Amont dévers — une anthologie poétique (3)
Dante, Varano, Ungaretti, Taylor, Signoribus etc.,
La donnée essentielle du monde des références, l’environnement géographique et humain, le paysage dans lequel nous vivons, la demeure intime ou étrangère (l’espace), n’est pas un thème : pas plus que la poésie n’est un genre, dans l’expression esthétique ayant pour base unique le langage. Il s’agit bien dans l’un et l’autre cas des fondements sur lesquels le je – l’anthropos – trouve son assise, dans le seul monde visible qui lui soit donné – son cosmos –, et sans lequel sa voix même – en tant que logos souverain – ne trouverait pas à s’éployer pour atteindre l’autre semblable, le lecteur, la lectrice. Il est l’horizon absolu, si nous voulons recourir d’emblée à un terme qui en soit éminemment tributaire, sur la ligne de fuite duquel s’inscrit l’écriture : « horizon fabuleux » (Michel Collot) et limite toujours mouvante, par laquelle l’idée même d’infini (Leopardi) nous serait provisoirement accessible. Grund et appui, en même temps que « naufrage » sans espoir de havre définitif, de paix assurée dans le lieu clos, l’abri dérisoire, le tombeau érigé contre la mort. Non pas monument, d’ailleurs, mais plutôt radeau éphémère, dont la dégradation désormais est sous les yeux de tous.
- Au fond de l’enfer…
À cette époque de la jeunette année
où le soleil trempe en Verseau ses cheveux,
que les nuits, des jours en durée approchent,
quand le givre couvrant la terre imite
fidèlement l’image de sa sœur blanche,
mais peu de temps dure à sa plume la teinte,
le villageois à qui manque le fourrage
se lève, regarde, et voit que la campagne
toute blanchoie : et il se bat les flancs,
rentre au logis en geignant çà et là,
comme un chétif qui ne sait à quoi se prendre ;
puis il retourne, et récupère l’espoir
en voyant que le monde a changé de face
en quelques heures ; il saisit sa houlette
et sort ses brebis pour les mener paître…
Ainsi, m’avait fait m’effrayer mon maître
[…]
Dante Alighieri, Enfer, XXIV (incipit)
Cf. mon éd. bilingue La Comédie, Gallimard 2014, p. 275
- Et tout près du paradis :
(Sonnet)
Zéphyr revient, et beau temps il ramène,
et les fleurs et l’herbe, sa douce famille,
et trilles de Progné, pleurs de Philomèle,
et le printemps tout de blanc et vermeil.
Sourient les prés, le ciel se rassérène ;
Zeus est réjoui de contempler sa fille ;
l’air et l’eau et la terre d’amour sont pleins ;
chaque animal d’aimer reprend conseil.
Mais pour moi, las ! reviennent les plus âpres
soupirs, que du fond de mon cœur fait monter
Celle qui en emporta les clefs au ciel ;
et les chants des oiseaux, les plaines en fleurs,
et en gentes dames gestes de douceur
sont un désert, et durs, fauves cruels.
F. Petrarca, R.V.F., cccx
- Paysage pays :
Les sources de l’Arno
Brûlant de découvrir pourquoi la nature
n’épuise jamais toute l’eau de l’Arno,
et doutant que de la mer une onde impure
par souterrains graviers, ronciers perméables
monte filtrée jusqu’aux cimes, puis descende
divisée en rus et torrents perpétuels,
je gravis l’abrupt d’une roche effroyable
qui au centre enneigé du haut Apennin
disjoint les voies toscanes des émiliennes :
car, trouvant là toujours aussi abondantes
les eaux vives dès leur première origine,
je crus en dévoiler les occultes sources.
Largement s’étendait ce sommet alpestre
en prés rocailleux certes, mais verdoyants,
malgré le joug d’un climat rude inflexible.
D’informes talus et de profonds sillons
pentus, de mares, et d’inégales fosses
aux étranges contours, ils étaient marqués.
