L’histoire de la poésie haïtienne est indissociable de l’Histoire littéraire et de la société haïtienne elle-même. Dans cette petite anthologie dédiée à quelques poètes majeurs et pour certains tout jeunes encore, Dieulermesson Petit-frère dresse un état des lieux de la poésie de son île en souhaitant mettre à l’honneur les plus anciens, oubliés et la génération montante afin qu’elle ne le soit pas. « D’aucuns affirment qu’au cours des deux dernières années, la production littéraire haïtienne a connu un tel rayonnement au-delà des frontières qu’on peut parler de l’âge d’or de notre littérature », nous dit-il, et c’est sans doute pour dater et inscrire ce rayonnement qu’il s’est employé à soustraire au silence ces auteurs encore trop méconnus.
Soulignant la prépondérance de la poésie dans le paysage littéraire, il rappelle ce que les auteurs doivent aux modèles de leurs prédécesseurs, s’appuyant en cela sur l’exemple de la littérature française et ce qu’elle sait devoir à l’héritage antique, mais insiste sur la nécessité de s’en émanciper, car l’histoire est mouvante et chaque période a apporté son lot d’expressions, engagées le plus souvent.
Une extrême fragilité — politique, économique, sociale, sans parler des « fléaux s’abattant sur l’ancienne Perle des Antilles », perdure depuis son indépendance, renvoyant injustement le pays à sa seule responsabilité face aux épreuves de toutes sortes. Ce pays de paradoxe, résiliant et fragile à la fois — devenu selon l’expression de Christophe Wargny « Perle brisée » — depuis dix ans, ploie sous le poids « d’une occupation voilée qui ne dit son nom, si ce n’est celui de créer des conditions pour maintenir le pays dans un contexte de dépendance continue en vue de freiner son développement ». Mais ne nous y trompons pas. Price-Mars, nous dit Dieulermesson Petit-Frère, définit l’Haïtien comme « un peuple qui chante et qui souffre, qui peine et qui rit, qui danse et se résigne ».
Et « Depestre eut à dire que la littérature haïtienne est au bouche-à-bouche avec l’histoire ».
Parce que la littérature, la poésie et la culture en général sont ce qui reste quand tout tombe, comme dit Dany Laferrière. L’auteur, par cette proposition de périodisation de la littérature haïtienne, souhaite faire un état des lieux en regroupant les auteurs dans une perspective historique, rappelant que celle-ci a bien été tentée sur les bases de critiques esthétiques, mais qu’elle suit vraisemblablement les secousses et l’évolution de l’île depuis son indépendance. Il la divise en quatre tranches ou périodes distinctes correspondant chacune à un événement majeur suivant cet ordre :
‑1804–1915 : pré-classiques, classiques et post-classiques
‑1915–1957 : période indigéniste ou culturo-nationaliste
‑1957–1986 : renouveau humaniste
‑1986 à nos jours : époque contemporaine (post-Duvalier)
Au fil de ce déroulement, force est de constater que si la littérature haïtienne, pendant très longtemps, s’est largement inspirée de la culture française, allant jusqu’à s’oublier elle-même, oubliant ses propres traditions, aujourd’hui la littérature mais surtout la poésie occupent une place majeure et vouée à une expansion dans le sens d’une réappropriation de son identité.
C’est une poésie engagée socialement, basée sur une forme d’imitation de la littérature française « pâle copie de la littérature française » insiste Dieulermesson citant des auteurs de cette période qu’il appelle « pré-classique » où tels des Dupré, Chanlotte, Dumesne, (et hormis les récits d’Ignace Nau) s’adonnent à une imitation et une admiration obséquieuse des auteurs français du 17e et du 18e siècle où de l’idée même d’engagement
il n’y avait qu’une exaltation de la liberté et de l’indépendance, qui oubliait de parler de la culture et des traditions populaires d’Haïti. Même si les écrivains avaient formulé des objectifs plutôt clairs et définis en optant pour une littérature qui exprime les réalités du terroir et prend la défense de la patrie et de la race noire, ils continuaient à patauger dans l’imitation plate et puérile des poètes français.
Frantz Zephirin.
La seconde période est celle de l’« Indigénisme » ou culturo-nationaliste, avec 1915 comme plaque tournante de la réhabilitation de la culture nègre coïncidant avec l’occupation américaine : elle s’impose alors comme un repère, avec les œuvres de Jean-Price Mars, pour sortir le pays de ce qu’il appelle « le bovarysme collectif » (bovarysme défini comme « la faculté que s’attribue une société à se concevoir autre qu’elle n’est » )
Il s’agissait bien non pas de rejeter la culture française ou celle d’Amérique latine mais d’en continuer l’héritage et de travailler à trouver sa place, produire ses titres et faire ses preuves « travailler à créer l’homme qui vient, le citoyen de l’avenir, le citoyen de l’humanité, une humanité renouvelée avec la poésie comme « fer de lance du mouvement indigéniste ».
