André du Bouchet pratique une poésie de la netteté aux aguets de l’immobile : J’écris le plus loin possible de moi. Nous voilà fixés. Dire et exister sont une seule et même activité. Il appelle le mot, le fait surgir, l’isole et le rend à sa présence qui établit une profonde relation avec le monde. C’est le monde concret, complexe dans son unité d’un souffle aride inapaisable. Il y a une continuité d’un dire qui se déplie par contigüité et non pas tranché. Il ne nous propose pas une image du monde mais le monde lui-même. L’extérieur tout entier requiert son attention, point de départ à l’introspection. Ce n’est pas à l’arbitraire du signe qu’il s’adresse mais à l’arbitraire du monde.
Fragment de l’inédit publié dans “Ecritures contemporaines”,
spécial André du Bouchet.
Les objets usuels les plus simples deviennent sur la page blanche énigme, retournement de situation, catégories qui changent. Chaque mot est posé avec exactitude, les paroles dans leur pureté donne la justesse. Les mots dévêtus de leur sens brillent ailleurs d’une autre intensité dans la proximité. Matière de poésie, matière insignifiante, nous dit-il. Il y a une logique tirée du heurt des sens qui déplie ses échos jusqu’au blanc qu’elle traverse parfois dans un futur à reculons : Retour sur le vent, titre d’un recueil.
Un silence pèse sur l’œuvre d’André du Bouchet, lourd parfois qui soulève des mots isolés ou des parties de phrases. Mais la voix finit par triompher et monte droit dans sa volonté d’exister. Paroles assez neutres, au lyrisme absent qui frappent dur jusqu’à l’incompréhension et le silence qui retombe muet. Poésie par raclement du réel, par sincérité qui donne une parole sans concession. Poésie tout entière dans sa présence, nous la voyons dans l’instant qui devient tous les instants, comme si l’éclat dont elle est porteuse, s’était calmé, comme si tout désir avait disparu. Mais tout recommence de poème à poème. Chaque mot ou groupe de mots se détachent et quittent la linéarité, ils brillent seuls comme détachés de l’abstraction qui les étouffait. Parole qui nous est rendue lisible en se résignant à elle-même. Ce qui précède ou ce qui suit marquent peu d’importance, des incises rompent le déroulement de la phrase, une voix plus basse intervient entre deux moments plus forts. Cette poésie est le ressort d’elle-même. Intervient ici un peu de lyrisme qui jaillit lentement comme une source qui s’étale le long du chemin et suit sa pente qui la grandira mais bien plus loin. Cette poésie nous pénètre comme un mystère, une aura que l’on ne peut plus oublier, libre et poignante, qui nous enlève toute forme de questionnement pour concentrer notre écoute sur une harmonie qui jamais ne se départit et nous conduit au recueillement, au silence, au muet, à un épanouissement. Poésie qui née du monde le fait disparaître par continuité et exigence, elle engendre un état de perpétuelle mouvance. Jacques Ancet nous dit : Il y a donc de l’insaisissable et de l’interminable, jamais de gratuité.
Dans la poésie moderne, l’expression est facile, le contenu est difficile.
Les images chez André du Bouchet, ne s’épousent que parce qu’elles sont séparées dès l’origine. Elles ne dépendent pas l’une de l’autre. Il y a contradiction puis relâchement dans un mouvement d’urgence qui conduit vers une reconnaissance non seulement du poème mais du monde. Poésie d’une émotion contenue parce que sa spontanéité nous échappe, l’arrière-pays a disparu. Nous sommes seuls, il ne nous reste plus que les mots forts, rudes, authentiques. Pas de désordre lyrique mais une ligne sûre de sa mélodie et de sa destination. La pensée de du Bouchet est un élargissement par ses rapports avec le concret, une inlassable observation du monde et du monde quand il s’y ajoute, une vibration continue. Se mêlent la sonorité parfois aigüe du violon et celle plus grave du violoncelle. Poésie dépouillée qui se resserre autour de quelques mots : vent, terre, marche, jour, muet…D’un recueil à l’autre, il y a une grande continuité qui se dégage et nous atteint dans sa certitude et son trouble mêlés. Une logique, certes, se fait jour, un passage par des pas modérés au rythme limpide et uniforme.
