Ara Alexandre Shishmanian : 5 poèmes inédits

2018-01-30T08:47:20+01:00

 

 

Couteaux froids

Je suis un accu­mu­la­teur d’évanescence –
l’évanescence est pleine de mots
le cœur est plein de couteaux froids – à savoir, de séparations,
tout homme devient une séparation
ne pou­vant être, d’emblée, une solitude –
le silence est un hôte de mar­que dans une cabane de fumée
gar­nie de perles,
la tête est mys­térieuse, le corps – ophidien
telle une route cou­verte d’écailles
sur lesquelles chu­chotent les lèvres des autos

Par­fois je cueille dans l’herbe
des morceaux mécon­nus de lumière :
il faut savoir les voir et leur par­ler surtout, avec les mains,
sinon, les yeux – ces balles de glace – ne peu­vent plus regarder
que par la mort

Per­son­ne dis­cerne alors à tra­vers eux,
comme à tra­vers des lunettes,
une sorte de fan­tôme du Pôle Nord –
autant que nous rêvions, l’être même
n’est que doute transper­cé par la fleur,
doute plein de syl­labes mais dépourvu de sens,
tel un pubis insat­is­fait de soi-même,
peut-être juste­ment parce qu’il a su
tout ce qu’il ne pou­vait plus celer

 

 

 

 

La tangente invisible

Une tan­gente invis­i­ble entre deux formes du zéro,
pur effrange­ment des échos de l’odyssée de personne –
une séquence du vent ou peut-être l’anneau sans fin
de tous les chemins,
un point d’interrogation peint sur la toile d’un bateau,
la fontaine des syl­labes, le chant où je me perds,
ou encore l’anneau rem­pli du labyrinthe de la dissipation

« La chan­son du cré­pus­cule des sirènes – dit personne –
me recherche au-delà des portes de cire
au-delà des portes d’oubli des paroles,
les autres se per­dent dans l’ouïe tels des fantômes,
moi seule­ment, je gran­dis en con­nais­sance, relié à l’oubli » –
des pages peut-être trop près du rouge
pour ne pas se con­fon­dre avec le sang,
un passe­port vers le néant, ou un passe-partout
pour la porte en écaille du silence

Per­son­ne pour­chas­se l’image de la clef
par laque­lle la con­tem­pla­tion règne sur le passé,
rien cache les secrets du tout,
l’espoir s’échoue tou­jours au cœur du mirage,
des pin­gouins de verre se lavent au crépuscule,
le brouil­lard est l’ubiquité de la révélation –
noir et jaune est le scaphan­dre amer des fruits,
le scaphan­dre rayé de colère,
mécon­nus sont les mys­tères des cannibales,
des larmes étranges s’écoulent sur les paris du paradoxe –
je m’endormais par­fois le peigne des ondes à la main
en rêvant du lointain,
du loin­tain que j’atteindrais en me séparant de moi-même,
des anx­iétés en si mineur aux cordes de ténèbres

Per­son­ne flotte sur la face des eaux avec son aéro­stat de diamant
pen­sant l’ascension qui se rem­plit d’échelles,
la mélan­col­ie est un comp­toir sur lequel j’étale
les entrailles fic­tives de ma solitude

Ô ! c’est moi, bien sûr, c’est moi la tan­gente invisible
entre les deux formes du zéro,
et tous les autres fan­tasmes des syllabes,
dons du néant, sur­vivant, peut-être,
dans les cendres

 

 

 

La blessure du trésor

Verre potable en or amer –
toits fanés des maisons pleu­rant au crépuscule
« la mélan­col­ie seule m’est couronne » – chante
le nos­tal­gique per­son­ne dans le lotus du vide,
il por­tait des paris somptueux, des lam­beaux hasardeux
de l’aléatoire

