Anatomies du Néant de Philippe Guénin
« Je tords bien plus volontiers une belle sentence, pour la coudre sur moi, que je ne détords mon fil, pour l’aller quérir. Au rebours, c’est aux paroles à servir et à suivre ... » Montaigne
Voix 2 Collés sur Jade nous nous branlons, fortement, tandis qu’elle lèche, suce, tente d’aspirer nos deux glands, nos jets de sperme presque simultanés. Guénin
Dans Anatomies du Néant on nous dit : « c’est un livre de poésie expérimentale accompagné d’un manifeste. » La partie poésie du livre comprend neuf sections. Elle commence par Babil (bavardage continuel, enfantin ou futile. Vocalisations spontanées émises par les nourrissons nous dit Larousse) Trois voix se partagent le texte. Une voix pornographique qui nous dévoile des aspects de l’acte sexuel sans amour. C’est la bête humaine tirant le plus de plaisir possible des bas morceaux de manière homo ou hétérosexuelle. Une voix philosophique qui clame le cérébral sous forme d’affirmation ou de questions. Une voix plus poétique. Toutes ces voix se mêlent, mais seule, la première traduit un état des lieux avec clarté. Les deux autres voix se lisent avec plus d’ambigüité, de doute, d’incompréhension et s’opposent ainsi à la première plus descriptive dans un vocabulaire cru, voire grossier. Les sens sont mis à nu au détriment de la raison, ce sont des pulsions non maîtrisées, la mise en exercice de fantasmes obscènes ou jugés tels. On y atteint un point d’orgue non pas par la pensée mais par l’extrême jouissance. Les parties du corps sont vues comme des objets sans affect, sans sentiment.
Dans Babel, toute une série d’informations, d’accidents, d’incidents, de bavardages quotidiens futiles et sans fin dont le but n’est pas de dire mais d’occuper un maximum d’espace sonore comme la pub, les médias qui sembleraient vouloir remplacer la pensée, voire l’annihiler pour ne faire apparaître que des pulsions. Le tout se fait dans le choc de phrases à sens précis ou indéterminé. Deux types de caractères se partagent les pages, les plus grands étant, peut-être, des débuts de poème. Les plus petits sont un martèlement d’évidences, de voix entendues, d’idées toutes faites, de mots d’ordre, de vérités dans les domaines les plus divers. Cette logorrhée s’interrompt sur des bouts de phrases inachevées comme si nous avions déjà tout compris. La conclusion du tout : Monde on te rêve. Rêve-t-on le monde ou nous oblige-t-on à le rêver dans un but déterminé ?
Dans Téguments, nous sommes aspirés dans et par un flot de paroles sans ponctuation, un peu style télégraphique d’où les articles ont disparus assurant une accélération d’un dire dont le sens va se perdre au creux de chaque mot. Quelques mots anglais apparaissent prolongeant le français sans qu’il y ait en fait rupture. Parfois, on croit y déceler un sens, puis tout s’efface dans un amas insoluble de mots qui ne se répondent plus l’un l’autre, se croisent, se chevauchent, se télescopent. Serait-ce une forme de coït parlé ? …Captation des traces décuple Rythme général aggravé par effets de décharges verbales dès que se durcissent les échanges de souffles jusqu’au fond des langues Volonté dénoyautée table rase d’images libres… La forme dépassée, nous trouvons un fond, bien solide, bien rationnel. Il suffit de faire les liens et tout s’éclaire. Il est dit : Téguments de sphères : « poème incantatoire sans ponctuation à propos de l’emprise techno-capitaliste sur les esprits et les sexes. »
On nous éclaire sur les trois parties suivantes :
Terminaisons : "un poème parodique qui mélange des élans lyriques raffinés avec des propos très crus".
Antéverbe : « un chant dans lequel l’Aède se déchaîne contre sa Muse inspiratrice-dominatrice. » Pour finir en beauté verbale, Muse, déambule au columbarium du Pouvoir ventral des tronches de mascarades humaines auto-érigées pour masquer les culs de cinglés de nos vies bien mal cousues. Voici un excellent aperçu de l’idée générale développée dans ce livre de Guénin. La raison revient par la voix de l’Aède. L’auteur n’efface rien, il ajoute, scelle les contraires sous le nom de vie.
Déferlements : « les paroles de ferveur et de fureur des révolutionnaires de 1793 ont pour échos des sentences énigmatiques et sulfureuses. »
Dans Natura on nous dit : « ce chant post-lucrétien est un hymne au chaos contemporain. » Ce passage pourrait être considéré comme une trame pour scénario ou pour texte. Le latin surgit dans les titres, même pour un non latiniste cela ne pose pas plus de problème que pour le reste, nous sommes bien dans un chaos du sens si l’on prend le texte dans son ensemble. Mais de mots isolés ou de petits groupes de mots peut surgir un sens qui ne se rattache à rien dans l’ensemble. Ou plus exactement qui éclaire de manière plus subtile le sens général du livre : Clartés injectées Ici + éclairs livides de civilisation ses calmes démolitions Demeure+ parturition aveugle + amas de paroles échafaudées sans réponses bénies NOX NEX // NEX NOX (j’ai ressorti le vieux Félix Gaffiot, le dictionnaire, qui attendait sur l’étagère depuis longtemps sa petite utilité encore…).