Chez André du Bouchet, nous sommes dans le réel et dans l’impossible du réel. Tout s’y tient en équilibre. Les mots qui frappent la page sont complices l’un de l’autre, ne s’excluent pas, restent cohérents par-delà un réel dont l’impossibilité est ressentie comme le réel. Ce qui frappe dans cette poésie est sa générosité et son intransigeance qui, conjointes, lèvent le doute pour nous tendre un monde malgré tout vivable quand nous sommes capables d’accéder à cette liberté où les catégories sont dépassées. C’est bien d’un langage poétique qu’il s’agit, échappé de la contrainte de la communication ordinaire, généralement bavardage à l’usage des masques et des passe-temps. Il y a donc quelque chose de vrai et d’irrationnel à la fois qui ne néglige rien de ce que nous sommes, une confrontation entre nous et l’absolu, cet indépassable de la poésie.
Chez André du Bouchet, c’est tout un mouvement qu’il faut appréhender, discret parfois, un tremblement à la surface des mots qui est capable de produire un raz de marée mental. Ce mouvement est double :la langue se déplie à partir d’elle-même, mouvement interne, elle n’est compréhensible que par un mouvement externe en dehors d’elle-même. Ici la langue est rigueur, elle n’est pas une représentation mais l’expression d’une présence où la langue dépasse les mots parce que les mots et la réalité des choses ne coïncident pas. André du Bouchet veille au plus près de l’instant, telle est sa prise. L’ordre mental y domine détaché de l’illusion. Cette poésie équilibre le monde, le rend non pas compréhensible mais acceptable. La création va au-delà de l’évidence de la logique.
Libre de la contrainte du sens et du désir de l’expression : je ne sais pas ce que je vais dire quand j’écris, il rejette la banalité de la communication et l’usage des mots imposés. Le cri va toujours vers son silence. Il secoue la parole de son rôle social, revient au rythme, au chant, voire à une incantation voilée pour sortir du monde clos et présent, pour atteindre une autre énergie souvent inconnue mais libératrice. Y aurait-il une impasse derrière les mots ceux que nous avons élus et ceux que nous avons choisis de taire. Seraient-ils l’obstacle que nous ne saurions lever, sans cesse à le contourner pour tenter plus vif un autre rapport au monde. Le langage est le monde qui s’interpose.
Du Bouchet accède à l’autonomie du mot et par là même s’en libère. Il n’use pas de la langue à l’état passif de témoin mais à celui actif de découvreur, de scrutateur et d’éveilleur de la conscience. Dire est réduit à ses moyens essentiels, concision qui nous espace. Le véritable obstacle n’est pas la langue mais la poésie indéfinissable, cette école de rigueur dans la connaissance de soi. Il ne cherche pas à déformer le réel mais à l’approcher. C’est la chose en sa présence au monde.
Bernard Desportes nous dit :
phrase lisible et cependant insaisissable, écriture qui ne prend ni ne retient mais donne. Monde déraciné de ses fondations originelles, dénoué de tout lieu d’ancrage. Cette écriture est insaisissable parce qu’elle ne s’empare de rien.
Ni souverain ni humilié
Ce qui me donne lieu me déchire.
Ce qui me donne lieu rassemble.
Proclame André du Bouchet.
Le vrai poète crée un monde.
Il ouvre le poème et aussitôt le referme. Le poème se suffit à lui-même et se refuse à la compréhension du monde comme si le passé restait un mystère refusé d’être dévoilé. Telle est peut-être sa force : cette pudeur à se draper dans son poème. Et cependant la poésie reste attachée à l’événement précis et personnel parfois le plus insignifiant comme de rouler à mobylette, comme d’arpenter le chemin ou de parler de lui. La vérité de la poésie n’est pas la vérité commune. Il existe une volonté chez du Bouchet d’élever l’événement à un avènement et d’être par-delà le monde particulier. C’est sur un autre territoire qu’il déplace le poème, là où l’humain n’y a pas cours de la même manière. Dans cette recréation du monde, il va droit à l’essentiel et supprime l’anecdote, l’insignifiant. Serait-ce une manière de s’effacer et de se rendre présent à la fois, de brouiller les pistes à qui voudrait le suivre ? Tu es là, tu n’es plus. Il s’incorpore au monde plus que de s’y superposer. Il est peut-être un des rares poètes à traverser le mur des mots malgré les apparences pour atteindre à ce pays derrière l’air où tout devient possible par la seule volonté. La vie enfin gagnée sur la présence. Agé, il a reconnu qu’il subissait le poids de la vie. Il est difficile de tenir entre réalité et vouloir. Il ne dévoile pas le monde mais le laisse se dévoiler comme s’il n’y était pour rien.
