poé­tique), tout est à venir (For­ti­ni) ou “en avant”. La preuve, Rim­baud : sous l’étoile duquel nous plaçons (aus­si avec l’italien Cam­pana, qui a été réelle­ment fou) cette tra­ver­sée noc­turne. Dans le miroir, toute réal­ité est habitée, oui, par une autre elle-même, « et c’est tou­jours la seule », etc.

 

∗∗∗∗∗∗

 

  • « La réalité rugueuse à étreindre… »

 

                     De la plèbe

 

Le peu­ple est une bête vari­able et grosse,
qui ignore ses forces ; aus­si reste-t-il
sous le poids et les coups de bois et de pierres,
mené par un enfant de faible puissance
qu’il pour­rait met­tre à terre d’un soubresaut ;
mais il le craint et le sert en ses outrances.
Et ne sait que lui, est craint, car les féroces
ont jeté un sort qui ses sens obnubile.

Chose éton­nante ! il se pend et s’emprisonne
de ses pro­pres mains, s’occit, se fait la guerre,
pour un car­lin, de tous ceux qu’il donne au roi.
Tout est à lui, entre le ciel et la terre,
mais il n’en sait rien, et si quelque personne
vient l’en avis­er, il la tue et fossoie. 

                    Cam­panel­la, Operedal­laCan­ti­ca(1622)           

 

 

   L’auteur, torturé par le mal de pierre

 

Et donc dedans mes reins se sont formés
les durs cail­loux hos­tiles à ma vie,
qui chaque jour sont plus fiers ennemis,
car ils ont de mes jours la fin fixée.

Cer­tains de pier­res blanch­es vont marquer
leurs bon­heurs, moi j’en mar­que les ennuis ;
les cail­loux ser­vent à bâtir, ceux-ci
pour détru­ire leur fab­rique sont nés.

Ah, je peux bien appel­er mon sort dur,
s’il est de pierre ! Va me lapider
depuis la part interne la nature.

Je sais que sur la pierre aigu­ise l’arme
la mort, et pour for­mer ma sépulture
dans mes vis­cères s’éri­gent des marbres.

                                      Ciro di Pers, Poe­sie[1666–1689]

 

∗∗∗∗∗∗

 

Un paysan du ter­ri­toire de Reca­nati, ayant amené un de ses bœufs, déjà ven­du, au bouch­er qui l’avait acheté pour qu’il fût tué, au moment de l’opération, demeu­ra d’abord incer­tain, tirail­lé entre l’envie de par­tir ou de rester, de regarder ou de tourn­er la tête ; la curiosité finit par l’emporter et, voy­ant le bœuf s’écrouler, il se mit à pleur­er à chaudes larmes. Je l’ai enten­du d’un témoin direct. 

                    Leop­ar­di, Zibal­done29 [c. 1819]

 

 

                     Le taurillon

I.

Sur la rive du Ser­chio, à Salvapiane,
en deçà du Pont où fait halte pour boire
le char­reti­er venu de la Garfagnane,

depuis Castelvec­chio con­duisent, les soirs
des jours de fête, leur tout petit troupeau
nom­bre de jeunes filles aux tress­es noires.

Elles s’assoient là sur la berge, menton
dans une main, regar­dant les peupliers
blancs du fleuve ; et elles par­lent. Mais le vent

apporte un brouha­ha de voix, des échos
de feux d’artifice, un écho bref de pas
et un con­fus trem­ble­ment de cloches doubles.

Il est doux d’écouter alors, mais la tête
attirée ailleurs, ces quelques sim­ples mots…
un peu recou­verts par les cloches en fête !

ailleurs… au Ser­chio qui brille, ou au soleil
qui prend le mont… ô Nel­ly ; et aux ourlets
de ton tabli­er, et même aux vach­es seules

qui broutent les flou­ves sous les châtaigniers.

 

II.

Tiens…ce veau – à son gros œil tu apparais
immense, avec un arbre sou­ple à la main,
quand avec une tige tu le conduis –

il regarde, sur­pris, le mont neuf, la plaine :
toute une sylve, le mont ; et la descente
sem­blable à un ten­dre velours de froment.