Dans Existenz « un récit saphique érotique jalonné de métaphores lyriques. » Nous sommes entre Se multiplient les jeux de lumières sur nos chemins connement fragiles et je vais t’éjaculer un peu de ma pisse, tu vas me boire ma belle, tu vas boire, oui. Nous sommes coincés entre le cérébral de la pensée et les phantasmes sexuels : les deux sources de notre vie, l’une plus avouée que l’autre.
Dans Lyses. « Trois poèmes qui sont présentés en trois colonnes parallèles : le premier est sentimental, le second est politique, le troisième est obscène. » Sous une autre forme, nous revenons à Babil…. Rien ne saurait être pire que de / changer de stratégie.
Le post-scriptum reprend la parole traditionnelle, celle de la communication ordinaire. Guénin donne des explications fort intéressantes sur sa conception de la poésie et du langage en faisant appel à quelques citations de Gleize, Bonnefoy, Heidegger : des garanties. Texte qui traduit l’écart entre la langue commune et cette autre, dite poétique. La poésie emploie les mots ordinaires en les dépassant. Ecrire le poème est un acte second, le premier étant l’intense écoute de ce qui nous entoure reliée à nos propres pulsions, sentiments et pensées.
« Le langage de la poésie ne dit pas, ne décrit pas, ne raconte pas, ne porte aucun message : il rayonne » Ancet
"La poésie est tout à la fois vision et dépossession". Pfister
"On n'explique par le phénomène poétique, on le constate". Perros
"La poésie est la possibilité d'autre chose". Mallarmé.
"La poésie n'est pas un jeu mais une expérience". Maulpoix.
Dans la poésie moderne "simplicité de l'expression, complexité du contenu" Hugo Friedrich
Quelques définitions personnelles de la poésie qui s’applique bien au contenu de ce livre.
Philippe Guénin nous dit : rechercher des paroles différentes – un mot pour un autre n’est-ce pas aboutir à une non-communication, n’est-ce pas le rejet de la poésie comme parole incompréhensible. La poésie peut s’atteindre avec le mot le plus usé pourvu qu’il soit « juste de ton, juste de voix » dit Philippe Jaccottet. L’auteur fait une mise au point : …gardons-nous de dénigrer cette langue normative « naturelle » dont nous sommes-comme êtres de paroles-entièrement dépendant, mais à l’intérieur de laquelle nous pouvons consciemment donner lieu à des épanchements verbaux a-normaux, des nuées de métaphores élaborées ainsi en rupture avec ce qui nous est donné à voir et à dire. Tout est réconcilié avec le tout. La poésie est simplement une autre possibilité. Une expérience enrichissante visant à décrotter le langage banal, éculé, fatigué, un dire qui s’épanouit par lui-même étant sa seule ressource, son seul miroir, sa raison d’être : telles Anatomies du Néant.
Guénin nous a livré son ADN. Il recherche ce « bruit de la terre » qui se fait entendre dans la sphère du porno-politique. La poésie est résistance au déferlement, excellente remarque qui remet la poésie à sa place. Plus qu’une poésie expérimentale, je parlerai de poésie personnelle. Le titre s’il ouvre le livre, le clôt aussi. Est-ce pour le circonscrire, l’empêcher de s’effacer ou de se répandre, une parenthèse dans la pensée, un moment dans le quotidien, un écart de la norme, deux têtes sur un même corps… ? En poésie, l’important n’est pas ce que l’on dit, mais comment on le dit. Ce sont des expériences non pas pour tordre les mots, mais pour tordre les relations entre les mots.
Il doit arriver que les intentions de l’auteur ne coïncident pas avec la lecture du livre. Ce sont de nouveaux éclats, une pluralité de sens qui nous enrichissent, ouvrent l’esprit pour une réflexion ininterrompue. Tant de choses restent encore à dire, mais je laisse cela à d’autres lecteurs.
Ce livre est une forme, il ne se laisse pas lire à la première lecture. Il résiste et le sens lentement sort de la forme après plusieurs lectures attentives et rigoureuses. Je crains que le nombre de lecteurs en poésie, déjà peu nombreux, soient rebutés par cette expérience. Par une longue note, qui peut se lire indépendamment des textes, l’auteur s’explique. J’espère que cela suffira à donner le goût de la lecture à ce travail intelligent et construit se référant à notre culture. Il mérite réflexion et attention car il parle de notre monde.