Amont dévers (Voir “Recours au Poème” 185, juin 2018)
Longtemps, l’Italie a semblé être au centre du monde occidental, tout en jetant un pont vers le sud arabe, d’abord par sa géographie, et vers l’est (ou levant) plus ou moins lointain par l’entreprise de ses grands voyageurs. La figure de Marco Polo faisait écho ici à celle d’Ibn Battûta (de peu postérieure), avant l’aventure toute différente de Colomb et du bouleversement complet qui s’en suivit, en particulier pour l’espace méditerranéen.
Alors, comme recroquevillée, la Péninsule fut peu à peu reléguée au rang de province, riche sans doute de beaux musées, de ruines grandioses, de palais vides, et prit elle-même, bien souvent, des habitudes que nous dirions provinciales (tout à tour province espagnole, française, anglo-saxonne et américaine). Pour autant, eux-mêmes grands traducteurs – y compris au cinéma, où sous-titrage et doublage atteignirent des sommets de perfection – et bons critiques, ou simplement lecteurs des littératures autres, jusqu’à laisser influencer et faire passer à la modernité leur langue vétuste (rôle de Pavese, entre autres), les Italiens ne se sont jamais pensés hors des courants et des innovations du reste du monde. Ils ont conservé ainsi un rôle culturel primordial, du moins en Europe et aux Etats-Unis d’Amérique. Les contacts intenses avec la NRF, puis Tel Quel ou Change, mais aussi City Lights, CoBra et Gruppe 47, pour ne pas parler des “transferts” plus lointains d’auteurs comme Patrizia Vicinelli ou Toni Maraini (ou, dans la direction inverse, d’un Al Nassar), ni de la circulation généralisée sur et par le Net aujourd’hui, font que la mondialisation n’épargne pas – pour le meilleur et pour le pire – la poésie.
Bien sûr. Au point qu’il peut sembler extravagant de se pencher sur la vie des gens et des animaux familiers de la campagne, naguère. Et que la formidable circulation d’Internet aujourd’hui mêle et démultiplie littéralement, sans fin prévisible, cette extension entrelacée de voix et de visions naguère jugées non réconciliables.
Le reste du monde, certes
(Invocation à l’Égyptien)
Saint Onuphre tout poilu
Tout aimable tout grelu
Par vos très-sacrés poils
Faites-moi cette grâce
D’ici à ce soir !
Saint Onuphre tout poilu
Mon cœur est bien trop confus
Par vos très-sacrés poils
Faites-moi cette grâce
D’ici à ce soir !
Saint Onuphre tout poilu
Je vous prie, de ce palus,
Cette grâce me devez
Car je veux me marier.
(anonyme sicilien)
Immanu’el le Juif
J’ai vu le Sultan
en mont et en plan,
et oui du Grand Khan
je pourrais conter.
[…]
“Bisbis bisbidis
bisbis bisbidis
bisbidis bisbidis”
entends conseiller.
Là tous les babouins,
romieux, pèlerins,
juifs et sarrasins
verras arriver.
“Tatim tatatim
tatim tatatim
tatim tatatim”
ois-les trompeter.
“Balouf balaouf
balouf balaouf
balouf balaouf”
entendras bâfrer.
[…]
Immanu’el ben Shelomoh, Bisbidis, Vérone (c. 1315)
(Exotisme domestique)
Le crocodile est animal si étrange
qu’on ne peut savoir combien il a de serres ;
tantôt il est sous l’eau, tantôt vit sur terre
et ainsi de çà, de là donne le change ;
prédateur il piège dans l’eau immergé ;
mais pond son œuf en terre avec faux conseils
à tel point, que sien il soit, on s’émerveille,
comme d’un monstre par autrui aspergé.
Ainsi nombre d’Évêques et Cardinaux,
Protonotaires et divers pestilents
vivent tels des princes et rois triomphaux.
De part et d’autre tu les verras fervents
et porteurs, en chaire et en cour, de tous maux :
à tromperies et à fraudes s’appliquant.
Niccolò Liburnio, Lo Verde Antico (1524)
(Dans les Croisades)
18
Qui est cet étranger qui lutte si bien
en joute et qui est d’allure si farouche ? –
Pour toute réponse, à elle il ne lui vient
qu’un soupir aux lèvres, dans les yeux des pleurs.
Soupirs et larmes qu’elle veut retenir
sans pouvoir en tout les cacher au-dehors :
un fil de pourpre cerne ses yeux gonflés
et un souffle rauque trahit ses pensées.
19
Puis elle dit en mentant, et dissimule
sous un voile de haine un désir tout autre :
“Hélas, je le connais bien, et entre mille
je le reconnaîtrais à coup sûr sans faute,
car souvent je l’ai vu remplir les campagnes
et les profonds fossés du sang de mon peuple.
Ah, qu’il est cruel quand il frappe et inflige
des plaies qu’herbes ne soignent, ni arts magiques.
20
C’est le prince Tancrède : oh, si prisonnier
il pouvait m’être ! je ne le voudrais mort
mais vivant, pour qu’en moi il donne à mon fier
désir de vengeance quelque réconfort.”