L’on voyait en eux plus de cent (où s’assemble
la pluie) vastes bassins : certains déjà vides
d’eau, certains maigres, d’autres pleins à ras bord.
De là, je montai plus haut des à-pic, sus
des rapaces seuls, et je trouvai des bois,
des spélonques, des puits où gisaient durables
neiges et glaces, que le jour brille ou sombre,
jamais fondues parce qu’un soleil trop faible
peut juste tiédir ces antres ténébreux.
Je vis à ciel ouvert, en d’autres cavernes
ruisseler le long de leur pente les eaux
des terres gorgées offertes aux rayons ;
et, de plus hautes forêts coulant à flots
des sources lancées par l’abîme des tufs
se perdre en falaises fendues et en grottes.
Alfonso Varano, “Vision” xii (c. 1755).
(Sonnet)
Je ne toucherai plus, sacrés, tes rivages
où tout petit reposa mon corps enfant,
ô chère Zante qui te mires dans l’onde
de la mer grecque d’où naquit virginale
Vénus, elle qui fit ces îles fécondes
de son premier sourire ; aussi ne put taire
tes frondaisons et tes limpides nuages
l’illustre poème du grand qui fatales
chanta les eaux, et l’imprévisible exil
par où, embelli de gloire et d’infortune,
revint baiser sa pierreuse Ithaque Ulysse.
Toi tu n’auras rien que le chant de ton fils,
ô maternelle terre : la destinée
nous prescrivit une impleurée sépulture.
Ugo Foscolo, Sonetti - “A Zacinto” (1803)
Éblouissement
les gîtes et les êtres la verdure et les nuages
le sable et les ruisseaux les métaux et
les pierres la boue et les volutes
de la route qui râcle le mont
et dans un précipice de vallées s’interrompt
mes yeux tout se délie
en gerbes d’arcs en ciel
G. Ungaretti, La Guerre, une poésie, 1918-19
(écrit directement en français)
La mer est toute – un ris.
La mer est toute calme.
Dans le cœur presque un cri
De joie. Et tout est calme.
S. Penna, Poesie (1939)
Généreuses riaient les vallées unies
sous la lune pleine qui était mort.
Diaphanes des astres parvenaient
aux grottes compatissantes
pendant que sur l’herbe tendre
qui était pour moi demain
paissaient des chevaux
et outre je ne me rappelle pas ;
puis il y eut là une femme mince,
elle s’assit sur le bord des fleuves
et commença à me raconter.
La terre de formes chéries
naviguait incertaine
dans l’aube qui devint.
Lorenzo Calogero, Come in dittici, 1954-56
Ô ma ville je vois les portes, les arcs
qui autrefois délimitaient ton prudent
entrelacs d’immeubles, de rues et de parcs
aujourd’hui te briser comme une frontière
ou comme quelque chaîne d’appontements
reconnecter tes parties les plus vulgaires
aux box du centre là où de grandes banques
rivales ou associées sous enveloppe
donnent vie ou mort par leurs crédits d’usure
reliées par leur cordon ombilical
du capital et en elles transformées
d’autres en celles-ci rythmique symbiose
tous les sièges rationnels de l’industrie
et l’âne à la meule et les nouveaux locaux
la rapide ascension – la dégringolade
plus rapide encore – au fauteuil des trente ans
alentour les dos courbés des magasins
la Galerie au tronc en forme de croix
au fond passée la Scala la grande place
Cavour la préfecture congestionnée
la pierre de l’Angelicum passations
violentes lumineuses rue Manzoni
le tuf est encore à la base des tours ?
Giancarlo Majorino, La capitale del nord, 1959
Ce sont de beaux moments : tout fait silence,
le rythme d’un poumon, si tu regardes par la vitre
ces gens qui marchent à leur travail
droits intéressés nécessaires
qui ont tant de souffle chaud dans leur bouche
quand ils disent bonjour
la décision, c’est eux
et je suis des leurs
il n’y a rien d’autre à dire
Et ce ciel contemporain
en haut, qui fait redresser le dos, en haut mais pas tellement
ce ciel couleur de tôle
sur la place à Sesto, à Cinisello, à la Bovisa
sur tous les traminots aux terminus
il ne prolonge pas à l’infini
les côtés, les flèches, les gratte-ciels, les hangars Pirelli
couverts de tôle ?
