Le rien dont il s’agit ici n’est pas le rien du tout, mais celui du Tout, le Tout qui n’étant rien peut tout être. Antoine Simon nous emmène dans une prom­e­nade à pas de mots dans son univers tout d’identification à l’autre et de jouis­sance de l’instant, loin des con­struc­tions fac­tices de l’esprit.

Car le poète marche comme il écrit, écrit comme il marche, fait à tout instant jail­lir le monde des mots et des pas qu’il imprime à la terre, qui est aus­si celle du poème : « La poésie monte en toi / par les pieds / à chaque pas son mot / la poésie vient de la terre à chaque pas / la poésie te pulse / t’investit dans sa danse ». L’esprit du recueil est posé dès les pre­mières pages : « les arbres sont pressés / se tien­nent par les branch­es / comme pour une fête / où tout est réu­ni / le soleil lui aus­si / pro­jette ses rayons / comme des éta­mines / toutes les abeilles du monde / se sen­tent la reine aujourd’hui / toute fleur et tout fruit s’engage / dans cette marche lente et pleine de vigueur / c’est ta res­pi­ra­tion qui fait sur­gir le monde / rien n’existait avant ton pre­mier mou­ve­ment ». Partout, l’idée que lorsqu’il y a tout, il n’y a rien, l’un, peut-être, pure pos­si­bil­ité de l’autre : « il y a tout il n’y a rien et les extrêmes se ressem­blent ». Le monde coule pais­i­ble, le chemin par­cou­ru chaque jour n’est jamais le même, chaque jour à la fois sem­blable et dif­férent, toute chose autour de soi se relie au monde et s’offre : « le canal pen­dant ce temps pour­suit / son bruisse­ment tran­quille / comme s’il fab­ri­quait une île / loin des vastes effare­ments / le ciel tend les bras vers la terre / tous deux se don­nent sans lim­ite ». Marchant sur la terre, con­vo­quant de sa marche pas et mots, le poète se met en quête du poème — c’est le poète ici qui se laisse écrire par le poème — : « et tu le guettes le poème / voilà qu’il t’apparaît / par­fois tu le laiss­es pass­er / tu ne fus pas assez rapi­de // d’autres fois il s’expose un peu / comme vic­time expi­a­toire / te laisse pénétr­er ses mots / sans oppos­er de résis­tance / délivr­er son mes­sage clair / comme le chant de la riv­ière / ou le hen­nisse­ment des feuilles / qui se cabrent au vent d’hiver ».

Antoine Simon, Rien du Tout, La rumeur libre, 2021, 83 pages, 15 €.

Le poète se fait marcheur immo­bile : « l’espace avec toi se déplace / rien ne s’amasse sous tes pas / sinon des effu­sions ver­bales ». Tout se passe dans l’instant, les mots sont à la fois le chemin et le but : « les mots et les pas mènent au même endroit / c’est tou­jours là que tu te trou­ves / ce lieu chaque fois dif­férent », « main­tenant tu te repos­es / entre les branch­es du vent / chaque vague de l’espace / métapho­rise le temps // une fois de plus à renaître / sans avoir rien à con­naître / tout est offert au regard // tu sais chaque instant du monde / son autonomie pre­mière / sa van­ité pri­mor­diale / Son impor­tance inutile ». Chemin à la voca­tion ini­ti­a­tique, dont il nous est sug­géré qu’il n’est pas une fin en soi, mais une étape vers une lib­erté à conquérir :

Un chemin de mots sous tes pieds
tu march­es sur la langue
une langue incon­nue de racines qui t’interpelle
avec patience et véhémence
tu march­es tu l’ignores
comme sans importance
comme si ceci n’avait rien à te dire
dans ses gestes d’espoir

tu march­es sur des pieds qui t’attestent le corps
qui te ficel­lent dans l’incommunicable
rien de tout ça n’a d’importance aux yeux de ton regard
tu sauras vol­er de tes pro­pres ailes
quand tu auras su déchiffrer
tout ce qui se fomente
dans l’interstice de tes pas