Avec la Revue Les Griots, on voit un retour sur les valeurs africaines, « impliquant une vision du monde différente de la conception européenne » de 1938 à 1940 puis de 1948 à 1950 » dans le sillage de la Revue Indigène « une obsession manifeste pour la quête identitaire, le retour aux origines et le nationalisme culturel. »
La poésie de ces années-là était déjà une poésie engagée dans les problèmes sociaux et raciaux, sur la question du langage et au niveau politique. Le poète Camille Roussan ayant probablement « apporté une contribution considérable à la préparation littéraire de la révolution de janvier 1946 »selon Baridon, une poésie visant à dénoncer la mauvaise qualité de vie des Nègres et de l’homme en général.
Le poète souvent s’engage à dénoncer les injustices et les souffrances mais aussi à rappeler les forces comme dans ce poème de Carl Brouard qui appelle à « l’insurrection, le soulèvement et la révolte ».
Autre date charnière dans l’histoire d’Haïti, 1957 allait marquer « la consolidation du règne du pouvoir noir »suite à l’explosion du mouvement de 1946 et l’avènement de Duvalier, issu des luttes entre Nègres et Mulâtres. Dans ce contexte de fragilité et d’instabilité économique, l’arrivée au pouvoir de Duvalier va voir émerger le mouvement culturel de 1946.
En 1960 naît le mouvement «Haïti littéraire», et s’y déploie :
une sensibilité et une esthétique plaçant le sujet au cœur du discours poétique ». C’est « une poésie de résistance et de survie, d’espérance et de lumière, une poésie d’urgence qui marque la rupture avec l’indigénisme et ses implications.
Mais c’est aussi l’année où la dictature de Duvalier va se déployer et se durcir : « la révolution mange ses propres fils, la misère bat son plein et la censure règne en maître ». L’exil devient alors le palliatif à ce mal suicidaire. Les flux migratoires ne sont pas nés, comme on pourrait le croire, de cette période dictatoriale mais ont pris racine bien plus tôt, avec la première occupation américaine d’Haïti. C’est alors que naît une « littérature hors-frontière », littérature en diaspora où l’écrivain-migrant se confine« dans une sorte d’enracinerrance ou de destinerrance »(Jean-Claude Charles) et d’où naîtra le « Spiralisme » fondé par René Philoctète, J.C Fignoli et Frankétienne, « conçu comme une sorte d’esthétique du chaos, le spiralisme est né du refus d’enfermement et de la peur », et la montée en puissance des productions en langue créole.
Enfin, l’époque contemporaine : 1986 à nos jours.
Nasson, VirginMary.
1986 signe la fin du régime Duvalier et la libéralisation de la parole, et voit naître toute une génération d’écrivains, la plupart poètes, une génération appelée « Génération Mémoire », composée de Yanik Lahens, Lyonel Trouillot, Gary Victor, Jean-Yves Métellus, Gary Augustin, Marc Exavier, Marie Célie Agnant, Dany Laferrière, Joubert Satyre, Willems Edouard, et quelques aînés comme Frankétienne et Anthony Phelps, elle est regroupée autour de Rodney St Eloi, poète et directeur des Editions Mémoires, maison d’édition née dans les année 90 et « ayant survécu sans subvention, avec la complicité des écrivains, et surtout la volonté d’accompagner le livre haïtien » ; réunissant ainsi deux générations qui dominent la scène littéraire haïtienne, entre rupture et continuité, les générations littéraires se succèdent.
Dans cet essai qui occupe un bon tiers de l’ouvrage, la place des femmes n’est pas oubliée, alors que longtemps cette société patriarcale a surtout fait l’éloge de la gent masculine, reléguant la femme aux oubliettes de l’histoire, la cantonnant à des rôles de nourricières, voire pire de servantes ou de prostituées dans la littérature, et plutôt objet que sujet.
Beaucoup de femmes cependant occupent le paysage littéraire d’Haïti, et depuis 1990, il y a une éclosion de la parole des femmes et une prise de conscience du fait qu’écrire ou peindre ne relève pas d’une activité genrée.
Parmi ces femmes écrivains, on trouve Kettly Mars, Yannik Lahens, Margaret Papillon, Evelyne Trouillot, et surtout Edwige Danticat — mieux connue aux Etats-Unis qu’en France, sans oublier Marie Vieux-Chauvet au roman si subversif Fille d’Haïti.
En conclusion de son avant-propos, Dieulermesson Petit-Frère s’interroge sur la transmission de cette littérature dans les écoles qui n’incite pas à l’indépendance d’esprit ni à la création.
Ce panorama historique fort intéressant de la littérature et de la poésie haïtienne permet d’entrevoir ce regard ambitieux et prometteur de Haïti en littérature et en poésie.
