Annie Salager, Pressentiments obstinés…

Par |2020-05-06T05:22:21+02:00 6 mai 2020|Catégories : Annie Salager, Essais & Chroniques|

Quelque­fois on rêve
d’un ruis­seau au temps de l’enfance 
et d’un champ près de lui,
il était tout de poésie
et un ciel nourricier
répandait ses flûtes de lumière
dans la vigueur des feuillages
tan­dis qu’il cares­sait l’herbe du ruisseau

 

Aujourd’hui ou demain sous un ciel 
que par­fois on veut croire illimité
sans vouloir admet­tre que
lente­ment il s’étouffe, men­ace, et
où la vie peu à peu va  vers son extinction,
naîtront peut-être des mots neufs
encore peu audi­bles pour un chant à venir…

 

Pour sur­vivre ils auront choisi
d’abandonner la guerre des étoiles
et les con­quêtes de l’espace etc.
tant de fuites aveu­gles en avant
et de fer­tilis­er enfin la musique
et la longue geste du vivant
dans ses prairies et dans ses champs,
quelque­fois on rêve à la vie demain
qui pour­rait être la vie
si elle en embras­sait la poésie

 

 

                              *

 

 

Le grand vivant

 

Partout le feuil­lage nouveau-né
bal­bu­tie au vent qui l’initie aux caress­es du ciel
le babil de ses pouss­es vert tendre
immenses les arbres, enfan­tines leurs feuilles

 

les branch­es où danse un temps sans âge
avaient lais­sé leur vigueur explos­er en bourgeons
et la lumière par-dessus nos têtes
s’était muée en vie qui nous soulève
à notre tour du sol vers plus de jour

 

là où nous pas­sons le plus sou­vent sans rien voir,
épris de notre suff­i­sance et aveu­gles au grand vivant
qu’avec eux nous sommes, en nous croyant
encore d’un autre monde qu’eux …

 

                                      *

 

 

 

Prier Déesse

 

 

Aus­si frag­ile que coqueli­cots des fos­sés et des champs
aus­si mirac­uleuse  réma­nente  capricieuse

 

toi lumière, voilée dans les mots que tu habites
que tu crées et assoiffes d’un désir de beauté
sans cesse renais­sant  toi née en nous
d’une pre­mière larme  d’une pre­mière joie

 

habil­lée de tant d’idéaux que l’histoire
invente défig­urés en haines

 

lumière  qui es le véri­ta­ble être de notre esprit
dans l’air que l’on respire  dans le souf­fle de l’âme,
ne t’éloigne pas de nous petits humains en devenir 
qui sen­tons partout mon­ter les dangers !

 

                                      *

 

Tout va changer…

 

 

C’est le print­emps, tout va sûre­ment changer
pour nous qui écou­tons avec si peu de sagesse
la nature depuis si longtemps
… les forêts de l’Amazonie et tant d’autres,
où les cul­tures indi­ennes ont été arasées
avec le plus sauvage et cru­el mépris,
ne se sen­tiront plus déboisées défigurées
par des forces incon­nues d’elles
venues de puis­sants réseaux financiers,
ni tant d’iles aux lagons bleus
noyées par la mon­tée des océans…

Nous avons tant à changer
pour la survie du vivant
que nous con­tin­uerons ou
réap­pren­drons — qui sait ?- à aimer,
par exem­ple dans les humbles
méta­mor­phoses des abeilles  ou à
respir­er dans le par­fum des lilas blancs,
ça y est c’est le printemps
crois-moi, il faut — et c’est urgent -
je vais, tu vas sûre­ment changer …

 

 

                                      *

 

 

Résis­ter pour changer

 

Liés par notre res­pi­ra­tion et notre souffle
à la nature où nos corps perçoivent parfois
l’immense champ de vibra­tions qu’est le réel,
écou­tons-en aus­si au fond de nous le silence,
il a créé l’être en nous qui sommes part d’elle
dame Nature, l’avions-nous  oublié ?

