Angèle Paoli est née à Bastia et vit aujourd’hui encore dans un village du Cap Corse. Forte de ses origines, elle se dit volontiers femme-corsaire « n’ayant pour amer qu’un seul et même rocher »,. Farouchement attachée à sa terre et à la méditerranée, c’est surtout en insulaire qu’elle se revendique, descendante de ces femmes au caractère bien trempé, franc et fougueux, de ces autres qui ont à cœur aussi de réhabiliter la place des femmes et les sortir de leur silence.
Enfant déjà, Angèle s’est laissée porter par le fleuve des mots que son père savait faire descendre dans son âme. De longues tirades qu’il connaissait par cœur. Celles d’ Homère, de Virgile. Elle aimait surtout les poèmes en latin (Lucrèce et la cosmogonie du De rerum natura), la langue italienne dans les vers de Dante ou de Leopardi. Elle aimait écouter son père déclamer ces mots enchanteurs qui « l’enveloppaient comme une mer ».
Très tôt portée par leur magie, leur mystère, elle les a tous aimés, en a savouré toutes les subtilités. Elle en a aimé la langue, l’histoire, les origines.
C’est en enseignant la littérature française et l’italien, qu’elle a continué cet amour de la littérature. La passion de la poésie est de celle qui se partage le mieux, les plus jeunes en sont les meilleurs réceptacles. Angèle l’a vite compris.
Depuis 2004, elle est l’animatrice de la revue de poésie et de critique Terres de femmes, qu’elle a créée avec l’éditeur Yves Thomas et l’architecte et photographe Guidu Antonietti di Cinarca.
C’est dans la réalisation quotidienne de sa revue en ligne, dédiée à la littérature, mais plus encore à la poésie et aux femmes, que sans nul doute Angèle se fait passeuse de mots, car la poésie la constitue toute. Pas un jour sans qu’elle n’ait à cœur, des heures entières, ce partage de son écriture et de sa propre lecture des autres poètes.
Le goût de la poésie se partage équitablement entre lecture et écriture. Tous les passionnés le savent. En panne de mots, c’est dans la lecture des autres que l’on se ressource. Comme tous les poètes, Angèle sait combien cette lecture lui est nécessaire, à égale distance de l’écriture elle même.
Chercher appui dans la terre quand on n’aspire qu’à toucher les étoiles.
La poésie d’Angèle Paoli est un appel à toucher le ciel, par delà l’aspiration au vide des nuages, à « l’épuisement de l’horizon ». S’élancer dans une « insolite inquiétude », s’attacher à la nature sauvage, se gorger de son eau, « se couler dans l’arbre ».
« Je suis la source-nourricière qui humecte ses lèvres-feuilles ».
Ses Carnets de marche, fortement autobiographiques, inscrivent le temps dans le voyage en solitaire. Ce temps, comme pour Bâsho, voyageur sans repos qui n’emportait que son corps, fuit et disparaît, et le corps s’allège au gré des chemins parcourus. Les marcheurs solitaires sont nombreux dans la littérature, de Rousseau à Stevenson, et en quête de contemplation le plus souvent. Ce recueil est au plus près de cet allègement du corps, au contact de la nature, non pas simple expression du monde, mais nature éprouvée, ressentie dans le corps de la poétesse. Elle fait corps avec la nature, une nature elle-même épouse parfaite de la solitude et de la mélancolie, celle-là même qu’induit parfois l’absence. Une mélancolie gorgée de sensualité et de puissance évocatrice.
« Je suis arbre. Arbre-sensation. Mon corps s’enracine. Mes pieds cherchent
appui dans la terre humide et s’enfoncent par-delà les premières couches
encore visibles au-dessus du sol. Mes doigts se mêlent aux doigts du chêne,
filaments et souches, tressages de végétaux, lianes et branchages invisibles à
l’oeil égaré dans le vide. Je m’enroule à la sombre intimité végétale. Je m’infiltre.
Chemin faisant, je creuse canaux et rigoles nécessaires à ma vie souterraine.
Je bois à grands traits l’eau qui gonfle le tronc dont je sens toute la puissance
au-dessus de moi. Des ruissellements ténus irriguent les membranes ligneuses
et les porosités, alimentent la sève. Je me coule dans l’arbre, me fonds à son
corps de silence et de vent. Je m’enivre à son parfum de girolle et de cèpe.