Ce ciel d’acier est le nôtre, il ne joue pas
à l’Éden et n’admet aucun désarroi,
c’est le nôtre et il est moral, le ciel
qui ne promet pas d’échappatoire à la terre,
justement parce que sur terre il n’y a
pas d’échappatoire à nous-mêmes dans la vie.
Elio Pagliarani, La ragazza Carla, “Il Menabò” 1960
Passage (ou Paysage)
Le long de la plage de sable fin
sur la rive d'une mer qui moutonne,
lentement s'avance en triple colonne
un petit groupe de jeunes canards.
Ils marchent d'un pas régulier
comme une sortie de séminaristes,
tournant la tête juste pour avoir
des insectes primesautiers.
Derrière, la mer qui frémit, sauvage,
dessus, le soleil qui flamboie en lion.
Restent, en traces du léger passage,
de petites croix au ras du sablon.
D. Valeri, Poesie piccole, 1969
(Qui, sous la haute direction)
Ô bois non défoliés
des guerres d’il y a si longtemps,
quand le cerisier opposait
aux cris de désespoir un saut qualitatif.
À l’heure où plus appliquée à son étal la bataille équarrissait,
lorsqu’on attribuait comme à des poux les destinées,
neutres restaient entre soi les bêtesplantes des fourrés
et à de divines pauses feuillues portaient les chemins.
Le cerisier restait avec ses gouttes rouges
par privilège oublié et oublieux,
parmi des plantes çà et là par erreur blessées, parmi des trous
d’obus et le brouoûm des artilleries ardentes.
Giovanni Comisso* grimpait sur le cerisier,
en goûtait à satiété l’hilare sang :
de Giovanni et du cerisier ce privilège
laisse-le à chaque vivant, ô humanité.
* Cf. son récit Jours de guerre, « La bataille du Montello », 1930
A. Zanzotto, Il Galateo in bosco, 1978
Quitter chez soi
Tu as vu, disait la mère,
tu as entendu, disait le père :
ils cherchaient un pays derrière les pierres.
Loin du lieu destiné
en mouvement nocturne vers ailleurs.
Fuir, disaient-ils, et :
si nous étions restés.
Entre ces deux phrases
j’erre sans but.
Eva Taylor, Volti di parole, 2010
* * *
- souvenir d’Andrea Zanzotto
Les fleurs toutes les nuits ouvertes, tu me regardes, scrutant alentour
ou par la fenêtre le champ pareil au champ d’autrefois.
Venus par les prés, pour ne pouvoir les dire juste herbes et arbres.
Nous pouvions être faits d’un simple fer, d’un museau.
Le potager est seulement une chose que nous faisions, une demande.
M. Benedetti, Tersa morte, 2013
(déjà paru dans Siècle 21, n°25, 2014)
Jeunesse
Comme cette barque, retournée sur l’herbe,
tu attends encore la saison ouverte,
et jamais n’écoutas qui t’a dite acerbe,
tu dors au fleuve, rêve la mer, couverte ?...
Comme âme dans le corps, tu es découverte,
comme diable au corps, tu restes éternelle,
rose tardive, que relève une attelle,
prudence des mots, puisqu’on compte nos pertes ?...
