Angèle PAOLI : Le Chevalier à la barrette & La Vénus aux euphorbes

 

"Les signes ont déserté le monde et le monde vacille au bord du précipice", nous dit le  lai ou fabliau faussement archaïsant qu'Angèle Paoli a bien voulu nous donner ce mois-ci : et comment ne pas penser qu'il est terriblement (au sens premier de ce mot) d'actualité, ce texte qui nous fait témoins de la perte de repère vécue par un chevalier qui nous ressemble, et nous regarde, confrontés impuissants à la multiplication désordonnée des possibles, dans un avenir où plus rien n'est escompté, fors le chaos ?

Comment, alors,  conserver la vertu d'espérance ? En contrepoint, c'est peut-être à cette question que répond l'élégiaque et sensuelle suite de poèmes de la "Vénus aux euphorbes"  : "Il y a toujours quelque chose / à attendre du maquis" - quelque chose à retenir de la fréquentation poétique des morts, des mots, et des oeuvres venues du passé, pour nous éclairer, sous les formes nouvelles que nous leur donnons : des réponses sont à trouver, à inventer, en tissant  l'intemporel qui frémit,  qui "dissout les limites du jour", ces  limites de la raison que seule peut  vaincre  la poésie - poïesis toujours renouvelée. (mb)

 

*

 

Le chevalier à la barrette

 

 

« À la fin, tu es las de ce monde ancien » Apollinaire

 

 

Ton vieux château sent la moisissure, repaire d’araignées et de scolopendres plutôt que de dragon fougueux ! Et ces tapisseries qui s’effilochent, cela te tire les larmes des yeux ! Tout fortifié qu’il est, il n’en branle pas moins sur ses fondations ton château ducal, et ses crénelures s’effritent. Ah ! Lui tourner le dos, partir ! C’est là ton désir le plus secret n’est-ce pas ? Pourtant tu trembles et ton indécision te rend maussade. Tu es toujours hanté par l’image qui t’habite du fier cavalier que tu fus, dans la tradition héritée de tes ancêtres, visière prête à tomber sur ton visage, lance en avant. Il est difficile de changer de vie, j’en conviens. Mais plus tu tardes et plus ... Tu aspires à la liberté ? Tu aspires à une vie nouvelle ? Alors, il te faut apprendre. Apprendre à te délier à te séparer. Il te faut trancher. Il te faut désapprendre la peur, celle qui te tient encore, arrimé à ta cuirasse. Rutilante, ta cuirasse, bien huilée. Un vrai bijou. Il faut dire que tu l’astiques afin qu’elle puisse te rendre hommage et te protéger pleinement, comme il est de son devoir de le faire. Elle te protège bien, c’est vrai, nul défaut. Son acier a été trempé dans les eaux les plus vives et il n’y a pas plus sûre amie qu’elle. En dehors de ton chien fidèle et de ton fier destrier, bien entendu. Mais elle t’enferme aussi. Si elle te garde de toutes les agressions du dehors elle te ligote tout autant dans tes propres angoisses tes propres pièges qui n’en finissent plus de t’enrouler dans leur nasse. Et tu es là, figé sur le chemin que tu t’apprêtes à emprunter. Caparaçonné dans ton armure, engoncé dans sa forteresse invincible comme un aveugle qui se refuse à voir. Vois. Un monde nouveau s’offre à toi. Tu le pressens davantage que tu ne le connais. Il te faut aller de l’avant. Rengaine ton épée, preux chevalier. Renonce aux vains combats contre d’aussi puissants que toi. Mais ne perds pas de vue, — si tel est ton choix : t’éloigner de ta vie ancienne —, les principes qui ont toujours été les tiens et ceux du noble Ordre Chevaleresque de l’Hermine, auquel tu appartiendras toujours, quoi que tu fasses. Souviens-toi. Malo mori quam foedari. « Mieux vaut la mort que le déshonneur ». Tu tournes le dos à l’hermine qui traverse un tapis de pervenches bleues. Mais sache-le, elle sera toujours là pour te conseiller dans le choix de ton destin. Même si tu ne la vois pas, elle veille sur toi. Elle fait partie de ton histoire, de celle de ta noble famille, de tes ancêtres les plus prestigieux. Belle herminette ! En chemin, je la vois qui croise grenouilles et crapauds ricaneurs. C’est le monde comme il va. Plus loin, au bord du lac, lièvres et lapins espiègles s’égaillent dans la luzerne. La lune n’est sans doute pas loin.

 

 

 