Poésie lumineuse, vivante de laquelle il est impossible de parler, c’est-à-dire d’ajouter. Poésie qui se contente d’elle-même, qui repousse le commentaire, poésie qui brille seule à l’exclusion de toute autre chose. Le choix des mots est simple, clair, précis, mais le poème dans sa concrétisation nous dépasse. Nous sommes dedans et dehors à la fois. Elle échappe, certes au code du langage ordinaire mais aussi au code du langage poétique. Poésie qu’il faut lire et entendre à la fois ancrée dans le réel en même temps qu’échappée. Ressentir et penser, poème et musique ne font qu’un. Il y a un au-delà de la parole qui rejoint quelque chose devant nous d’existant et de prégnant, d’insaisissable par l’intellect. Une sensation, une présence par le mouvement des mots et de leur entourage. Poésie qui échappe au mot et s’échappe des mots et qui brille indépendamment d’eux, de ce qui la fait naître et de ce qu’elle dit. Le mot appelle la chose et en même temps la rejette comme impossibilité de la contenir, l’effacement est en même temps prolongement.
André du Bouchet assure aux choses une naissance, une apparition plus que le sentiment de leur présence, il apporte une perception.
Je n’écris que pour me retirer.
La poésie n’étant pas l’irréel mais l’irréalisable.
Le réel se révèle dans son déchirement.
J’écris pour retrouver une relation perdue.
Pour du Bouchet, la poésie ne signifie pas ce qu’elle désigne : blancheur est effacement, mutité est souffle pur…
La parole libre de son mouvement est une parole qui ne se fixe pas, elle est libre de ses aller-retours, de ses interruptions, de ses points d’orgue, elle prolifère rendue à son évidence, au dire sans détour de ce qui est. C’est aussi une parole libre de son attente qui du même coup se suffit à elle-même, elle est circonscrite dans un champ mobile qui la libère.
Chez du Bouchet la marche et la parole sont liées qui nécessitent un appui pour produire un mouvement qui les précipite en avant c’est-à-dire hors de soi. Toutes deux sont issues d’un déséquilibre qui se récupère par un même mouvement qui donne un rythme, une aisance même. Elles ne peuvent donner toute leur puissance que fondée sur une liberté ou sur un profond désir qui marque la coïncidence et la séparation, le mouvement et l’immobilité : appui sur le sol pour la marche, appui sur le silence pour la parole. Cette marche et cette parole ouvrent le monde jusqu’à son « opacité ».Seule la parole poétique peut être libre de son mouvement pour traverser le mur et donner libre cours à sa volonté d’exister. D’un point à l’autre franchis et revenus au même, le mouvement de lui-même s’annule parce qu’il est recommencement. Route ou papier sont de même affranchissement, la parole conquise par la poésie anime le monde et nous le tend. La parole est en avant du sens et le rejoint comme la route est en avant du pas et le rejoint. Chez du Bouchet, les mots occupent un espace bien précis, ils sont posés sur la page et ont l’air de venir de quelque part à leur insu. Dans Rapide, chaque mot ou groupe de mots sont précédés de trois petits points comme s’ils étaient la fin du poème plus long dont nous aurions à imaginer ce qui manque ou comme si le plus important était seul noté prenant tout le poids d’un poème invisible ou non paru. Même rôle que les trois points, les espaces blancs et longs parfois sont laissés entre les parties du poème. Il manque des mots dans un mouvement de soustraction, il y a mouvement par absence. Idée inverse à celle citée supra, les mots manquants seraient-ils les plus importants, le non-dit, la parole du silence, la parole aérée ?