Ainsi parlait-elle, et de son dit le vrai
à qui l’entend en autre sens se retord ;
et les derniers mots s’échappent de sa bouche
mêlés à un soupir qu’en vain elle étouffe.
T. Tasso, Gerusalemme liberata, III (1581)
(Galilée et son télescope)
45
Ouvrant le sein de l’Océan profond,
non sans danger ni sans devoir combattre,
l’argonaute ligure en ce bas monde
découvrira nouveau ciel, neuve terre.
Toi du ciel Tiphys – non marin – second,
voyant combien il tourne et ce qu’il serre
sans aucun risque à tous les gens cachés
tu montreras des astres insensés.
G. B. Marino, Adone X (1623)
Buenos Aires
Le bâtiment avance lentement
Dans le gris du matin parmi la brume
Sur les eaux jaunes d’une mer fluviale
Apparaît la cité grise et voilée.
On entre dans un port étrange.
Les émigrants
S’affolent et deviennent féroces en se pressant
Dans l’âpre ivresse d’imminentes luttes.
D’un groupe d’Italiens habillés
De façon ridicule à la mode
Bonairienne on lance des oranges
Aux concitoyens hagards et hurlants.
Un garçon du port, très léger
Enfant de liberté, prêt à l’essor,
Les regarde, les mains dans sa ceinture
Bariolée et esquisse un salut.
Mais féroces grondent les Italiens.
D. Campana, Inédit (1908) – première version dans « Doc(k)s » 2–3, 1992
(Lumières d’émigrante)
Les lumières qu’on voit trembloter
joliment petites et lointaines,
semblent des étoiles au chevet
de vastes Solitudes en plaines.
Leur lueur douce parmi le voile
violet foncé de la nuit obscure
semble venir de l’immense ciel
dont l’étendue infinie torture.
Inaccessibles, comme bandées
d’un air léger de mélancolie,
ce sont des chimères désirées
inutilement toute la vie.
Severina Magni, Luci lontane, 1936
Rue Sainte Walburge
Il a battu peut-être plus fort
Que les talons du lancier, ton cœur.
Te revient le fracas dans une odeur
De cheveux, et les jours si beaux
Au courant blond de la Meuse.
Pâlissent dans la froide brume
La route du bourg, les écrits
Étrangers des enseignes, les champs
Derrière le pilotis.
Tu en retrouves la trace
Et d’une bouffée de vapeur
Subsiste la chère figure d’amour
Ces charmants talons battus sur le cœur
Et l’ombre chaude sur le visage.
Leonardo Sinisgalli, Vidi le muse, 1943
Le nègre juif
1.
les passants, tassés, sombres et pesants : enveloppés dans leur mouchoir
sur la figure
comme elle brûle avec une fumée noire et dense l’herbe du jardin
tout juste fleuri
dans lequel à l’intérieur jouait enfant la dame qui glisse dans le vent
tenant bien ferme de la main sa tête refaite depuis peu
pour qu’une rafale plus forte que les autres ne l’envoie pas rouler
au milieu de la place
madame salomé tu ne demandes à ton père que ta propre tête
2.
nous tenant par la main autour du char d’assaut duquel nous sommes nés nous dansons
me voyant à la fin monter, grimper, vers la corde tendue au-dessus du vide
singe en salopette là-haut, danser protégé par un filet que forment
entrelacés les doigts de ceux qui sont au-dessous
et l’un avec une soucoupe faire le tour, ramasser les pièces
qu’est-ce que je peux faire dans ce mécanisme mêlant mon temps en sens vertical
tenant loin de moi les pages du livre des morts : inscriptions, souvenirs,
que je relis le soir
mais la destruction depuis longtemps s’est accomplie : à présent, venir
avec moi, se pencher, regarder, toucher du doigt, peau craquelée
assis à notre table devant un café pour consulter les journaux : pluie
qui bat sur les toits des voitures stationnées
moi parfaitement tranquille, assis à la place qui m’est réservée,
sans erreur possible, à la place que j’ai retenue
épave enflée, charogne du bateau démantelé par les poissons
et dans la voiture se disposent en ordre nouveau les asticots anciens :
dont les tours et retours sont à suivre
3.
dire ça avec des fleurs, ils le savaient depuis que de l’intérieur des fosses
communes ils les poussaient dehors
tapis moelleux aux mille couleurs, colonies de vers, troupes en mouvement
vers le front
arbre né au beau milieu : au-dessus du filet, doigts entrelacés
de ceux qui sont là-dessous
orphée ! lui dit l’un, orpheu ! criant, éphreu ! lui frappant la figure
à coups de pied, hébreu ! lui dit alors : « chante ! »
chante, juif ! réveille ces morts
et entre les feuillages le vent, air conditionné, déodorant vaporisé
dans la chambre à coucher
et au-dessus du filet me voici je danse, je chante, je joue de la lyre : singe
dans ma salopette, bleu enflé par le vent, vessie de porc
et me voilà camion, pointant décidé vers le large, voiles déployées : caillou
décidé à se noyer
vessie de porc gonflée par les gaz des cadavres, jadis pleine de saindoux[…]
Adriano Spatola, L’ebreo negro, 1966
[Une version légèrement différente dans mon Printemps italien, 1977]
Docile contre
Docile contre
sa ruine se cabre sur l’à‑pic
un pin sylvestre agenouillé, docile
contre la flamme presse
pour se consumer un tison,
une phalène délire,
le poing glacé se défait
en une main docile contre la fièvre,
la tête penche vers le mur, comme tu remercies
de penser, de ne pas penser
et la reconnaissance qui partout
nous fleurit les lèvres, les maisons, les tombes,
de qui reconnaît au delà d’elle-même le visage
où elle tourne docile contre
un myope baiser ?