Sur le chemin pierreux, le chevalier se tient debout. Il attend, indécis, ne sachant s’il doit ou non dégainer son épée. Élégante est son armure d’acier, qui tout entier le ceint. Seules sont découvertes ses mains. Et son visage aussi, qu’encadre une belle chevelure bien ordonnée. C’est étrange qu’il ne porte pas ses gants de mailles ! Sans gantelet, comment affronter les défis ? Ce sont sans doute des détails, mais rien n’échappe à celle qui l’observe. Depuis sa haute fenêtre, la dame à l’hermine le regarde. Elle le voit sans qu’il se doute de sa présence. Elle ne peut s’empêcher de penser qu’il porte un bien étrange couvre-chef. Une sorte de galette qu’elle ne sait à quel ordre attribuer. Elle n’en a jamais vu de pareil. Mais ce qui la surprend davantage encore, c’est son air triste, cette moue légèrement dubitative. Et ce regard éteint qu’il tourne vers elle sans la voir. Que cherche-t-il à dire sous le silence de ses lèvres? Que la vie passe ? Pour lui comme pour tous. Et que de cette découverte, il conçoit un vif regret ! L’arbre dénudé n’en est-il pas la preuve ? Le beau rouvre familial n’est plus que branches décharnées. La roue tourne, à ce que l’on dit. Pouvoir et puissance ne sont pas éternels. Pas davantage la beauté. Elle sait bien, elle, qu’un jour viendra où son teint de lait, sa peau translucide, sa longue chevelure nattée, ornée de perles, ne seront bientôt plus que rides sinueuses et touffes éparpillées. Elle sait bien que son bel amant se détournera d’elle et que les cadeaux dont il la couvre couvriront d’autres corps plus attirants que le sien. Pour l’heure, elle serre avec tendresse l’hermine que le condottiere lui a offerte avant de partir chevaucher sur d’autres terres. Une douce et pure hermine, à la fourrure blanche comme neige, blanche comme les pétales du cerisier en fleurs qu’elle aperçoit dans le jardin. Douce comme les lys et les iris qui jalonnent le chemin. Elle sait pour l’avoir entendu dire, que la vie réserve bien des surprises. Qu’elle peut prendre des tournants imprévus. Un jour au plus haut du bonheur et de la fortune. Le lendemain au plus bas de la misère. Il en est sans doute de même de la guerre. Ses lois ne sont plus celles d’hier. Ainsi pense le chevalier, à l’écart des pensées de la dame à l’hermine. Sombres pensées qu’il rumine. Il est parfois difficile d’évaluer les événements, de comprendre qui est l’ennemi de qui. Nul monstre inquiétant ne vient plus hanter les forêts de jadis. Nul dragon dont il faille libérer la combe hostile. Mais le mal est là, cependant, qui rôde et qui guette. Invisible sournois. Il suffit d’ouvrir les yeux, de regarder autour de soi. La lutte entre le bien et le mal se joue dans les airs. Faucon contre héron. Si les temps étaient encore aux croyances dans les prédictions des augures, il serait possible d’y voir plus clair. Les prêtres diraient ce qui se prépare et comment interpréter les signes des cieux. Mais ce temps-là n’est plus. Peut-être la guerre est-elle imminente ou bien au contraire a-t-elle déjà eu lieu. Comment savoir quand une guerre commence quand elle finit ? Impossible de trancher. Il y a sans cesse mille volcans prêts à s’enflammer sous nos pieds. Le jeune chevalier est perplexe. Il s’interroge. Mille chemins ouverts et il ne sait lequel prendre. De là vient sa tristesse. Elle l’empêche de voir la beauté qui l’entoure. Ces fleurs qui jalonnent sa route, iris blancs et mauves, lys blancs. Toute cette féerie printanière lui échappe. Tout autant que l’avenir qui se dérobe en l’absence de signes. Les signes ont déserté le monde et le monde vacille au bord du précipice.

 

Le chaos menace. Il faut être grand clerc pour discerner l’obscur de la lumière. Tandis que le chevalier rumine ces pensées qui le tenaillent et le tiennent enfermé en lui-même, la ville ceinturée de remparts tombe entre les mains ennemies.

Les flammes montent qui embrasent la montagne et rejaillissent en mer. Elles rejoignent le ciel dans un même bain de lumière fauve.

 

 

*

 

La Vénus aux euphorbes

 

 

 

Bouquets d’euphorbes

hissés haut

 

 

 

balayés — boules par le vent

en ondulations régulières

 

vaisseaux légers

cliquètent leurs haubans

 

hampes grenues haut

perchées

 

 

 

Les blondeurs se bousculent

sous les coups de butoir

 

se heurtent touffes dodues

 

comme champs d’algues sous les eaux

 

floraisons marines qui houlent

plein ciel

 

au cœur de la vague charnue

un coquelicot

tente une percée de sang

 

(va-t-il pleuvoir ?)

 

une ondée flagelle

 

la mer se tend

lisse ses flots

étendues d’acier mat

sous l’horizon du ciel

 

 

 

Je pense aux morts aux miens

à ceux qui bercent

nos mémoires fragiles

ils sont loin désormais

dans le temps de nos vies

 

et rares

leurs noms sur les lèvres

 

(un geste amical me salue

qui était-ce ?)

 

 

 

Un petit cyclamen sauvage

m’absorbe tout entière

je n’ai pas eu le temps de voir

 

(la truie poursuit plus loin

son travail de grogne)

 

il y a toujours quelque chose

à attendre du maquis

une chaise encastrée cul par-dessus

tête plantée là dans l’absurde

d’un temps immobile

 

 

Je guette le silence

mais qui peut crier

    -   il existe  -

 

il suffit de tendre le visage

sous chaque bolée d’air

les rumeurs changent de ton

la symphonie du vent est aussi difficile à cerner

que le chant de l’oiseau

qui scie l’espace continument

 

 

Dans le tilleul imberbe

le ciel est noir

une chape de nuages sombres

recouvre la ligne de crête

 

l’espace sur la mer retient sa promesse de bleu

 

 

Les champs d’euphorbes roulent

souffles légers des grappes

l’anémone sauvage flétrie — déjà —

 

confie en corolle douce la mort d’Adonis

 

Adonis appelle Vénus

et c’est la Vénus de Dresde

Vénus de Giorgione mâtinée de Titien

qui se présente

yeux clos sur le silence

des euphorbes en fleur

 

 

 

Allongée nue sur son lit d’herbe

un bras replié sous la tête

une main posée sur sexe de soie

 

rêve-t-elle ?

 

cherche-t-elle

à protéger sa nudité

de l’indécence des regards ?

à attiser le désir des amants ?

 

est-ce sa propre jouissance

qui la guide

dans la solitude de la caresse

lèvres secrètes closes

sur l’indicible du sommeil ?

 

 

*