Ô ! qui avait de si nom­breuses touch­es – mais les cordes
étaient incon­nues dans le piano d’absence,
quelque part un coin de dentelle
racon­te à tra­vers la prophétie des araignées
l’arsenic aérien –
il n’y a plus rien de res­pirable, et nous n’avons plus droit
qu’à de mis­érables découpes de suffocation –
le crâne oblong nous rap­pelle encore,
pareil à une larme de sphinx,
son étrange énigme planante
con­tem­plant sa flot­tai­son insoluble –
on dirait, la clef de neige d’un fantôme,
exci­ta­tion de glace et tsuna­mi de frissons
au-dessus duquel lévite l’écume des migraines –
j’arrache du mys­tère les fibres incon­nues qui tis­sent leur illusion
et les donne à rumin­er aux pais­i­bles chimères

J’ai parsemé de signes le crépuscule
pour me rap­pel­er la blessure du trésor
et les pas dis­séminés sur la lune de craie,
l’autre meurt comme un dessin sur un mur,
sa soli­tude crachée sur l’aboiement idol­âtre des chiens,
un frag­ment de néant brise le hasard des choses,
troue les secondes
avec son silence d’une ron­deur par­fumée et noire
qui emplit ma bouche d’abîme –
incom­préhen­si­ble appa­rais­sait, dis­parais­sant, cette anti-étincelle,
sa couleur tox­ique m’aurait empoi­son­né – aurait empoisonné
celui qui porte mon nom – si moi, non-moi, personne,
n’étais pas déjà un frag­ment de néant souri­ant et inconnu
irisé par le cré­pus­cule, buvant lentement
le verre potable dans l’or amer

 

 

 

Trop d’âme

L’obscurité comme un con­te des étoiles
les poètes – sim­ples rayons lunaires,
paroles lis­sées par la nuit
portées par le sub­til souf­fle du vide –
peut-être, des eaux à la den­sité des naufrages
peut-être, des ports habités par la vacuité des départs
peut-être, des marins de syl­labes por­tant en eux
les ombres de la mort –
et ces mains aux doigts trop fins pour autre ouvrage
que les ago­nies de l’hystérie,
des nerfs sor­tis à l’air libre de leurs fentes ophidiennes –
car les poètes cachent en eux des finess­es filées d’infinis trous noirs
et des tis­sus somptueux respirés par les arbres

issu de l’inconscient hos­tile, il se rap­proche de nous avec des loin­tains miraculeux
dirige vers nous les regards des joy­aux douloureux dont il est fait

du point de vue du mésonge l’ange est un abîme
volant avec les pétales de la rose,
un scaphan­dre des mécon­nues étince­lant d’immortalité écrasée –
les pas ont par­fois quelque chose de la clarté des miroirs
et pour­tant sou­vent le génie halète – parce qu’il mélange trop d’âme
dans son cristal liquide,
parce qu’il con­fond hélas trop facilement
le moi et le soi,
parce qu’il veut quelque chose de sa soli­tude altérée –
le sourire sup­prime l’automne tel un rythme effrayant de l’ordre,
les pas de la mort ense­men­cent le rivage de gigan­tesques cierges –
des arbres spec­traux veil­lant le décès des vagues,
étrange colon­nade pour les funérailles du ciel,
armes bizarres styl­isées par les stores des signes
dans les stocks trans­par­ents de l’obscur –
peut-être les résidus d’une écri­t­ure invraisemblable
d’avant les Atlantes –
frag­ments d’un labyrinthe des extraterrestres

le maître catop­trique de la flamme met en scène les shows de la nuit
sac­ri­fie et scar­i­fie encore la spi­rale qu’il remonte
dévoile sur l’autel de pénom­bre le fan­tôme inver­sé de la victime,
la soli­tude de la chair et sa cen­dre froide sous le déluge de lune perdue,
trop atten­tif à l’anxiété pour dis­cern­er encore  la  nites­cence du néant

je me promène à tra­vers ce musée de carreaux
trop opaque pour l’image – trop trans­par­ent pour l’ombre,
je me promène, en m’efforçant tou­jours – oh oui, tou­jours, toujours –
à disparaître

 

 

 