Les mots, para­doxale­ment pour le per­formeur de la parole poé­tique qu’est Antoine Simon, dont il dit de lui-même qu’« il préfère le pub­lic à la pub­li­ca­tion », c’est le moins pos­si­ble qu’il faut en dire : « Marcher sur la pointe des pieds / pour ne pas déranger / l’ordre de l’univers // par­ler le moins pos­si­ble / pour ne pas rajouter / les froisse­ments de langue ». Par­ler, mais en silence, comme on marche, par­ler du seul rythme de son pas : « Marcher surtout ne pas / chercher les mots / tu as trop pris l’habitude de son­ner les mots en marchant / tu pars avec l’idée pré­conçue d’utiliser les mots / dans la marche mais non / ne pas chercher les mots / les laiss­er venir / les laiss­er s’emparer de la marche / ce n’est pas toi qui march­es ce sont les mots les phras­es », laiss­er seule­ment par­ler les mots : « les seuls mots que tu veux garder / sont ceux qui vien­nent sans penser / les mots directs du fond de l’être / … / de cette pro­fondeur de l’être / où l’être n’est pas sin­guli­er / iden­ti­fié / séparé ». C’est pré­cisé­ment dans ce proces­sus d’écoute directe, à la source même de l’être col­lec­tif, en amont de tout savoir, que l’instant saura se faire com­mence­ment d’autre chose : « Tu march­es sans savoir ce que font tes pieds // tu écris sans savoir ce que dis­ent les mots // tu ne sais rien mais par ce non-savoir / tu arrives tou­jours quelque part », « car le non savoir c’est là que tout se pro­duit / tout ce que tu sais est ancien n’a plus aucune valeur / c’est dans le non savoir que se fomentent les décou­vertes / comme dans le seul instant vivant qui est chaque fois le début du monde / le début du temps ». Du chemin de mots que nous foulons de nos pas, le poète écrit qu’il est pur scin­tille­ment de l’être véritable :

Le chemin n’est pas le chemin
il est le chemin par lequel le chemin arrive
du chemin matériel à l’autre il n’y a que le pas que tu veux bien franchir
le chemin n’est pas un chemin mais il com­mence à l’état d’ouverture
c’est un chemin en étoile
tout chemin véri­ta­ble est une étoile qui scintille
sans condition
ton inter­ro­ga­tion vis­cérale sur l’être ne répon­dra jamais de façon satisfaisante
l’être est une évi­dence qui ne souf­fre aucune démonstration
ce n’est pas la pen­sée qui fait l’être c’est le scin­tille­ment de l’étoile

Être ouvert à l’autre, com­mu­ni­quer l’incommunicable, voilà bien le thème fon­da­men­tal du livre. Savoir que cet autre qu’on croise n’est que reflet de soi-même, appren­dre à con­naître l’autre pour se recon­naître soi-même : « Quand je regarde l’autre / et que je le vois dif­férent de moi-même / c’est que mon regard n’a pas pu percer n’a pas su percer / la vérité des choses ». Savoir que l’essentiel ne peut se dire par les mots, « inca­pables qu’ils sont de s’ouvrir / sur le tout », car « quand tu veux not­er l’essentiel / les mots tour­nent en périphrases / ils ne sont jamais faits pour ça / métaphores de métaphores / l’abyme les abîme ». Offrir les mots, en laiss­er la libre dis­po­si­tion à celui qui les reçoit, le per­formeur ici par­le : « tu es une machine à pro­duire des mots / incan­ta­toires / des mots gilets de sauve­tage / à cha­cun de s’en revêtir / de s’en par­er pour les uns / de s’en rêver pour les autres / de s’en être pour les derniers / dans le seul ordre de la phrase / car les mots ne veu­lent rien dire / ils sont leur pro­pre con­sen­te­ment ». Ne pas chercher le partage avec l’autre dans les mots eux-mêmes, mais plutôt dans le silence (la réso­nance du cri libérant les mots ?) : « Quand tu dis “c’est beau !” / c’est pour partager / mais cette beauté partagée / se divise se dérobe / tu la perds // quand tu ne dis rien / c’est que tu es seul / c’est que tous les autres / sont avec toi / sont en toi / c’est que tu n’as pas besoin / d’exprimer / c’est que / c’est ». Silence donc pour exprimer l’être, cet être col­lec­tif enc­los dans la soli­tude du moi pro­fond, accord dans le silence avec cet autre qui est aus­si nous-même. L’amour, peut-être un temps nég­ligé, ultime attrib­ut qui tient ensem­ble tous les autres : « Il ne man­quait plus rien / ou plutôt presque rien / qu’une petite chose / sin­gulière oubliée / que tu ne voy­ais pas / que tu ne touchais pas / que tu ne sen­tais pas / que tu n’entendais pas / que tu pen­sais futile / pro­vi­soire inutile / qui s’avéra pour­tant / être / plus impor­tante / que tout le reste / être / le ciment de tout le reste / qui per­met de faire tenir / ensem­ble l’ordre et le chaos / être / le ciment de l’être / l’amour ». Et voici qu’enfin le poète, ayant su déchiffr­er « tout ce qui se fomente / dans l’interstice de [ses] pas », peut renaître et pren­dre son envol :