F. Hindermann, Docile contro, 1980
***
La chair morte revit
dans sa misère grande
avec le vent qui ramène les odeurs
à un ordre dispersé.
La chair morte est brodée
par ces sinueuses présences
que les autres appellent des larves.
*
Quant ils ont coupé la lumière
la mort s’est ressaisie
pour apparaître aussitôt après
plus nette, plus vierge.
Ivano Ferrari, Macello, 2004
Porte Palazzo
Minérales, certaines traces dans le verre : morceaux d’ongle,
essayez de comprendre, comme les vagues du fleuve fixées en instantanés
ou le grain d’une voix archaïque montant de la deuxième rive.
Je deviens une trace décantée si j’écoute
que tu te réveilles pour reconnaître l’Africaine des morts
quand elle hurle sur le fleuve et s’adoucit dans les vagues.
C’est de l’existence qui s’est déposée, le rite retrouve des familles
comme les grands arbres et les oiseaux qui s’élancent
des branches vers le pont métallique : la plainte au-dessus des vies,
nous au-dessus de l’endroit d’où nous sommes venus.
Tu l’entends faire un pas en arrière, tu fermes les yeux
pour dire là d’où j’arrive, là où je peux aller.
Elle s’est éloignée comme si elle griffait, comme si nous l’avions prise…
mais la nuit n’a plus d’extension, elle plie en nous des cris continentaux.
Maria Borio (de : Accoglienze, inédit)
La rencontre
Sonett* Paracar che scappee de Lombardia, E sì che tutt el mond el sa che vee via Ma n’havii faa mò tant, violter baloss, che infin n’havii redutt al punt puttana Carlo Porta (1815)
|
(Les Français chassés en 1814)
“Bornes” qui fuyez loin de Lombardie, Si tout le monde sait que vous partez Mais vous nous en avez fait voir, et plus, qu’enfin vous nous avez réduits assez Poesie (posthumes) |
* [milanais classique]
La sixième lettre apparut dans le ciel
La sixième lettre apparut dans le ciel,
c’était une annonce, je suppose, pour la Firestone
qui trônait seule au-dessus du Campo Boario
avec écrit : par ce signe tu vaincras,
mais en vert, parce que c’est ma couleur.
Et maintenant je la revois, même de jour,
et je bénis le Testaccio et ses alentours
et surtout le coin de rue
où, devant un feu au rouge
il me fut concédé d’espérer le vert :
la sixième lettre apparut dans le ciel
et en cet instant se mêlèrent les siècles,
le temps s’enfuit avec tous ses cadavres,
je regardai ce signe de triomphe et
tombai amoureux de toi : voilà l’histoire
de ma, disons, conversion.
J. Rodolfo Wilcock, Italienisches Liederbuch — 34 poesie d’amore, 1974
Fixité
De moi à cette ombre en suspens entre fleuve et mer
juste une mince bande d’existence
à contre-jour de l’embouchure.
Cet homme.
Il répare des filets, badigeonne une coque.
Des choses que je ne sais pas faire. À peine les nommer.
De moi à lui rien d’autre : une fixité.
Chaque excédent parti ailleurs. Ou éteint.
(V. Sereni, Stella variabile, 1981)
(Fragment)
…
Toi Bête cabrée, aiguillon somnambule,
torche enflammée éteinte par les mains
d’une fille éternelle : toi Destrier,
cheval aventurier, vole encore
te planter
dans ton rêve piaffant, avant-coureur
d’une ultime aventure…
Grytzko Mascioni, inédit 1986 (tr. légèrement différente dans Le cœur en herbe, 1987)
Au fond des Carpates
Toute l’enfance entraînée en ce dimanche
s’agenouille sur l’escalier derrière le chœur à Piata Mare
où les rubans des roms tressent des touffes de crin
au feu et certains prêtres portent barbes ou soutanes
ou des ciels blancs posés sur le ventre à la place du cœur,
torture entre ses dents le mouchoir léger
que des roses nouent au menton ou sur la nuque
les voix sont simples, se ressemblent toutes,
ramènent le chœur à la patience du fils
pourquoi m’as-tu abandonné
à cette unique note que l’enfance reconnaît
contre le palais sur la langue dure dans la gorge
sait imiter encore aujourd’hui comment doucement se lève
doucement les genoux font mal un moment
Mia Lecomte, Terra di risulta , 2009
Florinda Fusco, il libro delle madonne scure, 2009
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