Anne Barbusse, A Petros. Crise grecque, extraits

Par |2021-01-06T03:18:54+01:00 5 janvier 2021|Catégories : Anne Barbusse, Poèmes|

Poème 1

Sounion glacial
des oranges ornent les arbres de toutes les rues — près des ambas­sades, avenue large, maisons plus anci­ennes, des musées, un vaste parc exo­tique et grouil­lant, ver­doy­ant et touffu -
Sounion empli d’un vent qui flé­chit les corps his­torique­ment perdus
la mer au pied se moire dans nos regards — de l’autre côté la mer des­sine l’écume des vagues irréprochables — Sounion glacial — à fleur de mer l’hiver grec souf­fle sur des images — nous
sommes dans un décor inven­té le tem­ple se dresse dans le froid qui claque et les colonnes ne dis­ent rien
l’hiver est un souf­fle de vent sur de la mer consentante
de l’autre côté des vil­las et des pins et des figuiers
la nuit les deux corps dor­ment l’un con­tre l’autre
à Sounion le vent bat la coulpe des ter­res froides et dures
la nuit les deux corps se cherchent
dans la crique un hôtel couleur de boue défig­ure le silence
il fau­dra bien que les dieux s’en mêlent
des ruines de mai­son et une petite église sur la colline inhab­itée  du monde qui fait face
peu de choses — les ter­res tombent dans la mer avec l’aplomb de la per­fec­tion de la Méditer­ranée sûre de son hor­i­zon­tal­ité antique — seul le froid fait douter — que
fai­saient les dieux dans pareil hiv­er — nous nous
sou­venons de Borée et de notre enfance éclatée
— Sounion glacial -
le tem­ple a le vent entre ses bras et le laisse hurler
au bas la mer attire nos yeux dispersés
nous ne voyons rien nous ne sommes que vent tra­ver­sé de froid
nous ne sommes que mer abrupte et lis­sée de vagues  - nous sommes
la mer et le vent si loin­tains qui tra­versent nos corps séparés — ce sont les images que tu as cap­turées entre le vent et le soleil blanc comme hiv­er grec — là le froid
la veille du départ là le froid pal­pa­ble comme ta peau tiède et brune — la nuit dans ton lit
plus rien ne peut m’atteindre du monde lais­sé der­rière moi et du jardin taiseux — je puis
acquérir une autre vie mal­gré l’indécision du ciel gris d’Athènes et de décem­bre finis­sant — je
puis par­courir la route sin­ueuse et les con­struc­tions épars­es sur la route de Sounion avec la Grèce muette et incon­nue la Grèce de décem­bre qui me par­le la langue froide de sa beauté mod­erne  - beau­coup de qua­tre-voies de train de ban­lieue de voitures et de pan­neaux pub­lic­i­taires mais des maisons et des objets qui ne trompent pas — j’entre
dans mon monde
avec le vent hurlé de Sounion et le tem­ple qui tient face à l’hiver qui tourne autour des colonnes de décem­bre — et une petite répa­ra­tion de briques romaines et rouges au milieu du socle
sûr — avec le vent qui plaque la mer con­tre le monde et frappe nos corps hivernaux
Poséi­don hurle avec la pas­sion du monde
au retour aux mines du Lau­ri­on des bateaux pour par­tir à l’île de Sap­pho des bateaux en attente de Mytilène et un port mort au bord de l’hiver court
des oliviers avec de l’herbe si verte au pied et touf­fue — comme un print­emps d’avant l’hiver -
il y a les mines fer­mées et l’argent introu­vé et les fer­ries qui ne par­tent pas
il y a la route effrayée de la veille du départ
les heures qui plon­gent le monde dans le vent et Poséi­don qui résiste
il y a — encore — un homme qui con­duit pour moi
la nuit tombe tôt sur l’Attique d’hiver

 