Voilà notre histoire, qui ici hiverne,
l’air du Vingtième siècle plein les poumons,
la neige de l’an Deux Mille, qui confirme
Sibérie l’Adriatique là devant,
oubli de victimes, exil de témoins,
oh chère vieille jeunesse de nos cœurs…
Oh, toi qui fus et Radio et Librairie,
chœur immense de la crise de l’action,
notre autel dispersé le long de la route
de la fin de la révolution,
le dédommagement de la poésie,
la bénédiction de l’imagination,
Cinéma et Lutte, houle de l’Utopie,
coquillage perdu, avec sa chanson…
G. D’Elia, Fiori del mare, 2015
Traduction déjà publiée en 2016 par http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com/media/01/01/1148672039.pdf
- Et la dégradation…
Ruines 1945
Ce n’est pas vrai qu’ils ont détruit
les maisons, n’est pas vrai :
seul est vrai dans ce mur en ruines
l’avancement du ciel
à pleines mains, à pleine poitrine,
où inconnus rêvèrent,
ou bien, vivant, crurent rêver,
ceux qui ont disparu…
Maintenant c’est à l’ombre brisée
de jouer comme autrefois,
sur les murs, dans l’aube au soleil,
imiter les aléas…
et dans le vide, à l’hirondelle qui passe.
(C. Betocchi, Notizie, 1947)
L’herbe et l’animal
Une herbe existe qui se nomme pourprée
là où les pentes sont longtemps dessous l’ombre
qui ne varie pas durant les jours d’hiver.
Je la connais, elle qui blesse à la prise
et brûle si je tire pour l’arracher.
Comment, me dis-je, qu’en rien elle ne cède ?
Comment se tient-elle serrée à la pierre ?
Et il n’est pas sûr qu’elle se rende entière.
Alors je regarde dans l’air qui m’entoure.
Je ne vois rien qui me parle tout autour.
Le bois ne parle pas si le vent se tait
et le gris reste l’unique vision fixe.
Plus rien, je crois, qui sur la terre devienne,
et l’herbe cruelle pend sur l’étendue
où la mer elle-même assourdit sa guerre.
Les forteresses des îles de l’hiver
et le cri occidental de l’étourneau
probablement appareillent vers la nuit.
Tombent dedans la tanière de la nuit
les tristesses des granites et du sel
et elles s’en vont sous l’échine des eaux.
Mais comment, je demande alors à l’air libre
pendant que ma main s’enflamme de cette herbe,
comment se fait-il qu’ici rien ne me parle ?
Un animal est monté sur le rivage
ou c’est une vague noire qui paraît
monter en forme d’animal sur la rive.
Phoque ou bien méduse ou sirène ou serpent
qui parmi les pierres bruyantes se brise
lui-même et perd par chaque lambeau un lait.
Il est tout fermé, le groupe de la nuit.
La bête articule du fond de sa bave :
« Si tu veux savoir, toi, tu dois demeurer
pour toute la nuit très attentivement
éveillé, écoutant les bruits dans les pierres ».
Ainsi va et vient sur le bord de la mer.
F. Fortini, Questo muro, 1973
cryon, 7 a.m.
rien d'autre
que pavots et genêts
ne brille dans les chantiers :
sous un câble un merle
regarde le ciel d'émail, immobile
sur la boue qui luit
entre les pylônes
un filet de lumière déroule
filaments et trames végétales
au-dessus de la Cryon
dans le blanc éclatant
un nuage de fumée
encore pour peu
suspendu, déjà effacé.
Italo Testa, La divisione della gioia, 2010
(une version différente, collective, sur :
http://uneautrepoesieitalienne.blogspot.fr/2010/12/italo-testa.html , 2010)
Petite élégie
(à Yves Bonnefoy)
Quand un vaste désert
couvrira la terre et de rares échos
et luminescentes bavures
d’une vallée reculée monteront
alors seulement se verront les chevelures
d’arbres ayant survécu aux bûchers
par auto-combustion de la forêt
(elle était, oui, de grimpantes spires
et de branches déportées, envahie…
et même le sous-bois emprisonnait
le pas volontaire du gardien)
et là, l’ombre rechercheront
les derniers venus… et peut-être là
entendront-ils à nouveau les paroles sauves
remontant d’une interne voix
(leur voix submergée
par l’épaisseur d’une époque vide)
en ce temps advenu
les présent-permanents connaîtront
qui a préservé pour eux
la lymphe de la langue
la graine de demain,
l’anneau qui tiendra
(pendant que de l’exil le chant
des ailés reviendra
construire son nid)
E. De Signoribus, inédit en volume ; trad. sur :