Je savoure la mousse de son suc. Je suis la source nourricière qui humecte
ses lèvres-feuilles. Et je m’élance. Je monte, silencieuse et sûre, le long de
ses veines herbues. Je me dédouble et danse dans l’air du soir. Une lumière
dorée filtre entre la ramure. Je suis oiseau et nid. Je me love entre les branches
les plus douces dans des courbes tracées par le temps. Je suis nid et oiseau.
J’écoute le chant de ceux qui gîtent dans la même ramée. Je me fais silence
pour entendre essaimer le vent. »
Lire Angèle Paoli c’est pénétrer, entre prose et poésie, dans ce désir de donner du réel un ailleurs toujours réinventé dans la langue et par la langue, hors du temps.
« Les yeux levés vers la carte du ciel, le géographe fou invente à la nuit boréale des frontières exaltées. Girouettes et planisphères, astrolabes établis sur la mappemonde de ses extravagances, le sextant grand écart est ouvert, face à Orion. Le maître es méridiens harangue la foule des Myrmidons, confrontée aux noires incertitudes du temps. Lui, la poussière du retour, il la distille à l’acétylène, bleu de Mycènes encore teinté de l’or d’Agamemnon. Et moi, esclave enroulée au pied d’un sycomore, je l’écoute, bercée de tendres lallations. Lui, proclame à tous ceux qui veulent l’entendre, l’attente éperdue du retour chaotique, la plainte enamourée des cadences mineures, la plongée improbable dans l’univers des notes silencieuses.. » (Les Myrmidons, extrait de Feuillets de la Minotaure).
La narratrice des Feuillets de la Minotaure, c’est Minoa. « … Minoa, qui est-elle ? »
Dans cette transposition mythologique, on entend les chants de Minoa, où l’homme, le vieil oncle, est taureau blanc et la femme indécise, diaphane, qui est-elle aussi ?
Les chants de Minoa sont chants élevés, obscurs et lumineux, il s’y mêle une douceur agressive, une inquiétude paisible. Les eaux y sont celles des marais, « eaux sans tain », on y côtoie l’absence, le manque, l’obscurité. Comme dans Noir écrin, l’âme y est esseulée.
A suivre le labyrinthe du taureau blanc « aux milles coudes sans lumière » « à reculons des corps », on tombe dans la nuit de l’être, « la lumière y lance ses oiseaux tulipes ‑reflets de lampe dans la vitrée / fenêtres ouvertes sur le ciel ouvertes ‑non ‑fermées/ les grands panneaux aveugles absorbent la moire / nuit entière dans le verre. »
Les Chants de Mino(a) in Les Feuillets de la Minotaure, (Quatrième partie)
(le taureau blanc)
Dans l’encadrement de la porte
le taureau blanc veille
fixe sur toi le bleu de ses yeux
derrière lui devant au-delà
le labyrinthe mille coudes sans lumière
déplie ses couloirs tu te retires
sur la pointe des pas
à reculons du corps
Tu empruntes un corridor un autre
angles droits privés d’échos Noir
humides les murs longues travées obscures
les gravillons crissent
sous ton poids il avance
tu rebrousses chemin sans broussailles
— lequel est le vrai qui guide vers la vie
lequel celui qui conduit à la mort —
Odeurs stagnantes des marais
eaux sans tain
visage absent
miroir sans ivresse
la ténèbre de son regard
ne t’effleure
ni ne blesse.
Angèle parcourt le monde de sa plume trempée dans l’eau des nuages, elle dessine, invente, cherche, guette (verbes qu’elle utilise allègrement) « la terre remuée », « la mer plus proche ».
« Le monde hellène n’est pas loin qui fait vibrer en toi sa force souterraine et solaire. Seule la cruauté divine t’habite et t’importe. »,
Elle questionne nos origines, nos errances, nos nostalgies et se fait universelle. Reviennent lancinantes ces interrogations. « Au commencement il y a un rêve[…] de quels commencements suis-je faite /chevauchements d’écailles chevillées du jour à la nuit /et de la nuit au jour/par quels commencements/ouvrir la marche/de l’ailleurs et/du temps : […] Et si commencement et fin /n’étaient qu’un même entrelacement/de mailles l’une à l’autre tissées »…
Comme sa poésie ne se départit pas de la nature qu’elle traverse en voyageuse même immobile, elle ne se départit pas non plus de la géographie, des paysages « d’ocres et de sienne brûlée », jouant avec les noms des villes, des fleuves, des lieux rencontrés, des lieux familiers, partout même hors de son île. La géographie des lieux se confond, y ramène les fleuves, la ville, les ponts, de Brooklin Bridge à Hanoï, le fracas de l’eau sur la roche, les mouettes, les oasis, la mer partout présente, où les mots éclaboussent et viennent se perdre.
