Ara Alexandre Shishmanian, Deux méta-chimères

Par |2019-11-06T09:42:52+01:00 6 novembre 2019|Catégories : Ara Alexandre Shishmanian, Poèmes|

Odradek

 

… et si la tran­scen­dance était seule­ment un « autre » indis­pens­able – com­plète­ment absurde • une altérité étrange sans laque­lle nous ne pour­rions vivre mais dont la prox­im­ité nous rend la vie insup­port­able • une sorte d’âme étrangère par­faite­ment famil­ière avec laque­lle nous savons que nous ne nous famil­iaris­erons jamais • d’ailleurs, pourquoi la tran­scen­dance et non quelque chose de beau­coup plus mod­este – une sim­plic­ité han­tante bien plus inaccessible •

il est curieux – et pour­tant, quoi de plus naturel – que le méta-zool­o­giste Borges (le frère Jorge du non de la rose) ait inclus dans sa col­lec­tion si téméraire de méta-êtres – sans doute, incom­plète comme toutes les col­lec­tions, lesquelles ne sont que des portes minus­cules vers l’impossible – juste­ment Odradek – la créa­ture de signes de son com­père en bizarrerie – bien plus bizarre encore – Franz Kaf­ka • à vrai dire, Kaf­ka pour­rait faire lui-même par­tie d’une col­lec­tion méta-zoologique… • (la ten­ta­tive a été faite jadis… comme par inad­ver­tance) • quant à Odradek… Odradek est avant tout un signe de l’incertitude • une for­ma­tion lex­i­cale incer­taine – slave, ger­manique, slav­isée – un nom tchèque, peut-être – si ce n’est une forme de  oder/oder con­trac­tée – sorte de ou/ou kierkegaar­di­en – une alter­na­tive sus­pendue car en fait cam­ou­flée • mais si les choses se présen­tent vrai­ment ain­si – com­ment pour­rait-il être, Odradek • l’être du „ou” • en effet, pour qu’un être soit – il doit – devrait, en tout cas – cor­re­spon­dre à un nom pro­pre ou com­mun – aux deux, éventuelle­ment • par exem­ple, le buis­son ardent – l’obscur igné qui a par­lé à Moïse • le poilu cor­us­cant • à bien des égards, le buis­son ardent ressem­ble à Odradek – bien qu’à vrai dire, il n’existe rien de cor­us­cant en ce dernier • et ceci parce qu’avant tout il représente le para­doxe d’une com­bus­tion absurde – le com­bustible – le buis­son – four­nissant la forme et non l’aliment de la flamme • dans un sens – une fusion – la clé du para­doxe de l’éternité – coin­ci­den­tia oppos­i­to­rum • et pour­tant le buis­son ardent peut être nom­mé – il a non seule­ment une dénom­i­na­tion mais même un nom • alors que l’être du „ou”, non • l’être du ou est un para­doxe sans nom – absol­u­ment innommable •

c’est peut-être pour cela que Kaf­ka l’a nom­mé Odradek • Odradek est un par­fait non-mot – un non-nom dans le monde des mots et des noms • plat – ressem­blant en quelque sorte à une étoile fil­a­menteuse – Odradek sem­ble relever en même temps du domaine du tex­tile et de la sphère du biologique • mais il peut tout aus­si bien ressem­bler, dis­ons, à un texte par­faite­ment illis­i­ble ou à une hiéro­glyphe incom­préhen­si­ble mais tracée avec une cer­taine méth­ode par un égyp­tien aux fortes ten­dances mono­schiz­o­phrènes • sem­blable aux man­dalas mal­adives repro­duites par Carl Gus­tav Jung • en tout cas, Kaf­ka lui-même, on le sait, était, peut-être, la réin­car­na­tion d’un célèbre scribe dont la stat­uette se trou­ve au Lou­vre • mais avant tout, doté d’une incroy­able capac­ité de ren­dre présente son absence – et glis­sant avec une for­mi­da­ble mal­adresse, presque pro­fes­sion­nelle, dans le néant à chaque pas – Odradek est par déf­i­ni­tion l’avènement d’un mode de lec­ture – un cail­lot de stupé­fac­tion caméléonique qui emprunte sa forme à celle de l’étonnement de qui le con­tem­ple avec la bénigne anx­iété de l’individu amin­ci entre l’averne et l’a‑rêve •