Lui qui jamais n’avait con­nu de printemps
agite sa dure queue raide, et salue
le monde beau. Avant, cela n’était pas :

il s’y retrou­ve ; il flaire la brise, il flaire
la terre ; dans l’air d’une sec­ousse il jette
les cornes brèves de son front animal

et de ses pattes impa­tientes retourne
la terre. Le ciel est en entier plein d’or,
Nel­ly, et le sol est tout empli de menthe.

Il voudrait rem­plir de sa joie le sonore
espace, le veau, tirant de sa profonde
gorge un mugisse­ment rauque de taureau.

Une génisse loin­taine lui répond.

 

III.

Donc, Nel­ly, tu ramènes un taurillon ;
mais calme, car il te voit tou­jours devant
avec à la main le grand arbre flexible.

Te voilà à Castelvec­chio, à sa source
nou­velle, pérenne, où s’avancent en file
les vach­es lour­des qui revi­en­nent du mont.

Elles, d’un côté, au réser­voir de marbre
aspirent l’eau ; quand elles soulèvent leur
cou, l’eau retombe de leurs noires narines.

De l’autre résonne, s’emplissant au jet
vif, la seille : une jeune femme surveille,
ten­ant son bour­relet sur ses boucles brunes.

À cette source, ô Nel­ly, vois que se presse
ton tau­ril­lon, pour y boire ; et de la pleine
cuvette l’eau s’écoule dans le chéneau,

si bien qu’on croirait voir pulser une veine.
Il regarde avec ses gros yeux, et ne boit :
car au-dedans de l’eau, qui se meut à peine,

il voit un couteau bleu ond­uler léger…

 

IV.

Il meu­gle et s’échappe. Et en meuglant il erre
deux jours, de sylve en sylve, par la colline,
arrachant par­fois des fils d’herbe à la terre.

Il souf­fre et il cherche ses trous d’eau secrets
verts de cheveux-de-Vénus ; il y regarde
et au fond le couteau coupe l’ombre humide.

Il attend au puits, si quelqu’une y remonte
le seau : en débor­de presque une eau, tressaute :
au-dedans le couteau tourne, tourne, tourne.

Alors, au tor­rent : de la côte aérienne
il descend : le couteau est sur le gravier ;
mais le courant le heurte un peu, le soulève

peut-être, et l’emporte. Il attend. Il se couche
sur les liss­es joncs, et de ses grands yeux guette,
les fix­ant vers l’eau à tra­vers la jonchaie,

si jamais cette ombre de la mort au loin
emmè­nent les flots. Au-dessus de sa tête
le temps par sa route muette s’enfuit.

Il attend : et l’eau passe, et cette ombre reste.

 

V.

Le troisième jour… « Qu’as-tu à pleur­er, sotte ?
Sait rien. C’est des bêtes sans cervelle : écoute,
même nous, on ne sait ce que nous aurons ! »

dit ton père, ô Nel­ly. Tu cours, du côté
de la Route Neuve, tu regardes, là,
pour le voir pass­er même une seule fois.

Il passe : un homme devant, un par derrière :
il est entravé, fréquem­ment il trébuche…
Il passe…Oh ! pentes claires ! gîtes ombreux !

Et toutes ces luzernes ! tout ce sainfoin !

                                                           Gio­van­ni Pas­coli, Poemet­ti, 1900 
       Déjà pub­lié sur : http://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/05/carte-blanche-%C3%A0-jean-charles-vegliante-une-traduction-de-giovanni-pascoli.html que nous remercions. 

 

 

Le vitrage

 

Le soir d’été fumeux
Du haut du vit­rage verse ses éclats dans l’ombre
Et me laisse au cœur un sceau ardent.
Mais qui a (sur le terre-plein sur le fleuve s’allume une lampe) qui a
À la petite Madone du Pont qui est-ce qui est-ce qu’a allumé la lampe? – c’est
Dans la pièce une odeur de pour­ri : c’est
Dans la pièce une rouge plaie qui s’étiole.
Les étoiles sont bou­tons de nacre et le soir s’habille de velours 
Et enfle le soir trem­blant : est trem­blant le soir et il enfle mais c’est
Au cœur du soir, c’est :
Tou­jours une rouge plaie qui s’étiole.

