Quelques lignes piochées au hasard dans ce livre m’ont vite retenu ; et même happé. Qu’est-ce qui m’a pris ? À première vue ce livre ne dit rien, c’est peut-être ça… Il expose une substance verbale simple, concrète, prosaïque, on pressent ce qui se tient en-dessous, on ne sait quel drame, sans que jamais… c’est peut-être ça qui m’a mis en alerte.
Réflexion faite (car il faut bien que je me trouve un repère pour sortir de la confusion et avancer dans ma lecture), je dirai que cette écriture est anorexique. Elle en a la véhémence ; une excitation en lieu et place d’un désir. Oui, ce doit être ça : il n’y a pas de chair dans cette écriture-là. Anne Malaprade va à l’os dans un geste désespéré. D’ailleurs, elle nous l’annonce clairement : « elle tend à liquider la langue, elle meurt en vie depuis la cuisine lieu du crime. »
Anorexique aussi, le dégoût fasciné pour le père, avec lui le sexe rêvé n’est qu’une violence dénuée de genre.
ton sexe pied de biche de force ouvre mon chagrin
mon vagin
Fou
Anne Malaprade, Parole, personne, éd. Isabelle Sauvage, 2018, 102 pages, 17 €.
Violence subie, et violence agie. Le père ne serait-il pas le lieu de « l’insupportable empire du sens » ? – ou des sens, quand on se souvient du film dans lequel « une femme japonaise, parfois visitée par un homme, dans une chambre élégante et parfumée » tranche sa verge – pour la manger ? Il vaut donc mieux que l’amant reste éternellement à venir, et faire bien attention à ce qu’on avale… en cas de doute, vomir !
Quant à la mère elle est en morceaux. Et pourtant il est impossible d’en sortir. Les femmes sont encloses les unes dans les autres, à la manière des poupées russes, les matriochkas. Être femme c’est être enfermée dans une suite de femmes, toutes amoureuses les unes des autres. Ce n’est pas chez elle(s) qu’on trouvera le sens d’un désir pour l’autre dont on pourrait s’inspirer. Leurs corps sont déjà pleins, chargés de matières fécales.
En définitive, le seul corps qui reste est le corps de la lettre, pas d’autre issue. Voilà le texte érotisé, au point que publier c’est exhiber son corps. Avec la honte qui convient, pour signer le plaisir pris. Voilà où se chercherait une jouissance possible…
que l’homme me désire je désire qu’une langue me
pénètre je désire le
sexe de la langue je désire le tu des signes désire les lettres en
Feu la combustion des lettres les correspondances
les cachets les enveloppes les encres les secrets
explorent les détails
d’un
corps
C’est dans la lettre qu’il faut chercher le corps d’amour. Une quête vouée à l’échec puisque le jouir est au-delà (en-deçà) du verbe.
Anne Malaprade a goûté de toutes les nourritures possibles en littérature pour devenir docteur ès lettres et les enseigner. Elle les vomit toutes, furieusement. La littérature des universités fait partie des convenances, des « sourires, courtoisie, remerciements, formules toutes faites et formules à faire, confitures et miels, cafés allongés, livres, livres, livres à perte, livres à dégueuler. » Rejetant le corpus littéraire établi, elle ne peut que se tourner vers les procédés postmodernes en cours. Tout d’abord, celui de la litanie, si courant dans les performances diverses, que l’on trouve dans la première partie du livre, où l’accumulation produit un effet d’intensité – qui à mon goût est plutôt du côté de l’excitation que de la plénitude. Ensuite celui d’une écriture en morceaux composés sur une « table de dissection », si bien disséminés dans le texte que je ne les ai pas tous identifiés. En résulte « un puzzle incomplet » (où manquent les pièces qui donneraient une figure à l’ensemble), « des mots croisés » (qui se rencontrent et se combattent) : tel serait la formule de « paroles, personnes » (au pluriel, cette fois), à l’image d’un corps éparpillé :
Je relis et articule. Les seins, voyons, doivent coller au buste, le buste devrait retrouver les jambes, c’est ainsi agencé dans la continuité d’existence.
J’ai pensé aux disc jockeys qui font un melting pot de musiques créées par d’autres. On peut faire la même chose en littérature, une « écriture klepto » dit-elle – on pourra toujours se référer à je ne sais quelle intertextualité s’il faut se justifier. À cette différence près : chez Anne Malaprade, ces façons n’apparaissent jamais comme une simple mécanique, l’auteur sait les intégrer dans son « empire du sens. »
C’est que chez elle le formalisme vient servir le fantasme ; tel celui du livre imaginé comme « deux textes portant le même chiffre et le même titre, de part et d’autre d’une double page, double page séparée accusée par une feuille d’un papier presque transparent. » – qui me fait penser à ces miroirs que l’on place face à face, d’où surgit une réplication qui paraît infinie alors qu’il ne s’agit que d’une répétition du même.
S’agit-il d’imager dans le corps du livre le stade du miroir de Jacques Lacan, stade où le petit enfant croit se reconnaître dans l’image inversée et plate, sans volume, qui apparait sur la surface réfléchissante ? (Pour ma part, je préfère le singe qui, confronté à la même expérience, va voir derrière le miroir s’il n’y est pas !) Le livre est donc construit en chiasme : sur une face, numérotés de 1 à 19, une série des textes qu’Anne Malaprade qualifie de proses, sur l’autre face, numérotés de 19 à 1, une série de vers, qui sont des images inversées des premières plutôt que des doubles, bien que les titres soient identiques.
Il me semble que ces préoccupations formelles renvoient à une mystique rationaliste – telle que le monde serait isomorphe aux formules mathématiques (telle fut la mystique d’Einstein !). La fantasmagorie du nombre d’or me paraît du même registre, qui prétend tenir dans une formule arithmétique le secret de l’harmonie. J’y discerne un (dérisoire) fantasme de toute puissance, tel que je pourrai contenir l’univers entier dans une équation que j’écrirais sur la page : mieux que yhwh !
… et voilà que me vient une idée bizarre : celle d’une pédanterie en creux, inversée elle aussi, bâtie sur un corpus littéraire qui serait présent d’être refusé, telle qu’au fronton du livre on lirait la formule : « nul n’entre ici s’il n’a avalé la littérature en son entier pour la vomir ! » La simplicité, la crudité de ce texte n’existerait que d’apparaître sur le fond oublié de la littérature entière. En cela proche d’une écriture beckettienne ?
Certes, Anne Malaprade met le cap au pire, mais ce n’est pas celui d’une extinction qui n’en finit pas de finir, comme chez le vieux Sam, bien au contraire. Elle cherche « l’amour avidement » – et reste à vide ; et avide…ment-il ?
Tout compte fait, ce que j’aime dans cette écriture c’est sa belle violence. Belle parce que loin de toute haine. Si elle mord et déchire et recrache, c’est qu’elle est sans concession dans sa course à la vérité, et qu’elle accepte de s’y livrer corps et âme. À tel point que j’ai envie de lui dire : merci… L’énigme flairée en début de lecture reste entière, en même temps ce n’est plus la même.
Présentation de l’auteur
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