Les Feuillets de la Minotaure est un récit-poèmes, une polyphonie sacralisée où le souffle poétique [« Le brame de Min(o)a »] pulvérise les strates de l’espace et du temps et guide le lecteur dans ce qui pourrait être nommé une dimension outre-mythique du monde.
La composition de l’ouvrage est telle que résonne à l’infini le cœur pur du chant, il n’est ni traversée ni découverte, mais plongée lumineuse (et parfois violente) dans les profondeurs mythologiques et essentialistes de la vie. Tout est là, et l’écriture pour le dire, transmuer la roche du maquis corse en pierre ancestrale, et métamorphoser le corps féminin en matrice atemporelle et en Minotaure. Ce récit-poèmes est écrit à perfection, la densité des échos qu’il éveille se répercute longtemps après la lecture.
Les différentes tonalités de la voix de la narratrice et donner dans le demi-sommeil la variété des sons dans leur beauté originelle, outre qu’elle permet d’entendre des sons différents (et de pousser à l’extrême le plaisir de la lecture), ne s’amusent pas des formes poétiques variées mais les utilisent avec maîtrise pour renforcer (et mettre à nu) leur force, langage poussé lui aussi à l’extrême. Le récit s’ouvre sur une sextine écrite selon les règles mises en place au XIIe siècle, l’animal-poète brame à la volée sa souffrance muette, il lui faut quitter le séjour caverneux, pénétrer les arcanes de la mythologie et les mystères des vagues en dérive. S’ensuivent Les Feuillets de Min(o)a, échange épistolaire entre Chloris et Minoa. Les lettres sont ponctuées de brefs poèmes érotiques : elle se coule au-dessus d’elle /à travers cils et ciels. Le dernier vers est toujours repris au début du poème de la lettre suivante comme une marée toujours agissante. Ces lettres sont amour mais plus encore. Les deux femmes mêlent leur voix, les font se heurter, se répercuter, l’acte d’écrire est fondateur et les enjeux sont essentiels : se connaître soi-même, plonger dans les entrailles de l’origine, s’en extraire, accéder à la vérité qui est comme le plumage d’Argus, multiple et changeante, au sens pur du monde. Minoa doit dompter sa violence, en extirper le sang sacré : Je tente d’apprivoiser la douleur // J’ai appris à connaître en vous les puissances destructrices qui vous minent // Je suis d’ailleurs persuadée qu’écrire est pour vous le meilleur moyen de dépasser votre violence, de la mettre à distance et de vous en séparer, lui écrit Chloris. Minoa doit résister à l’emprise mortifère de la mère absente : Écrire pour fuir ce vide créé par la mère ? Écrire, comme courir de toutes ses forces afin d’échapper à. Ne pas être dévoré. Minoa s’empare du pouvoir cathartique du langage, elle le déroule comme un fil de lin de la parole, fil qui lui permet de s’extraire de son histoire et de quitter le labyrinthe : que ce voyage hors les murs du labyrinthe ne soit pas un voyage meurtri par le chagrin lui écrit Chloris. Antre terrifiant où le sens n’est plus, il est ce parcours initiatique sans fin dans lequel la pensée confondue souvent s’égare // Car j’appartiens à la race de ceux qui parcourent le labyrinthe sans jamais perdre le fil de lin de la parole, clame Minoa. Plus qu’une figure archétypale, elle n’est plus une femme ni un mythe mais les devient toutes et tous.
La plupart des textes que vous écrivez en ce moment me semblent prendre appui sur des « rêveries de la profondeur » selon l’expression consacrée de certains aèdes, écrit Minoa à Chloris, profondeurs voie/voix où l’intériorité, explosée, illuminée, se fait naissance et connaissance : Et l’écriture qui surgit au détour de la page n’est-elle pas le résultat d’un drainage intime des profondeurs ? // L’écriture matricielle n’est-elle pas celle des profondeurs qui sont les nôtres et qui résiste en chacun de nous ? // Une voix de la polis (…) et celle intérieure, secrète des profondeur. La densité poétique de l’écriture opère comme un flux, vagues où la voix de la narratrice à perte de conscience fait jaillir des profondeurs (de soi, des mythes et du monde) l’absolu de la beauté.
Dans la seconde partie, « Journuits de Mino(a) », composés à Linaghje et Ghjottani sont des feuillets intimistes et oniriques. Le Cap Corse (et l’être de la narratrice) se mêlent à une mythologie ancestrale : Elle m’avait confié que la chèvre Amalthée lui faisait penser à moi // Nénuphar était ce que les grandes personnes nomment un poète // Les asphodèles ont monté leurs tiges et sur certaines, déjà, le poing fermé des bourgeons est visible. La Minotaure a plongé dans les profondeurs, elle en connaît les moindres méandres, elle a saisi la beauté, elle peut la dire, mais elle ne peut mentir ni se mentir, ainsi, toujours : sanglots et pleurs me secouent jusqu’à épuisement, la question de l’origine subsiste : Et elle Mino(a) qui est-elle ? D’où vient-elle ? L’impuissance à dire met en péril les traits du visage : nous sortons toujours titubants et ivres du labyrinthe parce que perdus en notre langage // Dans la masse indistincte des visages, je reconnais un visage. Le mien. Penché au-dessus de celui que sa parole a mis à mort et dans les Chants de Mino(a) ce cri : Babel ton babil imbécile s’écroule. Mais, Minoa est poète, elle a su extraire du labyrinthe la force transfiguratrice de la poésie. Les titres des poèmes composant les « Chants de Mino(a) » sont ouvertures mais aussi percées fulgurantes, les épreuves sont dépassées, les points en début des strophes évitent la clôture, le chant est intériorité et infini. À la beauté des images s’ajoute la musicalité travaillée à l’extrême, même le son le plus ténu est agissant. Le lecteur, qui a lâché prise avec bonheur depuis longtemps, s’est laissé guider par ce fil de lin extraordinaire où la mer comme si de rien n’était enchante, et où la terre du Cap Corse est ouverture et enceinte sacrée. Ces feuillets ont fait éclater la noirceur du Minotaure, le miracle d’être est advenu.
Angèle Paoli vient aussi d’orchestrer une superbe anthologie de la poésie corse actuelle : Une fenêtre sur la mer
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