                    Cam­pana, Can­ti Orfi­ci, 1914

 

 

                 Souvenir

 

Sou­venir d’une vieille église,
solitaire,
à l’heure où l’air devient ocre
que la voix devient rauque
sous l’arc ten­du du ciel.
Tu étais lasse,
on s’est assis sur une marche
comme deux mendiants.
Mais le sang frissonnait
de mer­veille, à voir
chaque oiseau se muer en étoile
dans le ciel. 

                    Caproni, Come un’allegoria, 1936

 

 

        Le paradis au-dessus des toits

Ce sera un jour tran­quille, de lumière froide
comme le soleil qui naît ou qui meurt, et la vitre
lais­sera dehors l’air sale du ciel.

On s’éveille un matin, une fois pour toujours,
dans la tiédeur du dernier som­meil : l’ombre
sera comme la tiédeur. Empli­ra la pièce
par la grande fenêtre un ciel plus grand.
De l’escalier gravi un jour pour toujours
ne vien­dront plus des voix, ni vis­ages morts.

Il ne sera pas néces­saire de quit­ter le lit.
Seule l’aube entr­era dans la pièce vide.
La fenêtre suf­fi­ra à habiller toute chose
d’une clarté tran­quille, presque lumineuse.
Elle met­tra une ombre mai­gre sur le vis­age étendu.
Les sou­venirs seront des cail­lots d’ombre
ren­coignés comme une anci­enne braise
dans l’âtre. Le sou­venir sera la flambée
qui hier encore mor­dait dans les yeux éteints.

                    Pavese, Lavo­rare stan­ca, 1943      

 

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

 

Sa mère a appris à Virginia
l’importance du corps
chaque soir durant de nom­breux beaux étés
son père recevait
                     une fois Vir­ginia éloignée
sa compensation
                     nous étions heureux si j’y pense
le méti­er mau­dit des sous
                       le petit commerce
un chat au milieu des chiens
                       fai­sait son papa
c’est étrange
                       grand et joyeux
comme il est doux de garder un corps humain
                      Vir­ginia se souvient
la viande sur la table le vin barbera
la lumière au dessus du pain
puis plus tard
la lumière rationnée pas de viande
Virginia
                       le père à la maison
s’embaucha comme employée
                       le père avait désor­mais quar­ante-et-un ans
dacty­lo­graphe bien considérée
et non pour sa robe fendue
                       Télé­phones à la stipel Panet­toni
                       de mot­ta Mag­a­sins standa/upìm
que de pluie est tombée sur les toits
qu’elle est dure la voix de Virginia
                       cela pour­rait finir ici mais il y a autre chose
il y a le père comme un chat sur sa chaise
qui attend la dame avec son manger[…]

                                          Gian­car­lo Majori­no, La cap­i­tale del nord, 1959  

 

 

                  Tellement jeune…

 

« Telle­ment jeune et telle­ment putain » :
t’as ce renom et ce n’est peut-être pas
ta faute – c’est le pull en laine
noir ser­ré qui par­le mal pour toi.

Et la bouche rit aigre :
mais com­ment ça te mord le cœur
il le sait, celui qui t’a vue maigre
refaire tes tress­es pour faire l’amour.

                            Gio­van­ni Giu­di­ci, La vita in ver­si, 1965     

 

 

À mi-côte


Ce qu’on voit d’ici
– vous m’entendez ? – depuis
le belvédère de non retour
– ombres de cam­pagnes gradins
naturels et quel luxe
d’eaux quels éclairs quels embrasements
de couleurs quelles tables apprêtées –
c’est ce qu’on voit d’ici de vous
et que vous savez d’autant
moins que vous y êtes plus.

                      Sereni, Stel­la vari­abile, 1981

 

 

                  Voix en rêve

 

C’est ce que dirent les derniers arrivés
le front bas, privés de vue,
d’une auto sans chauf­feur descendus

– la honte la plus dure m’a écrasé – 
– par la rage j’ai été déchiqueté –
– les flots par pitié m’ont noyé… –

Le feu d’été gon­flait l’asphalte
en bosse­lant les traces vagues
– ain­si nous sommes passés dans l’histoire –

                    De Sig­noribus, Nes­sun luo­go è ele­mentare,2010

 

 

                      Siglo de oro

 