 

C’est à par­tir d’elle encore aujourd’hui,
la mal écoutée, que vien­dront peu à peu
même en y croy­ant à peine
des coopéra­tions nouvelles
et fer­tiles en bien des domaines
avec cer­tain altru­isme, qui sait ?
puisque sans lui tout lien s’avère impossible
entre meilleure qual­ité de vie
et com­bat du ter­restre pour sa survie !
( l’assèchement des eaux et l’infécondité de l’air
qui certes détru­iraient d’abord les plus pauvres
étant promis à tous, rich­es et pauvres )

 

Ce n’est pas à la sci­ence ni à la poésie
mais à notre pré­ten­tion à tout dominer
du vivant qu’aujourd’hui il faut
que tu apprennes à résis­ter  Sapi­ens  vite, vite !

 

                                        *

 

 

L’invisible poème du terrestre

 

La terre assoif­fée souffre
de la vio­lence humaine
qui l’épuise l’assèche aujourd’hui
et l’esprit souf­fre de
son intel­li­gence inadap­tée au vivant

 

Existe-t-il pour­tant
une autre beauté absolue
que la beauté évolutive
du vivant sur terre ?
L’esprit voudrait
se croire plus fort,
mais entend-il
le silence dans la parole
qui est en lui,
créée par lui ?

 

Toute­fois du silence
l’écho chante toujours,
il dure au fond de nous
il est musique et chant dans
l’invisible poème du terrestre
et nous sommes en lui,
écou­tons-le nous sommes lui
le chant du vivant et
nous sommes sa terre

 

                          *

 

Notre terre

 

Elle embrasse la beauté
du vivant tout entière
elle en est le chant profond 
et tant nous sommes part de lui,
son chant, nous qui sommes ses yeux
nous qui sommes ses mots
qui sommes elle, la terre — vie,
plus forte que la mort
puisqu’elle alterne
le délite­ment et l’épanoui,
elle la terre — vie
nous demeure  encore,
mal­gré savoirs et  beautés,
encore presque invisible
comme si des mil­lions d’oiseaux,
dis­parus chaque année,
tant et tant d’animaux faibles ou forts
expul­sés d’où ils fai­saient vie,
n’étaient pas avec nous une part de la diversité
qui nous sem­blait pour­tant si chère …

 

                             *

 

 

 

Jeune ani­mal

 

Aujourd’hui tu le sais 
l’air,  ce jardin de vie autour de la terre
à l’image de notre soif d’être
où le bleu ressem­ble à l’infini du rêve
— mais sou­vent fig­ure ton besoin de puissance -
l’air n’est plus inépuis­able, ni inaltérable,
et puisque tu n’es plus le roi de l’univers
tu décou­vres qu’il faut grandir et
com­pren­dre pour ta survie la peur
qui t’aveugle,  t’étouffe,
et recon­naître qu’il faut chang­er de vie
Ne remet­tons plus à demain,
jeune ani­mal frag­ile de la faune terrestre,
ce qu’il est urgent d’inventer aujourd’hui

 

                                *

 

Partout, un cri de soif

 

Nous n’avons plus d’autre choix
que de lut­ter dès aujourd’hui
afin que le chant de la vie
ne devi­enne pas cri de soif
de la terre épuisée qui l’annonce,
inex­orable cri de soif qui dessèche
l’incalculable beauté du vivant
où se crée ce qui nous assemble

 

Oui jamais depuis les pre­mières cellules
sa beauté n’avait cessé de se créer
la sci­ence le sait bien aujourd’hui
sans que nous voulions le comprendre
ni affron­ter les conséquences
d’une société qui recherche autant
les gaspillages col­oriés de liberté
qu’elle accepte de voir celle-ci s’effriter

 

Mal­gré les flam­bées de forêts
où nous com­men­cions juste à admirer
le lan­gage des arbres nos ainés — sans cesser
toute­fois de détourn­er de soi-disant
inutiles cours d’eau au profit
des cul­tures inten­sives ni d’assécher
des nappes phréa­tiques en arguant
de l’urgence pour la consommation -

 

Mal­gré ça, que devien­dront sous les
fontaines sèch­es l’éclat de rire des enfants
l’innocence du devenir
la joie des prés que butine l’abeille
sans qui la fécon­dité du vivant
dis­paraît, que devien­dra le souffle
qui donne à l’esprit de renaitre
comme de la mort nait la vie ?