Poème 2

la ville vendait toutes les marchan­dis­es inven­tées par les hommes et les kiosques vendaient les cartes télé­phoniques internationales
la ville offrait des policiers casqués et por­teurs de boucliers et les man­i­fes­ta­tions cri­aient et chan­taient lente­ment autour de Syntagma
la ville avait le pas tumé­fié de la neige froide et la clarté de sa poussière
au coin des rues le béton entrete­nait la laideur de la douleur
à peine un bal­con, à peine ai-je ouvert la fenêtre, les derniers jours, dans le soleil
les cab­ines télé­phoniques étaient en panne
le jardin der­rière Syn­tag­ma était sombre
le bas de la ville grouil­lait et regret­tait les rocs clairs qui respirent — Acro­p­ole, Lyca­bette, colline de Philopap­pou — le reste s’effrayait de pous­sière et de voitures — la ville
avait tué ses rêves — les rues avaient froid — peu à peu
dans le déploiement de mes march­es j’ai appris avec mon corps le plan incon­nu d’un territoire
j’ai usé les heures pleurées pour que mes pas mon­tent à l’Acropole d’hiver et que la neige soit réal­ité de mars
cela ne grouil­lait plus à terre — en haut on tâchait de restau­r­er la beauté
— du Lyca­bette, Acro­p­ole et mer der­rière, au sud, de l’Acropole, mon­tagnes au nord et mer au sud, de Philopa­pou, Acro­p­ole et neige sur les hau­teurs vers le nord — on vari­ait les points de vue on essayait la caméra les angles de vue pour ne pas haïr la ville — il fal­lait sauver l’essentiel par­er au plus pressé ne pas haïr la ville en sus de l’amant — la neige
n’avait aucun mot
je ne tuerai pas la ville avec mon mal­heur de femme
devant le par­lement, à la nuit tombée, un beau trav­el­ling d’hommes jeunes et bruns, ser­rés, avant la ligne des policiers, je passe devant cette ligne d’hommes très beaux, je voudrais filmer la jeunesse de l’humanité révoltée et calme
le sigle des dra­peaux — allons — la témérité des corps debout
dans la grande avenue une librairie silen­cieuse, un homme qui lit a oublié son sand­wich sur une table, un ray­on de livres anglais, une cita­tion de Gertrude Stein dis­ant en sub­stance que
l’homme seul veut être avec les autres et que l’homme avec les autres veut être seul -
des livres de grec ancien avec la tra­duc­tion de grec mod­erne sur la page d’en face- on mesure les siè­cles qui ont mod­i­fié les mots, les esprits, la qual­ité des phras­es, les accents — des livres de poésie ou de mytholo­gies pour les enfants — le calme — Anne did you eat some­thing — la tran­quil­lité des livres et de sa voix — une pre­mière paix
la ville me laisse fil­er vers l’hôtel avec mes pas de femme
la longue ligne des hommes bruns devant le parlement
la ville est femme indigène
demain il aura recon­quis son calme d’homme d’été et de décembre
la neige de mars fon­dra avec la facil­ité éclatée de la folie
demain il me pré­par­era l’huile d’olive et les figues
la neige devien­dra con­fuse et Athènes recon­quer­ra la lumi­nosité mar­itime d’une amoureuse

Poème 3

un voy­age pour que s’élèvent des signes — tra­jets illu­soires, van­ités, fin d’hiver -
un canal, le long du Rhône, deux petits ponts de pier­res, vieux, les vagues du Rhône,
le Rhône, tou­jours le long des mes his­toires amoureuses
une masure avec des chèvres
les cen­trales nucléaires, un enfant peint sur une chem­inée, deux éoli­ennes, la men­ace et l’énergie, l’une tourne l’autre pas
je refais un voy­age de décem­bre, les voy­ages ne touchent rien, mars n’est pas Noël,
un avi­ron qua­tre hommes deux cygnes
une femme qui porte un œil bleu, dans le métro, à Lyon de la pre­mière chute,
I will nev­er be your boyfriend what is the truth — unfor­get­table - 
il est plus dif­fi­cile de se sépar­er des vivants que des morts — le choix est l’abstraction de notre mal­heur — nous n’embrassons que des total­ités émi­et­tées — les jacinthes embau­ment sans notre vouloir — les vio­lettes ont suc­cédé à la fugac­ité des cro­cus et des âges -
le lyrisme est ébréché l’amoureuse a eu froid dans la neige
Athènes était glaciale
entre nuages et soleil qu’avons-nous à dire — nous ne sur­volons que l’à-plat de nos mys­tères — au-dessus des nuages la lumière ne dit rien aux avions qui ne savent que le passage
nous étions les spec­ta­teurs dému­nis de nos rêves - North by North­west, un homme sil­lonne l’espace, cherche un homme qui n’existe pas tout en étant pris pour cet homme qui n’existe pas — le rien à l’œuvre, mais tout de même le hap­py end — c’est ici que la vie se démar­que du ciné­ma — il n’y a aucune larme — la magie ne fonc­tionne plus
y aura-t-il de la neige à Athènes
une femme ne se sui­cide pas parce que la neige tombe à Noël
— en décem­bre il fai­sait doux, j’ai pris un bain dans la mer, les corps étaient tièdes -
la nuit tombe plus vite à Athènes je ren­tre à l’hôtel au milieu des hommes qui passent
j’apprends une langue je n’ai peur que de mon errance — mais les hommes — nous détru­isons tous deux avec la peur enfan­tine — au Pirée je n’ai rien trouvé -
je répète les mots de ta langue je prononce avec le revers de la passion
au Pirée j’ai tra­ver­sé un tun­nel de béton tagué de frais et j’ai vu les ban­lieues solitaires
je ne t’ai ren­con­tré nulle part
j’ai marché sur les décom­bres expul­sés de mes rêves
enfin la plage — une piscine très bleue où des gens nagent dans la lumière de mars, des voiliers minus­cules, des baigneurs isolés, enfin la plage -
je ne vois pas la mer au Pirée mais des policiers tra­versent un square à moto tan­dis qu’une men­di­ante mendie
une île petite et sûre, tombée par hasard dans la baie, muette et scan­daleuse de beauté
you are not even a relative
à l’arrivée, aéro­port som­bre, Syn­tag­ma et Omo­nia plus som­bres encore — il a plu -
tu m’apprends le retourne­ment de la fig­ure humaine — un chien paralysé des deux pattes arrières, la réal­ité d’Athènes est laide, ta voix agres­sive comme les villes -
l’hiver n’a pas la tiédeur de l’au­tomne plus amoureux que notre histoire
les road­movies s’achèvent sou­vent dans la mort, j’aurais dû savoir - Thel­ma and Louise, Easy Rid­er, Zabrisky Point, Bad­lands — je te par­le encore — Pan­dore a encore oublié l’espoir
en refer­mant la boîte — tu as bas­culé au bord de la haine — il n’est guère que l’happy end de Sailor and  Lula mais c’est un con­te — je tombe — je ne puis que
te tuer de mots — je n’ai pas levé l’âme du Pirée, je n’irai pas dans les îles - you
destroy
 et l’hiver marche vers le print­emps — deux fois je suis allée au Pirée, j’espérais un salut de la mer — rien ne nous a sauvés — au retour les jacinthes ne m’avaient pas attendue -
le monde con­tin­ue en dehors de moi — je suis mon­strueuse d ‘amour — tu es le monstre
aux sen­ti­ments tranchés - maybe we are two dif­fi­cult per­sons — peut-être le monde
est-il plus dif­fi­cile que la mer