L’ouvrage contient également plusieurs essais dont certains ont été publiés ailleurs, essais que Dieulermesson Petit-Frère a consacré à vingt-trois auteurs des différentes périodes. Dans l’ordre d’apparition du volume, les essais concernent :
Coriolan Ardouin (1812–1835), « le poète des âmes mortes » à la sensibilité proche d’un Alfred de Musset ; Auguste Bonel (1971) et la sensualité de son écriture ; Gary Augustin ( 1958–2014) et l’écriture du songe ; Jeanie Bogart (1970) « au cœur de l’intime » ; Roussan Camille (1912–1961) auteur du magnifique Nédjein Assaut à la nuit, écriture de la douleur des opprimés ; Georges Castera, figure emblématique de la poésie haïtienne aujourd’hui, et de la génération Mémoire, dont « l’écriture poétique se veut une invitation au voyage dans les terres de l’orgasme » pour dire la violence et le mal-être de l’homme, le désenchantement du monde ; Pierre-Moïse Célestin(né en 1976) poète comme beaucoup « nés du séisme » auteur de « Le cœur dans les décombres » ;
Jean Watson Charles,« poète au souffle du devant-jour et à l’imagination trempée à l’encre toute chaude de l’été » ; Webert Charles, auteur de poèmes en créole et en français, de Que l’espérance demeure, entre autres, et de Pour que la terre s’en souvienne, co-écrit avec Jean Watson Charles ; Anderson Dovilas (1985) « le poète d’outre-monde » ; Marc Exavier (1962), écrivain de la distance ayant choisi « l’isolement comme mode de vie – en se retitant du monde-il fait du livre son idole et sa raison d’être » — grand érudit, poète de l’image et du rêve ; Yanik Jean (1946–2000) fait partie de ces femmes que la critique a censurées et dont on ne parle presque pas, bien qu’elle soit une grande figure de la création poétique contemporaine. Son roman La fidélité non plus (Ed Mémoire d’encrier) est « post-moderne, féministe, transnational et mémoriel » ; Jacques Adler Jean-Pierre (1977) né sous la dictature, auteur d’une « poésie à l’oralité raffinée » : « c’est par la poésie que ce diseur à la voix aigüe fait son entrée dans la littérature » et qui s’interroge sur « les sens (l’essence) »d’Haïti. : « La poésie contemporaine n’est plus rêverie, elle est action, réaction, lutte pour la vie, la liberté » ; Ineda Jeudiné en 1981 présenté comme relève poétique créole, écrit en créole contre l’idée reçue que « en Haïti celui qui écrit dans sa langue maternelle ne peut être considéré comme écrivain à part entière », a publié notamment un hommage au poète Georges Castera ;
Charles Moravia (1875–1936), une poésie qui atteint à l’universel et déborde le seul paysage haïtien ; Mackenzy Orcelné en 1983 dit l’attachement à sa terre et écrit « pour la dignité de son peuple »selon les termes de son éditeur Rodney St-Eloi ; Emmelie Prophète (1971) « poète de la ville, de l’espace et du bâti »,« poète aux marges de la nuit et du silence des corps » ; Magloire St-Aude (1912–1971), une des figures majeures de la poésie contemporaine, a collaboré à la revue Les Griots, « écriture qui fascine et émerveille » - lire son Dialogue des lampes ; Rodney St-Eloi« le passeur de mémoire », écrit le réel pour « atteindre à l’indicible »selon la formule de Juarroz ; Georges Sylvain (1866–1925), écriture de l’intime, poésie subjective et sensible, nostalgie et souvenirs ; Marie-Alice Théard, galeriste et historienne de l’art, « poésie fièvre ardente » ; Lyonel Trouillot (1956) « le bien-aimé, le dieu adulé de la littérature haïtienne », poésie riche en images, amoureux des grands espaces, des immensités ; Etzer Vilaire (1872–1951) poète trop méconnu, révélé par J.C Fignolé en 1970, enseigné depuis dans les écoles — a publié une œuvre majeure de grande portée politique, historique et littéraire. Lire son long poème : Les dix hommes en noir, et son récit poétique en 1659 vers Le Flibustier.
Un essai passionnant, une découverte ou des retrouvailles à chaque page, pour notre plus grand plaisir, un ouvrage important dans son intention première.
- Marie-Paule Farina, Sade et ses femmes, correspondance et journal - 26 février 2020
- Jean-Watson Charles, Plus loin qu’ailleurs - 5 juillet 2018
- Néhémy Pierre-Dahomey, RAPATRIES - 5 juillet 2018
- FRANKETIENNE, La marquise sort à cinq heures - 5 juillet 2018
- Legs et littérature n°8 - 5 juillet 2018
- Littérature et décadence, Etudes sur la poésie de 1804 à 2010 - 5 juillet 2018
- Thomas Chapelon, Ce vivant parmi les cendres - 6 avril 2018
- Roland Chopard, Sous la cendre - 1 mars 2018
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