” Il y a ce que nul n’a vu ni connu sauf celui
qui cherche dans le tourment des mots
à traduire le secret que sa mémoire lui refuse. ”
Louis-René des Forêts,
Ostinato
La ville parle pour elle-même. La ville déplace dans le soir de petites figurines humides. Je repose
la lampe. De l’autre côté du fleuve, la route progresse rapidement, en lacets. L’âme est silencieuse,
logée dans quelque cendre, les nuages grisonnants, sans cesse, d’autres nuages. Peut être l’âme,
peut-être rien. J’arrête d’un geste la route, je referme la main, étonnante prière.
Le balancement de l’arbre répondait à l’achèvement du corps. Et cette pensée éclairait, on ne savait
quoi.
***
Je ne ramasse pas les pétales lorsqu’ils tombent. Je les préfère après la chute, recroquevillés, après la
lumière. Comme je préfère un tissu froissé, une silhouette inclinée, une démarche qui se fane.
Comme je préfère aux angles de ton corps, les rides qui parlent d’aimer.
Près de toi, le temps se tait. Et rien ne pleure.
***
La lumière semble n’éclairer qu’elle. Elle fait tenir les branches. Je dépose sur la page l’église
aperçue par la fenêtre du train pour ne garder que le froid de ses pierres. Le soleil de décembre avait
déjà repris. On en déduisait alors qu’il avait donné quelque chose.
Je laisse le froid descendre et manquer, je laisse ces quelques flocons meurtrir la lumière matinale,
je les laisse s’efforcer d’être.
***
Il y avait cette matière de sel qui venait des larmes que l’on ne voyait pas mais que l’on devinait.
Une barque aux abords, l’eau sans doute, cachée par l’herbe que l’on ne coupait plus.
La pluie vient troubler la surface essoufflée de l’image.
Dans une parenthèse confirmée par la vitre, la libre trajectoire court pour épouser les autres. Une
larme prend de la vitesse, artère confuse de la mémoire, écho souterrain de la vie : “quand tu
vivais”. Tout partait d’un cadre, de battants d’arbres.
***
Un peu de bleu dans un creux de ciel. Le nuage l’aura bientôt comblé. Les rayons obliques sculptent
pour défaire et jamais la forme ne reste. Ton front penché vers la mélancolie n’affirme rien, ne dit
rien.
Il n’y avait pas d’heure. Un bateau passe pour repartir.
Le volet encore fermé laisse présager de regards qui se perdent. Des rires d’enfants s’entrechoquent
dans le couloir éteint. On recouvre la rive d’un gris léger, le gris d’un rêve qui se reprend. Trois
silhouettes se rappellent à la surface de la mémoire, dans une verticalité de passage.
***
Des bribes de mots frappés tombent sur une surface de laine ; le soleil ne déçoit pas. La chaleur de
ton corps suffit, mouvement seul après la main fermée.
Le bateau n’apparaît que pour réinscrire les vagues. La lumière occupe l’entre-mer.
***
Je découvre la rive sur laquelle on me dit que tu as trouvé refuge. La promenade s’estompe, mes
allers et venues sans doute, frottements sur l’image unique.
Les notes d’un piano s’épuisent sans pouvoir dire ce qu’elles ont aimé. Le rythme tombe.
L’empreinte sur la rétine est silencieuse et ton fantôme circule sur mes couleurs. Il ondoie plus qu’il
ne peint cette rive aux oiseaux, ce mirage.
***
Les dernières lueurs ombrent, mirent, emportent le peu de sensations suggérées. Comme une femme
soutient l’eau, j’éprouve les lignes en remuant fort les bras. Une petite présence de plus sur le papier.
Je t’y retrouve, à mots couverts. Ton souffle s’intensifie près du sol, prévoit la terre. On brûle au-
delà du quai.
Tu es cette incidence répercutée dans la mémoire.
***
Incapable de voir, je rejoins les berges, celles où j’apprends à te perdre. Le bateau glisse un peu plus
loin, sur la partie du fleuve que l’on ignore. Les chœurs ont cessé de chanter. Il a fallu la nuit pour
envelopper et couvrir de laine ces voix d’église. La nuit surprend la peur et son goût inconsidéré
pour les visages que l’on sème.
Le silence et la matière font secrètement connaissance. Le quai crie tout en bas. Le bateau imprègne
un paysage empressé de regards, les environs blessés, les coureurs de pierre, le décor si bien
reconstitué de leurs vies. J’entends le possible naufrage.
***
La réverbération est une occasion pour le fleuve de grandir davantage. Les étoiles accélèrent dans le
tissu bleuté de ta robe. Une suite d’oiseaux tranquillement se perd. Le chemin est incompréhensible
et il me faut regretter l’étrangeté de la langue.
***
A l’enfant, je dis que je choisirai un langage qui traduira la traversée d’une eau aux accents de
sable. Ce ne sont pas ces mots-là qui pourront le dire mais les champs de glace que je n’ai pas
connus et que tu contais, qu’inlassablement tu contais.
***
Je retrouve la ville, ses océans par endroit, petite foule penchée. Je marche dans d’étranges
retrouvailles. Je délaisse la photographie de ton visage, ses traits aventureux, je suis des profondeurs
involontaires. Je glisse sur ton épaule.
***
Un bout de comptoir. Le manteau réchauffe un bras replié. Au premier plan, la main dépose le verre
et le mouvement silencieusement se découd. Les doigts semblent caresser autre chose. Sans
basculer, le verre a brisé le silence et toute tentative de signification. Le parquet taché de peinture
grise n’empêche pas le fin tracé d’une joue, le relief qui perdure, l’enchantement des paupières. On
y a vu un jour se décomposer la lumière, en lueurs affectueuses, en étroits souvenirs.
Le soir esquissait un départ quand l’ombre gagnait en prouesses, incitée par une flamme et par la danse.
***
Le printemps crie ses premiers oiseaux. Le verre poli filtre ce qui reste du jour et ce qui ne pèse pas.
A l’ombre de la bougie, le temps s’apparente au relief. La peau, sans âge, aurait pu naître hier et
pourtant tremble un peu.
***
La douceur d’un jour et un soleil qui se tait, le vent dans des gestes de branches. Tu parlais d’écueils,
de routes mal formées, d’airs irresponsables et de couloirs. Je n’en voyais pas l’étendue, je la
pensais. Déroute dans le bas d’une langue que l’on ne vous apprend pas. Son corps m’apprend à
parler comme on pose une pierre puis une autre : la dernière, plus haute, paraît.
La journée que je perds se recroqueville, dans un mouvement aigu de croire.