 

Poème 4

et pour­tant
en haut de Philop­pa­pou un vio­loniste jouait en regar­dant l’image cal­culée de l’Acropole blonde
au bout d’avenues rec­tilignes bril­lait la mer du Pirée sans parler
la prison de Socrate n’est pas la prison de Socrate
je ne savais pas où était le violoniste
juste vu un clochard, plus bas, instal­lé dans son campe­ment sur la colline, un Dio­gène avec une tente, un chien, des bâch­es fixées sur bancs et tables de pique-nique, des sacs plas­tique, de l’ordre, il lit son jour­nal, le vio­loniste joue — c’est ainsi
que se jux­ta­posent les objets et les hommes du monde
le vio­loniste tâche d’enclore l’Acropole dans sa musique, en haut, appelé par le ciel
j’aurais aimé aller au ciné­ma mais tu es fatigué
les désac­cords ont le chemin de croix du Christ de Socrate de Diogène
et pour­tant il joue
les pas­sants ne pour­ront voir son vis­age, tourné vers les tem­ples, absorbé par les dieux et la musique pos­si­bles — il ne faut pas le déranger, un seul intrus peut détru­ire les paradis
mis­érables — il joue — le vio­lon face à l’Acropole, mon amer­tume qui regarde l’après-neige
ceux qui marchent dans la pous­sière des rues ne voient plus l’idée des temples
ceux qui men­di­ent sont au ras de la terre ceux qui vendent sont engloutis de
l’humanité dérisoire qui rampe par­mi les objets des supermarchés
les rues grouil­lent de médiocrité
mais ceux qui man­i­fes­tent — le cor­don de jeunes hommes beaux et bruns — peut-être ne
suis-je plus amoureuse — mais com­ment renon­cer à la pré­ci­sion des corps — jouer
du vio­lon tout en haut du monde — les ves­tiges des dieux dans la moder­nité pure — aller
manger avec toi au bord de la mer et des deux îles — ou jouer du vio­lon face à l’Acropole -
la mer ou les dieux — les hommes ont trop de peines — les hommes men­di­ent l’humanité — un seul s’en va avec son vio­lon, il a les cheveux longs, il nous quitte — les dieux sourient -
les hommes de Syn­tag­ma ont les vis­ages graves des révoltés — ils vivent encore -
sont-ils dieux mod­ernes, ou ombres niées de dieux

 

Présentation de l’auteur

Anne Barbusse

Née le 16 décem­bre 1969 à Clermont-Ferrand.

L’écriture a tou­jours fait par­tie de ma vie. A 17 ans, je monte à Paris pour mes études de let­tres. Après une agré­ga­tion de let­tres clas­siques, j’enseigne quelques années la lit­téra­ture latine à l’Université Paris VIII. Je quitte Paris pour un tout petit vil­lage du Gard, où je suis instal­lée depuis 20 ans, entre Cèze et Ardèche, pour vivre plus en accord avec mes con­vic­tions écologiques. J’enseigne depuis une dizaine d’années le français langue étrangère aux ado­les­cents migrants. En 2012, par pas­sion, pour appren­dre le grec mod­erne, je reprends mes études à dis­tance à l’université Paul Valéry de Mont­pel­li­er, jusqu’à un mas­ter tra­duc­tion en lit­téra­ture grecque mod­erne en 2017, où j’ai traduit, en pleine crise grecque, l’œuvre incon­nue en France de Takis Kalonaros (Du bon­heur d’être grec, Athènes, édi­tions Euclide, 1975, réponse à Du mal­heur d’être grec de Nikos Dimou, traduit en France en 2012 aux édi­tions Pay­ot). Takis est le père du Pet­ros, ren­con­tré en 2010, à qui j’ai dédié le recueil dont sont extraits mes textes.

J’ai pub­lié quelques textes dans la revue Phréa­tique dans les années 90, et dans la revue Arpa en 1997 et en 2006.

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