la plu­part du temps, sta­tis­tique­ment par­lant, Odradek sem­ble avoir, d’une manière extrême­ment con­fuse, l’air d’une espèce de pelote – de laine ou de n’importe quelle autre matière tex­tile – dotée d’une sorte d’intention obscure – qui tente en per­ma­nence de pré­cis­er sa forme avant de s’écrouler dans l’informe • pour­tant même dans ce cas on ne saurait par­ler d’une pelote accu­mulée d’un fil unique et con­tinu – mais plutôt d’une masse fibreuse à géométrie vari­able – embar­rassée et embrassée de toutes sortes de fils cassés, de dif­férentes couleurs, comme renoués au hasard – mais un hasard qui vise un ensem­ble de plus en plus inex­tri­ca­ble – une règle arbi­traire et d’une cer­taine manière ironique de la com­pli­ca­tion gor­di­enne (indis­cutable­ment, Odradek est cousin de troisième degré du nœud gor­di­en et neveu, du côté mater­nel, du labyrinthe de Dédale) – un labyrinthe de synaps­es qui sug­gère et exclue la pos­si­bil­ité d’un cerveau – accen­tu­ant l’impression inef­fa­ble d’une men­ace onirique • de ce mélange virtuel illis­i­ble pareil au labyrinthe d’un texte incas – pour­rait sur­gir n’importe quand – qui sait – un nou­v­el E.T. – un extrater­restre tis­su exclu­sive­ment de matière cérébrale – court-cir­cuité des idées les plus incom­préhen­si­bles et for­mant lui-même le bio-lan­gage de toutes les dimen­sions du cos­mos – un con­tin­u­um méta­physique de hyper-hyper… espaces achroniques au big-bang et au big-crunch dans la coquille – un fruit de la con­nais­sance pareil à un infi­ni éven­tail option­nel – véri­ta­ble cau­da pavo­nis des révéla­tions supra-divines •

mol­lusque – soit-il tex­tile, délire labyrinthique fil­a­menteux – Odradek n’est pas totale­ment – car son cen­tre est pénétré d’une sorte de T inver­sé – une sorte de squelette qui lui per­met de mod­el­er à l’aide des rayons latéraux – avec beau­coup de mal­adresse – le fan­tôme d’une marche • le miroir frag­men­té de sa struc­ture inter­rompue peut nous faire croire – apud  Kaf­ka – en qui sait quelle util­ité per­due – le par­adis jamais retrou­vé d’un rôle quel­conque aux organes brisés a pri­ori – en les éclats dérisoires de quelque fonc­tion – qui sait – par­faite • virtuelle­ment, peut-être, comme un rêve infi­ni de l’attente et du doute • des cer­ti­tudes, bien sûr, ni sur ce point ni sur d’autres – n’existent point – et le plus prob­a­ble est qu’Odradek incar­ne pas sa bizarrerie en quelque sorte caméléonique, juste­ment, la rela­tion d’indétermination de Heisen­berg • ou peut-être avons-nous affaire à un cail­lot d’énigme com­plexée com­plexe du genre de l’ornithorynque kantien et écologique • bête mul­ti­col­ore telle une larve – labyrinthe tem­porel jamais arrivé à matu­rité – Odradek ne sem­ble pas avoir plus de sang que les mannequins •