Poète de l’insoumission aux mots, André du Bouchet les convoquent dans l’étendue de leurs sens et les congédient une fois qu’ils ont livré leur ciel. Il se crée dès lors un mouvement interne à la phrase comme, dans l’instant où se défait la vie ouverte, retrouver le nœud. Ici s’observe un double mouvement dans et en dehors du poème.
Autre exemple :
… n’être sous la terre sèche de la langue, que le dénouement du remous, comme courir audénouement qui recompose, sitôt prononcé.
Ce mouvement s’il est parfois long, lent devient subit : éclat tenant à un éclat, mot récurrent chez du Bouchet, mouvement qui explose littéralement par sa brièveté et son sens rendu par un mot court : éclat et mieux é…clat quand les syllabes volontairement se séparent. Parfois se crée un mouvement entre deux choses séparées, qui les rejoint, qui les joint dans un mouvement plus discret, j’aimerais dire plus effacé…et neige clarifiant, la nuit, jusqu’à mon sommeil dans la nuit blanche. Ce mouvement interne de la neige clarifiant va dans deux directions : la nuit et le sommeil, état rendu possible par les virgules qui isolent nuit. Parfois, le mouvement est issu d’un arrêt et conduit à la disparition…mais dansl’air qui fige, la montagne se dilue. Le mouvement est à peine perceptible comme s’il était contenu en lui-même…voûte du papier blanc, pareille à celle du pied de retour.Dans cet exemple, y‑a-t-il mouvement ou fixité, l’on voudrait dire les deux à la fois. Mouvement issu de sa fixité seule…eau jadis des glaciers et mouvement interrompud’où reprend un autre mouvement…roue sans retour respirant.
Du Bouchet s’inscrit dans le monde par un mouvement d’adhérence et de rupture qui sont inséparables comme le paysage l’est de celui qui l’arpente par la marche volontaire qui vient buter contre l’immobile. Au final, le poème n’existe que par lui-même et pour lui-même. Le support réel auquel le poète a accédé a disparu. Le poème tourne à plein dans toute sa jouissance. On l’emporte avec soi, il est devenu autre chose où les bruits extérieurs se sont tus. Par un second mouvement de la pensée, le réel peut paraître libéré, il n’est plus obstacle, on peut s’y accorder mais uniquement par le support de la page blanche.
Mouvement volontaire d’une insertion réconfortante, André du Bouchet nous dit, Dans la chaleur vacante : Je vais droit au jour turbulant.L’auteur entre par volonté dans l’existence du monde par la pratique, dans toute l’œuvre, de l’incision par la marche qui est un point d’arrêt pour que le mouvement s’accomplisse. Un pied s’appuie au sol pour que l’autre puisse se déplacer, par déséquilibre, et prendre lui aussi appui, plus loin, sur le sol. La marche est l’écriture, sur le sol, sur la page, mouvement linéaire de conquête : hauteur étant au ras, de nouveau…, autres exemples : …mais j’ai traversé l’éclat de ce que je voulais dire.,et : …dans leur épaisseur, un autre pas.Il s’agit de franchir une épaisseur, une opacité : cette parole aux lèvres absentes, et, de joindre ce qui restera toujours séparé.
Mouvement qui parfois s’articule autour de lui-même, qui s’auto alimente et qui parvient à celui de la roue libre après effort. L’auteur n’atteint-il pas un mouvement malgré lui. Le mot arrêté se prolonge, fixé sur le blanc, il rayonne vers d’autres mots, comme les pas après les pas. C’est un élargissement, dans le même poème, nous trouvons : agrandir, glisser, rayonner et cahoter qui indiquent une marche en avant dans ses divers aspects. Comme dans toute poésie de qualité, le poème est un acte concret dans une abstraction. La marche entraîne le souffle où la parole s’appuie. Poète du monde terrestre et de sa nudité, André du Bouchet, par ses poèmes, est au plus près du réel, du mouvement quotidien dans un espace à conquérir.
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