« Just as you feel when you look on the river and sky, so I felt »*
dit le poète et tous les ponts défilent au gréement des haubans
Paul Doumer Bridge Hanoï grappes humaines grouillant
agrippées aux pylônes pilotis de jonques misérables
agglutinées pousse-pousse sur les eaux jaunes du fleuve Rouge
Pont de Normandie élégance légèreté
suspension fuselée sur estuaire Seine
Honfleur et Havre des falaises larges eaux mer et fleuve
encloses en leur miroir de chair meuble
nuages renversés rive autre invisible
le fleuve comme une mer roule ses flots lourds
ici Hudson et East River s’entrecroisent frissons argentés
de lunules-lumière captées dans leurs tubulures d’acier
Manhattan Bridge doublant Brooklyn filins sur filins câbles et passe
regarde et vois les lourds tankers et mouettes légères
qui dropent et slident hélices sur le ciel à peine
les twin towers de Williamsburg Bridge arabesques
de boucles Art nouveau fashion campent
leurs forces vives dans l’urban landscape
treillis et traffic à six voies trolleys piétons automobiles
chemin de fer charroi traffic traffic and trafic
The River, La Revue des Archers, Publication littéraire semestrielle, n°16, mai 2009
Dans son dernier recueil De l’autre côté, publié aux Editions du Petit Pois, Angèle nous tient et se tient toujours au seuil des paysages ‑miroir d’elle-même, qu’elle arpente :
« elle se déplace déplace
la paroi de verre le paysage avec elle Contre… » et partout, elle se reconstitue dans l’image souveraine de son île, mystérieuse, luxuriante, elle se fond dans « le bleu sur bleu chemise foulard pantalon
unité de lieu de temps de ton
blanc le ciel
incolore… » se mêle à la terre, et le monde s’allie l’être en soi. La nature alors se confond avec le corps de la voyageuse « les cheveux volètent la main
les feuilles sèches se confondent
un même oiseau aile froissée /au-dessus/
du verre l’autre prise
dans le reflet »…
Une chose est certaine, d’un recueil l’autre, l’ombre y côtoie sans cesse la lumière. La beauté de la nature ne saurait nous permettre de nous abandonner à la douleur de vivre. Il y a dans cette recherche, un côté camusien. On pense à Noces évidemment « Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses », lui-même tout empreint de la culture hellénique. Camus, pour qui les rivages de la méditerranée était aussi une histoire d’amour.
J’ai rencontré Angèle à la Maison de la Poésie en janvier 2013. Je connaissais alors sa revue numérique dédiée à la littérature et à la poésie, avec une place remarquable pour les femmes. J’ai connu sa sensibilité alors que nous écoutions la prestation douloureuse de Franck Venaille dans le cadre des trois jours consacrés aux Géants de la poésie (Butor, Venaille, Juliet).
J’ai connu ses larmes lorsqu’elle a écouté le chant douloureux des textes et la voix fragile de Franck Venaille, son trouble, son émotion violente face à ce Géant qu’elle admire.
J’ai compris ce qui la rattachait aux poètes et à la poésie : ce goût de l’absolu, du divin, une sensibilité à fleur de peau.
J’ai compris que son écriture dense, mélancolique, presque douloureuse ne pouvait qu’être proche de celui qu’elle n’osait approcher, alors même que la fille du poète nous y invitait. Et c’est en lisant « The river » que j’ai encore plus retrouvé ces échos d’une langue rugueuse, charriant les mots et l’angoisse d’un fleuve qu’il faudrait laver à grande eau «pour citer Franck Venaille, ce « marcheur d’eau », ce « marcheur sentimental »(Descente de l’Escaut).
Chez Angèle Paoli, le cours du temps et des fleuves est à peine plus apaisé mais doux et accordé à sa sensibilité, comme dans ce vers où elle nous dit :
« dans ce délicieux matin d’hiver, j’ai chuchoté murmuré psalmodié »
Ses descentes de rivières ne sont pourtant pas sans rappeler sa lecture de Franck Venaille, cette Descente de Lescaut dont elle m’avait confié combien l’arpenter en vrai à la lueur de ce texte l’avait émue, cadeau que lui avait fait Yves, son compagnon.