Une soif sans fin

je regarde mes mains telles des pages
les ailes – telles des pétales ensanglantés,
l’abîme a fleuri en moi, l’écorché,
le mésonge m’a embauché aux press­es de l’invisible

le silence sort de la mer tel un dieu en coquillages
les vagues pleurent aux gouttes d’écume
flot­tant sur les joues de l’air
jusqu’à ce que la sus­pen­sion invente leur néant,
la lune, ancêtre du hurlement –
sur la cime du cielscin­til­lent les scissions –
où est le médica­ment qui me ras­sas­ie de la maladie
où – la miette de pain
qui me ras­sas­ie de tous les événe­ments de la faim
trop de blanc dans la con­tem­pla­tion sans fin de l’échec
trop d’ancres dans ces amar­rages sans ports
trop d’anges dis­parais­sant au-delà de la digue
tels des flo­cons labyrinthiques
la neige de trop d’hivers neige ma douleur
les dra­peaux de la vieil­lesse presque squelettiques
s’approchent de leur terme, le livide en broussaille,
les dra­peaux de la vieil­lesse s’approchent de moi
le pâle transper­cé du gri des crocs et des griffes,
la dis­pari­tion avec sa man­tille somptueuse – monstrueuse –
d’accidents imprévisibles,et pourtant,
quelque chose nous attend quelque part
entre fan­tasme et glace méconnue,
dans la pause entre nous-mêmes et l’erreur androgyne
je con­tem­ple, comme une espèce en voie de disparition,
ma loin­taine naïveté assoiffée
se déver­sant en bouil­lon­nements de générosité absurde
transper­cée telle un Saint Sébastien par la fer­veur de la vérité
et la panique étrange de ne pas rater mon martyre
oui, la fièvre du témoignage
décep­tions con­ton­dantes à répétition,
le froid infi­ni du mépris – du mépris transcendant –
c’est la con­clu­sion inévitable de la dernière let­tre qui vous est adressée,
cica­trice écrite des syllabes
habitées par le sourire exterminateur
et la soif, oui, la soif sans fin
des méconnues

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la fac­ulté de langues romanes, clas­siques et ori­en­tales, avec une thèse sur le Sac­ri­fice védique, opposant au régime com­mu­niste, Ara Alexan­dre Shish­man­ian a quit­té défini­tive­ment la Roumanie en 1983. Poète et his­to­rien des reli­gions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des pub­li­ca­tions de spé­cial­ité en Bel­gique, France, Ital­ie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du col­loque « Psy­chan­odia » qu’il a organ­isé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Cou­liano, dis­ci­ple de Mircea Eli­ade : Ascen­sion et hypostases ini­ti­a­tiques de l’âme. Mys­tique et escha­tolo­gie à tra­vers les tra­di­tions religieuses, 2006, et le pre­mier numéro d’une pub­li­ca­tion péri­odique : Les cahiers Psy­chan­odia, I, 2011 ; ces deux pub­li­ca­tions sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Cou­liano » qu’il a créée en 2005).

Il est égale­ment l’auteur de 18 vol­umes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochi­ul Orb / L’oeil aveu­gle, Tirezi­a­da / La tirési­ade, regroupés dans Trip­tic / Trip­tyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I‑VI (2003–2017), le cycle Absenţe / Absences, I‑IV (2008–2011), et enfin Neştiute / Mécon­nues, I‑V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux vol­umes de poèmes traduits en français par Dana Shish­man­ian sont parus aux édi­tions L’Harmattan, dans la col­lec­tion Accent tonique : Fenêtre avec esseule­ment (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recen­sés dans des revues lit­téraires français­es (dont Recours au poème).

Autres lec­tures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

His­to­rien des reli­gions, auteur de plusieurs études sur l’Inde Védique et la Gnose, Ara Shish­man­ian a égale­ment organ­isé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d’un col­loque sur la mys­tique escha­tologique à tra­vers les reli­gions mais aus­si de 14 vol­umes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

Avouons-le : il s’ag­it, à pre­mière vue, d’un livre dif­fi­cile, éru­dit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kaf­ka, Novalis, Rilke… Ce d’au­tant que nous sommes face à […]

Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, Mi-graines

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