bien­tôt tu con­naitras ta langue
et tu per­dras ce par­ler d’homme
forgé sur les définitifs

l’avenir est une aile ardente
Phénix amoureux de sa flamme

venu du plus pro­fond passé
l’avenir danse dans tes pieds

Une poésie sim­ple et lumineuse pour dire la lib­erté d’aller et faire réson­ner pas et mots du bon­heur de l’instant réinventé.

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Eric Chassefière

Éric Chas­se­fière a passé sa jeunesse à Nîmes, la plus grande par­tie de sa vie pro­fes­sion­nelle à Paris, et vit actuelle­ment à Fron­tig­nan. Directeur de Recherche au CNRS, il est astro­physi­cien, spé­cial­isé dans l’étude des planètes, et his­to­rien des sci­ences. Il a été pro­fesseur chargé de cours en physique de la Terre à l’École Poly­tech­nique, et a par ailleurs dirigé un lab­o­ra­toire de géo­sciences à l’Université Paris-Saclay. Il tra­vaille actuelle­ment à l’Observatoire de Paris dans l’équipe d’histoire des sci­ences astronomiques. Il est l’auteur d’une cinquan­taine de recueils de poésie parus chez : Yvelinédi­tion, Encres Vives, Rafael de Sur­tis, Edi­tions de l’Atlantique, Alcy­one, Inter­ven­tions à Haute Voix, La Porte, L’Harmattan, Sémaphore (Quim­per­lé). Il a obtenu en 2015 le prix Gior­gios Saran­taris pour « Le peu qui reste d’ici  » (Rafael de Sur­tis), en 2021 le Grand Prix spé­cial de la Société des Poètes et Artistes de France (SPAF) pour «  Comme une sève », en 2022 le prix Xavier Grall pour l’ensemble de son œuvre, et en 2023 le prix Marie Noël pour « La part silen­cieuse » (Alcy­one). Il a pub­lié dans une trentaine de revues de poésie. Il est mem­bre du comité de lec­ture de la revue Inter­ven­tions à Haute Voix, mem­bre du comité de rédac­tion de la revue en ligne Fran­copo­lis, chroniqueur réguli­er pour la revue Diérèse, et chroniqueur occa­sion­nel pour les revues en ligne Terre à ciel, Recours au poème et Oupoli. Il est régulière­ment invité à don­ner des lec­tures : Fes­ti­val des Poésies Actuelles de Cordes-sur-Ciel, Fes­ti­val de la Parole Poé­tique de Quim­per­lé, Print­emps des poètes à Chav­ille, Mai­son de la Poésie de Poitiers, … Ses derniers recueils parus sont, chez Rafael de Sur­tis : Sen­tir (2021), La part d’aimer (2022), Paler­mo (2023) ; chez Alcy­one : L’arbre chante (2021), La part silen­cieuse (2023) ; chez Sémaphore (Quim­per­lé) : L’immédiat de vivre (2020), Le jardin d’absence (2022), Faire par­ler son âme (2023) ; chez Encres vives : Moments poé­tiques (2021).