La pous­sière m’intéresse, si elle tournoie
dans un puits de lumière, attendant
juste ce qu’il faut de gravité
pour rejoin­dre la terre. Le minuscule
silence avec lequel si nous mar­chons elle fuit
dans les coins pour s’y faire galax­ie ou minons.
Quand nous sec­ouons les vête­ments, passons
le doigt sur les meubles pour la surprendre
dans son som­meil et trou­blons le rêve gris
de se ré-agréger en strate et corps.
Sa nos­tal­gie de toute forme,
l’incompréhension pour l’eau
et cette façon de se pos­er en marge, sur les côtés
comme un témoin de la noce.
Sa ressem­blance avec le sable,
géant qui au moins s’exprime en dunes,
mime des collines et engrène la tempête.
Sa tran­quille décadence,
futur saigné à blanc qui campe,
douce armure, ombre que nous sommes,
mère du temps, notre obsolescence.

                                    Pao­lo Feb­braro, in : Kamen’ 51 (juin 2017) 

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

  • De nouvelles références ? 

 

                   Pour tenter de vivre

 

 [Gia­co­mo Leop­ar­di, après sa décon­v­enue avec Fan­ny T. T. ] 

[…] Vante-toi, tu le peux. Racon­te que seule
tu es de ton sexe à qui j’ai dû plier
ma tête fière, à qui j’offris simplement
mon cœur indomp­té. Racon­te que tu vis
la pre­mière, et j’espère unique, mes yeux
qui sup­pli­aient, moi si timide devant
toi, plein de crainte (je brûle si j’y pense
et m’indigne, et rougis) : moi privé de moi,
à guet­ter hum­ble­ment chaque envie, chaque acte,
chaque mot tiens, à pâlir aux impatiences
superbes, m’illuminer au moin­dre signe
cour­tois, chang­er à chaque regard de mine
et de couleur. L’enchantement est rompu,
et avec lui brisé, à terre gisant,
ce joug ; je m’en félicite. Et, bien que pleines
d’ennui, après le ser­vage enfin, après
une longue errance, j’embrasse content
sagesse et lib­erté. Car si de passions
est veuve ma vie, et de nobles erreurs,
comme une nuit sans étoile en plein hiver,
me sont suff­isants récon­fort et revanche
du sort des mor­tels, dès lors qu’ici sur l’herbe
immo­bile éten­du, oisif, je regarde
la mer, la terre et le ciel, et je souris.

                                                  G.L. Aspasie, fin (ChantsXXIX) 

 

 

              (Chœurs de Didon, IV)  

 

Je n’ai dans l’âme qu’arrachements sourds,
Équa­teurs sylvestres, sur des marais
Brumeux amas de vapeurs où
Délire le désir,
Dans le som­meil, de n’être jamais né.

                    Ungaret­ti,Cori descrit­tivi di sta­ti d’animo di Dido, 1947

 

 

                   Pauvres

 

Les pau­vres ont la froidure de la terre.
Dans la ville qui penche, aux toits, aux fumées
tran­quilles des maisons, le jour émigre
dans la couleur d’orient : si calme,
le soir se fait lueur aux yeux dolents.
Je m’en sou­viens con­tre un ciel aéré,
les pau­vres éton­nés, comme l’acerbe
vert des prés effleure dans la pluie
une éter­nité voilée de soleil.

                    Gat­to,Poe­sie1929–41, 1961

 

 

                      (Internat)  

 

[…]      
Il y aura peut-être, ensuite,
une journée comme tant d’autres, dépensée
en studieuse appli­ca­tion, jeux enflammés,
par­faite préfiguration
de la vie future. Non pour toi
qui, inqui­et, retournes
ton esprit dans une han­tise incessante
en quête de la joie impos­si­ble, amour
qui se sat­is­fait de soi
jouis­sant d’une joie autre
en autre chose…
Plus tard, attends, elle vien­dra, au bord
du dés­espoir, ce sera,
une fois large­ment épuisé le temps
impar­ti et pourtant
ten­du encore sur la terre le coton
du ciel, pour un peu,
pour autant que ta faim soit apaisée et ce sera
le jeu tranquille
d’un cama­rade sur les rives ensommeillées
d’une eau qui s’en va.

                            Attilio Bertoluc­ci, La cam­era da let­toXII, 1984   

 

 

    Encore sur le Golfe

 

Que, d’im­mon­des armées,
la fer­raille en décharge
de rouilles et goudrons
dessèche les vallées.
Qui a tué, or pleure,
mais juste en rêve ; puis
puisse oubli­er. Ses larmes
ne ser­vent plus à rien.