Bibliographie :
- Noir écrin, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007
- Manfarinu, l’âne de Noël, A Fior di Carta, Barrettali (Haute-Corse), 2007
À l’aplomb du mur blanc (livre d’artiste, illustré et réalisé par Véronique Agostini, éd. Les Aresquiers, 2008),
· Lalla ou le chant des sables, récit-poème (éd. Terres de femmes, 2008. Préface de Cécile Oumhani),
· Corps y es-tu ? (livre d’artiste, illustré et réalisé par Véronique Agostini, Ed. Les Aresquiers, 2009),
· Le Lion des Abruzzes (récit-poème, éd. Cousu Main, Avignon 2009),
· Carnets de marche (éd. du Petit Pois, Béziers 2010),
· Camaïeux (livre d’artiste, illustré et réalisé par Véronique Agostini, éd. Les Aresquiers, 2010),
· Solitude des seuils (livre d’artiste, gravure de Marc Pessin sur un dessin de Patrick Navaï, éd. Le Verbe et L’Empreinte, 2011),
· La Figue (livre d’artiste, Dom et Jean Paul Ruiz, 2012. Préface de Denise Le Dantec),
· Solitude des seuils (éd. Colonna, 2012. Liminaire de Jean-Louis Giovannoni).
· De l’autre côté, Editions du Petit Pois, 2013.
Collectif :
▪ Calendrier de la poésie francophone 2008, 2009, 2010, 2011, Alhambra Publishing, Bertem, Belgique
▪ Portrait de groupe en poésie, Le Scriptorium, Marseille, BoD, février 2010
▪ Visages de poésie, Portraits crayons et poèmes dédicacés, Anthologie, tome 3 (dessins de Jacques Basse), éditions Rafael de Surtis, février 2010
▪ Côté femmes, d’un poème l’autre. Anthologie voyageuse. Poèmes réunis par Zineb Laouedj et Cécile Oumhani. Editions Espace Libre, Alger-Paris, mars 2010
▪ La poésie est grammairienne. Mélanges en l’honneur de Joëlle Gardes (responsables de publication : Claude Ber, Françoise Rullier), Éditions de l’Amandier, juin 2012
▪ « 20 pages de poèmes », in Jokari, Nu(e) 52, enfances, 2012.
▪ Anthologie Instants de vertige Québec/France, coordonnée par Claudine Bertrand, Éditions Points de fuite, Montréal, 2012,
Ouvrages en collaboration :
▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), Aux portes de l’île, Editions Galéa, juillet 2011
▪ Angèle Paoli et Paul-François Paoli, Les Romans de la Corse, éditions du Rocher, juin 2012
▪ Anthologie Pas d’ici, pas d’ailleurs (anthologie francophone de voix féminines contemporaines)(poèmes réunis par Sabine Huyhn, Andrée Lacelle, Angèle Paoli et Aurélie Tourniaire — en partenariat avec la revue Terres de femmes), éditions Voix d’encre, juillet 2012.
▪ Philippe Jambert (photos) et Angèle Paoli (textes), Fontaines de Corse, Editions Galéa (octobre 2013).
de nombreux poèmes et/ou articles :
Carnets d’Eucharis,Décharge, Diérèse, DiptYque n°1 et n° 2, Europe, Faire-Part, Mouvances, Pas, PLS (Place de la Sorbonne), Poezibao, Le Quai des Lettres, La Revue des Archers, NU(e), Semicerchio, Siècle 21, Thauma, Francopolis, Les Carnets d’Eucharis, DiptYque nos1, 2 et 3, Le Quai des Lettres, Décharge, Mouvances, PLS (Place de la Sorbonne), Recours au poème, Diérèse, Terre à ciel,… et dans de nombreuses anthologies …
Le Prix européen de la critique poétique francophone Aristote 2013 lui a été justement attribué par le Cénacle européen francophone de Poésie, Art et Littérature.
Membre du jury du Prix de poésie Léon-Gabriel Gros (revue Phœnix) pour l’année 2013, elle est invitée en tant que poète au 17e Festival de poésie « Voix de la Méditerranée » de Lodève (16–20 juillet 2014).
Marie-Josée Desvignes
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http://marie873.wix.com/autre-monde
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