Après L’usure du chagrin paru en 2022 chez le même éditeur, en voici le deuil. On pourrait voir dans ce poème le récit d’une résolution, sachant que ce mot comporte deux versants : on dit d’une équation qu’on la résout, on dit aussi qu’on se résout à prendre une décision…
Peut-être s’agit-il dans ce poème des deux acceptions à la fois : c’est quand on se résout à perdre son illusion que l’on résout le problème qu’elle posait. Alors le deuil du chagrin deviendrait possible.
Le chagrin était l’ombre portée d’une joie perdue, fût-elle désirée autant que vécue. En lui la trace d’un bonheur subsistait, en négatif, ce qui était une façon de le faire survivre malgré tout, il a fallu le perdre aussi.
Il en aura donc fallu
Des deuils
Des ruptures
Des rejets
Pour accepter la vie comme un fleuve
Annie Dana, Le deuil du chagrin, coll. Plis urgents, Rougier V. éd., 2023, 13 €.
En ce sens cette résolution par le vide est une libération. Une fois l’illusion déçue, écrit Annie Dana, « se déploie la certitude / qu’aucun destin ne nous entrave ».
Voilà ce que je tire de mon énigmatique lecture. Car encore une fois, comme souvent avec les poèmes, j’ai le sentiment d’être face à une idiosyncrasie, une langue faite de sous-entendus que seul le poète entendrait :
Nous trichons pour ne pas avouer
Notre histoire devenue sacrilège
Si facile de la délégitimer d’un rire
Si le poète enfouit son dire personnel c’est sans doute pour l’élargir, il ne souhaite pas en rester à ses « petites histoires », on peut le comprendre. Est-ce une pudeur, un penchant pour les secrets ? Pour ma part, j’aurais plutôt tendance à penser qu’il n’y a rien de plus universel que l’intime : les questions que pose Annie Dana sont existentielles, elles impliquent tout lecteur.
Reprenons :
Hier nous avions le cœur
Comme une dent de roue
Entrainée sans fin dans un engrenage
Hier nous ignorions qu’avec la chute du désir
Se dissout l’obstination
Le désir, donc, comme une mécanique qui nous entraîne dans ses rouages, malgré nous. On pourrait voir dans le poème entier le paradoxal éloge de l’aphanisis, que les psychanalystes décrivent comme la disparition du désir sexuel, laquelle serait, plus ou autant qu’une perte, une libération. C’est dire que deux voies mèneraient à l’extase. La Thérèse mystique nous a décrit la voie positive, cataphatique, à l’extrême de son désir elle débouche sur la joie de l’indifférence, la voilà détachée d’elle-même. Annie Dana nous emmène sur la voie négative, l’apophatique : l’abolition du désir nous ouvre à l’heureuse indifférence du monde.
On se lève un matin avec la foi du charbonnier
C’est au cœur d’un hiver que l’on guette l’été
Le prévisible nous ennuie
Quand l’impossible est accueillant
… ce serait bien mais…
S’il est mortifère
D’aimer trop longtemps sans retour
Et de labourer le champ du refus
Pour mieux l’irriguer d’illusions
Papillon qui virevolte sans fin
Autour de l’ampoule
Il n’empêche :
Mais comment renoncer aux rêves
Qui dictent à l’âme son destin
Nous resterons donc dans cet entre-deux : si le chagrin a disparu nous en porterons néanmoins le deuil, une fois dénouée la mécanique du désir c’est le délice qui nous reste.
Présentation de l’auteur
- Danielle Terrien, L’âge du regard, dessin de Marie Alloy - 6 septembre 2024
- Chantal Dupuy-Dunier, Parenthèses - 6 mars 2024
- Luce Guilbaud, La perte que j’habite - 6 février 2024
- spasp, Aphrodite Lamaï et Verkoff l’enjôleur - 6 décembre 2023
- Fulvio Caccia, Ti voglio bene - 21 novembre 2023
- Annie Dana, Le deuil du chagrin - 6 octobre 2023
- Germain Roesz, La collerette était rouge - 22 septembre 2023
- Denis Guillec, Au royaume de ON - 24 janvier 2023
- Pierre d’attente (élément d’un discord) - 29 décembre 2022
- Jean-Christophe Ribeyre, La Relève - 21 septembre 2022
- Didier Jourdren, Le chemin dans l’herbe - 19 juin 2022
- Cécile Guivarch, Cent ans au printemps - 5 juin 2022
- Brigitte Gyr, Partition tombée en poussière - 20 mai 2022
- Jean-Louis Rambour, 33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse) - 20 avril 2022
- Anne Malaprade, Parole, personne - 21 novembre 2021
- Denis Langlois, Le voyage de Nerval - 6 novembre 2021
- BERNARD DEMANDRE, revue DIERESE n°80 - 19 octobre 2021
- Adeline Baldacchino, Notre insatiable désir de magie - 21 septembre 2021
- Valéry Molet, Aucune ancre au fond de l’abîme - 1 septembre 2019