L’amitié unissant l’artiste Ernest Pignon-Ernest et le poète André Velter se cristallise d’année en année. Après Zingaro suite équestre, qui les avait réunis autour du travail de Bartabas en 2005, voici l’édition augmentée du livre Extases paru à l’origine en 2008, autour du dialogue initié par Pignon-Ernest avec les grandes mystiques que sont Marie-Madeleine, Hildegarde de Bingen, Angèle de Foligno, Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila, Marie de l’Incarnation, Madame Guyon, et Louise du Néant. Cette édition augmentée d’Extases change ainsi de nom, se nommant aujourd’hui Pour l’amour de l’amour, disant alors la dimension de métamorphose à l’œuvre dans l’art et dans le poème.
Au départ de ce travail mené par Pignon-Ernest il y a bien-sûr la rue, lieu d’élection choisi par l’artiste pour son art éphémère le conduisant à Naples. Un vers de Nerval le percute, et s’ouvre alors par dessins interposés une conversation entre l’image, les écrits, la mémoire de ces femmes mystiques, et l’artiste.
Il va s’efforcer de rendre la tension intérieure vécue par ces femmes à travers la représentation de leur corps considéré par elles-mêmes comme empêchement. André Velter le dit parfaitement : Comment faire image de chairs qui aspirent à se désincarner ? Comment capter les traces, les effets, les lumières, les ombres, les soupirs ou les cris d’expériences ineffables ?
La force de cet art éphémère va traduire la langue spirituelle de ces chairs éphémères, traduction tenant lieu de rencontre par-delà la matière car, que reste-t-il de ces mystiques si ce n’est la puissance de leur aspiration inscrite dans la mémoire, et que restera-t-il de ces dessins peut-être promis à l’effacement, au déchirement si ce n’est la capture photographique ?
Le Temps est un maître qui efface les corps mais n’altère pas le Poème qu’a pu créer le corps.
Alors la question qui s’impose, dans cette démarche interrogeant la contradiction métaphysique du corps et de sa survivance par l’œuvre en l’occurrence ici éphémère constituant le moyen de la mémoire et de la transmission, est : que cherche l’œuvre ?
Car on sait ce que cherchaient ces femmes, et qu’elles avaient trouvé dans l’abîme de leurs extases, abandonnant leur corps physique porté comme une souffrance ou un fardeau et sublimant ses lois.
Que cherche l’œuvre, donc, qu’elle se dise éphémère ou non, lorsqu’elle aspire à se faire la version physique de ces corps glorieux ? Ne cherche-t-elle pas, finalement, ce qui est à son fondement, voire à sa fondation, c’est à dire le passage de la barrière du Temps et à considérer le Sens comme inséparablement liée à elle-même ? Quel Sens ? Le Sens à donner, étymologiquement, à l’Univers. Puisque tout est langage, autant ne pas choisir de travailler à créer du sens insensé, mais à l’inscrire au plus près de son corps immatériel.
*
Le livre est constitué d’abord par un texte signé André Velter sur chacune des mystiques, texte suivi par des photographies des œuvres d’Ernest Pignon-Ernest et de ses dessins préparatoires.
Par une prose simple, Velter a su saisir en poète inspiré l’esprit animant chacune de ces femmes dans son essentiel épuré.
Sur Marie-Madeleine : « Toi, la pécheresse, la fille publique, la femme du plaisir monnayé et des petites morts en cascade, tu découvres le sépulcre vacant, et tu éprouves cet accablant vertige, et tu épouses cette absence insensée, et tu deviens l’élue de l’impossible instant, l’élue de l’impensable merveille. (…) Car il y avait en toi cet éclat qui n’est donné qu’à ce fond de lumière réchappé des ténèbres. Éclat tout en douceur et qui monte au visage en rejetant les masques et les fausses pudeurs. Éclat si sensuel qu’il accueille le mystère comme un fait de nature, comme un don du ciel réservé à la terre. (…) À la Sainte-Baume (…) Tu n’étais plus qu’un corps d’oubli extrait de ton corps ancien. Une commotion fervente. Une pure volupté. Et un défi sacré. »
Sur Marie de l’Incarnation : « Comment parler d’une aptitude à l’éveil qui s’accomplissait par la grâce d’un brin d’herbe, d’un flocon de neige ou d’une méditation sans support ? (…) Quand tu étais en cet état de respir doux et amoureux qui ne finit point, c’était comme si ton esprit avait pris corps, et comme si ton corps s’unissait à une pure clarté. Dieu était le Tout inépuisable, et toi pareille à un ciel vivant. Ciel intime de tes métamorphoses et de tes devenirs où tu n’étais plus qu’une âme accordée à l’abîme de la Divinité et pour cela indifféremment oiseau, étoile, vague, nuage ou feu. »
Velter n’est pas un religieux. C’est un poète. Il sait cette langue qui contient toutes les langues pour les avoir entendues dans le secret du Poème. Aussi est-il capable de traduire et de transmettre ces expériences indicibles par le Haut-Pays du langage.
D’autres mystiques comme Louise du Néant, peu connue sous nos latitudes modernes, ou Madame Guyon dont on trouve les écrits au Mercure de France et dont l’importance a été savamment étudiée par Etienne Perrot, apparaissent dans le travail d’Ernest Pignon-Ernest avec la même passion et le même souci de fidélité quant à la flamme d’éternité qu’elles allumèrent par leur incarnation ici bas.
À l’heure des violences actuelles, perpétrées par des fanatiques religieux sur leurs congénères, perpétrées par des dévots extrémistes sur leurs semblables, perpétrées par le nihilisme de la modernité actuelle désireux d’exterminer absolument tout esprit de mesure et de subtilité, ce livre, Pour l’amour de l’amour, et les expositions itinérantes d’Ernest Pignon-Ernest, à la Chapelle de la Salpêtrière de Paris, au Prieuré de Ronsard à Saint-Cosme ou à la Chapelle Saint-Charles en Avignon, forment un amer dressé dans les courants et contre-courants emportant l’humain tout entier dans une rupture. À fleur de ciel, comme dirait Velter, ces extases tenant lieu de phares dans la navigation nocturne.
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