 

Devenons ce que nous ne sommes pas
tout à fait, la coc­cinelle renversée
lut­tant de tout son corps à carapace
pour se remet­tre sur ses pattes!
Nous sommes comme elle, minuscules
et si nous ne l’ignorons plus
nous nous sommes décou­vert au même
moment une puis­sance qui nous grise …

 

Ne robo­t­i­sons pas le bel esprit
que la vie en nous a su inventer
existe-t-il là-bas ailleurs ou nulle part
existe-t-il sur d’autres planètes
une aus­si belle phase du vivant
que celle où nous est devenu possible
mal­gré notre réal­ité  infime
de penser la beauté et de vivre l’amour ?

 

                              *

 

 

 

Ter­ra nostra

 

Ici ou là on épuise des nappes souterraines,
ici ou là des forêts brûlent,
incendies et boues d’inondations entassent
ici ou là la mis­ère des humains par millions
et l’azur au-dessus de tous n’est plus
le pur espace qui sem­blait infini

 

Con­som­mer est devenu le fils obscène
de son géni­teur spéculer
et vengeance est la fille obscène
de sa vieille géni­trice la haine

 

Ici ou là nous allons sûrement
nous appli­quer à chercher comment
l’intelligence et l’esprit sont part eux aussi
de la bio­di­ver­sité, et pour que l’humain
puisse sur­vivre ici demain
nous allons sûre­ment leur donner
une vraie place en nous, plus humblement,
avant de tout démolir du vivant, ou non ?

 

                                        *

 

 

Le cri du terrestre

 

Cri du ter­restre, le voilà qui tombe
sur nous jour après nuit,
sur l’évolution du vivant
où s’inventent le temps la vie,
de l’air à l’oiseau, de l’eau à l’esprit
tout est liens choix de liens
adap­ta­tions et créations
par­faites et à la fois évolutives
qui sont comme nous par­mi eux
l’absolu mir­a­cle du vivant

Ce cri, tombé sur nous  comme sur tout
le ter­restre dont nous cas­sons partout
l’harmonie avec incon­science et mépris,
du fric en fièvre aux forêts abattues,
saurons-nous enten­dre ce cri ?

Là-haut voici soudain la lune pâle
dans l’éclat du ciel bleu d’avril
pareille à une illu­sion d’être, pareille
à un nuage tout là-haut où elle nous apparaît,
comme la terre encore, de beauté revêtue !

 

                                       * * *

 

in  Le chant du ter­restre (à paraître)

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Annie Salager

Annie Salager, d’origine langue­do­ci­enne, mais née à Paris en 1934 est une poète nou­vel­liste roman­cière et tra­duc­trice française.

Son pre­mier livre a été hon­oré par le prix René-Blieck en 1963 en Bel­gique, et elle a obtenu en 1973 le prix Jean Cocteau, puis le prix Louise-Labé en 1999. L’un de ses derniers livres Travaux de lumière reçoit le Prix Mal­lar­mé 2011.

Elle a égale­ment pub­lié des recueils de nou­velles, un roman et divers­es tra­duc­tions de l’espag­nol, par­ticipé à antholo­gies et revues.

Son œuvre fait l’objet de tra­duc­tions, d’entretiens, d’études. Ain­si André Ughet­to, qui a pub­lié l’une par­mi celles qui lui sont con­sacrées dans la revue Autre Sud (n°35), écrit-il qu’elle donne l’impression de cir­culer sans effort à tra­vers les mul­ti­ples états de l’être (…). Cette mys­tique dimen­sion de l’espérance se donne à ceux comme elle qui ont l’ouïe sen­si­ble à la gamme entière du vivant.

Elle est mem­bre du jury du prix Roger-Kowal­s­­ki

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