Où cou­rut le liquide
qui baigne les méninges,
de crânes innombrables
pointe, ah, un mai­gre épi,
un chaume ! Et cet aride
piquant broute une chèvre.
Que ce seul espoir s’ouvre
aux vivants d’ici-bas

jusqu’à ce que tordus
cri­ent les gonds de la terre
et, chan­tant, bleus s’embrasent
les mon­des dans la guerre
de l’e­space et des clairs
astres d’outre le temps
et vacant rie le temple
de l’Être qui là, fut…

                    For­ti­ni, Light vers­es e imi­tazioni, 1994

                    (une pre­mière ver­sion sur http://www.nuoviargomenti.net/poesie/un-omaggio-a-fortini/)  

 

 

[ … ] déchaînée elle se déroule dans la cav­ité et se déglingue
et ne trou­vant pas le bon appui ne con­sonne point
jusqu’à s’affaisser sur le plancher
et elle a du mal avec le effe chuintant
tant qu’elle devient en trem­blant muette sous la voûte écroulée

mise à l’écart dans sa Thèbes
elle ne retrou­ve pas sa demeure de coins et parois
la langue tortionnée

l’ennemi est archi-victorieux ?
mais le dernier mot n’est pas dit
et je m’en irai par le monde
avec mon petit cail­lou en poche
parce que la vit­rine ne m’attire pas,
ni la boucherie où pen­dent boy­aux et malecordes

                                           Jolan­da Insana,La stor­tu­ra, 2002

 

 

            Tu n’auras que la vie

 

Les chaus­sures ne furent pas retrouvées.
Mais la lumière tombait coï­tale­ment sur le corps de la jeune femme
cristallisé dans le témoignage.
Entre les yeux et le ventre
des traces de lavoir – un par­cours inver­sé pour établir les alibis.
La porte d’entrée avait été fer­mée à quadru­ple tour.
 
Elle brûlait comme une hostie dans la matière
lacry­male de fin d’après midi – la tête prise dans les arbustes
et l’opiniâtre répéti­tion des tra­jets. Pour des raisons inconnues
elle n’a pas pu attein­dre ses années
quelle que fût leur fonc­tion sin­gulière, mais un immobile
adieu à la beauté du monde
réchauf­fait la fibre qui résiste,
cri de joie du corps sans douleur.

                                     Maria Grazia Calan­drone, Gli scom­par­si –Sto­rie da “Chi l’ha vis­to?”, 2016

 

 

 

 

 

 

 

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Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Veg­liante a enseigné à la Sor­bonne N.lle — Paris 3, où il dirige le Cen­tre Inter­dis­ci­plinaire de Recherche sur la Cul­ture des Echanges http://circe.univ-paris3.fr Tra­duc­teur de Dante (prix Halpérine-Kamin­sky 2008) et des baro­ques, il a pub­lié en 1977 une antholo­gie française de la poésie ital­i­enne de la fin du XXe siè­cle (Le Print­emps ital­ien, bilingue) et traduit Leop­ar­di, D’An­nun­zio, Pas­coli, Mon­tale, Sereni, For­ti­ni, Raboni, A. Rossel­li, M. Benedet­ti et d’autres poètes ital­iens. Il a édité les textes ita­lo-français de De Chiri­co, Ungaret­ti, A. Rossel­li, Mag­nel­li. Il est l’au­teur de D’écrire la tra­duc­tion, Paris, PSN, 1996, 2000. Sa poésie paraît en revue (Le nou­veau recueil, Le Bateau Fan­tôme, L’é­trangère, Almanac­co del­lo Spec­chio) et sur le net (Recours au Poème, for­maflu­ens, Le parole e le cose) ; par­mi les titres pub­liés en vol­ume : Rien com­mun (Belin), Nel lut­to del­la luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Ein­au­di 2004), Itin­er­ario Nord (Vérone, 2008), Urban­ités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Brux­elles, 2016). Il a édité une nou­velle ver­sion de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la col­lec­tion Poésie chez Gal­li­mard.. En 2019, Jean-Chal­res Veg­liante pub­lie Son­nets du petit pays entraîné vers le nord et autres juras­siques (L’ate­lier du grand tétras).