pour­tant la rigueur de son inco­hérence sémi­o­tique nous fait croire à une organ­i­sa­tion cachée – organ­isme occulte et para­dox­al au sang de sec­on­des • blessé, Odradek représen­terait prob­a­ble­ment une cat­a­stro­phe pour l’espace-temps – équiv­a­lente – bien que d’un type dif­férent – d’un trou noir – et son inutil­ité par­faite sem­ble atten­dre ou représen­ter une clé vers autre chose que seule­ment un sim­ple chaos mul­ti­di­men­sion­nel souf­frant de voyeurisme poly­chromique • bien qu’à une telle idée, juste­ment, sem­ble nous inviter sa poly­chromie aber­rante d’assemblage aléa­toire de frag­ments • cer­taines car­ac­téris­tiques plutôt com­porte­men­tales que physiques nous font devin­er une espèce d’œil aveu­gle omni-per­méant – ou peut-être seule­ment le regard para­dox­al d’un tel œil, caché sous l’incohérence de mul­ti­ples cam­ou­flages mais aus­si com­posé par celle-ci •

cer­taine­ment, Odradek est toutes ces choses ensem­ble et bien plus encore – un don (podárok – dans mon “russe” très approx­i­ma­tive­ment translitéré) comme dirait un per­son­nage du stalk­er de Tarkovs­ki • et je me demande même ce qui se passerait si, dans un accès d’imprudence, nous pen­sions ou nous for­mulions seule­ment devant lui – à savoir, en pen­sant à lui – quelque désir • je crois qu’il est trop intel­li­gent et trop ironique pour recourir à ces accom­plisse­ments dan­gereux – vague­ment moral­isa­teurs – de la “zone” • il nous lais­serait plutôt échouer tels des baleines sur les rivages de nos nos­tal­gies – rêvant dérisoire­ment notre pré­car­ité délirante •

dans son essence évanes­cente – Odradek est jeu pur sans procès d’intention • cet extrater­restre pelucheux – extra-physique plus qu’extraterrestre (ou du moins, extra-cos­mique) – cache dans sa tex­ture presque orgas­mique un secret insond­able – un mys­tère, peut-être • crabe sans cara­pace – si ce n’est invis­i­ble – à la démarche extrême­ment mal­adroite – une manière de rep­ta­tion on dirait – tant les fil­a­ments qui lui ser­vent de pattes sem­blent inca­pables de soutenir son corps autrement incroy­able­ment léger • mal­gré cela – en dépit de son air de flo­con lour­dingue et empêtré – de micro-labyrinthe égaré en lui-même et comme men­acé en per­ma­nence d’une poliomyélite bizarre – Odradek peut s’avérer d’une rapid­ité ful­gu­rante et avant même d’avoir inspiré tu peux à peine l’apercevoir – tra­ver­sant l’appartement entier – le pla­fond – le par­courant comme s’il lui feuil­letait tous les murs – même qu’il donne par­fois l’impression de les franchir – non gêné par la solid­ité du béton et des briques – et ce, sans quit­ter un instant sont air gauche et rampant •

est-il, Odradek, ubiquiste ? • peu prob­a­ble car dans ce cas son déplace­ment serait com­plète­ment invis­i­ble • il n’est pas moins vrai pour­tant que dans les moments – tou­jours extrême­ment étranges – oniriques – où il lampe avec une incroy­able rapid­ité – comme en lisant les objets qu’il par­court avec ses fil­a­ments incer­tains – on dirait – mal­gré la vitesse épuisante pour quiconque s’entêterait à le pour­suiv­re du regard plus longue­ment – qu’Odradek joue, en se mou­vant pour ain­si dire au ralen­ti • cela lui arrive pour­tant par­fois de s’étendre de tout le long de son corps – si on peut dire qu’Odradek a un corps – avec ses fil­a­ments immo­biles telles des mous­tach­es cir­cu­laires – immergé dans une fix­ité atarax­ique en quelque sorte océanique – comme en s’attendant lui-même, dirait-on – pour qu’ensuite il dis­paraisse subite­ment – réap­pa­rais­sant ou non immé­di­ate­ment – en tout autre endroit de la mai­son • où il dis­paraît quand il ne réap­pa­raît pas pour­tant (les péri­odes de dis­pari­tion – d’effacement  trou­blant et je ne sais com­ment – absolu – peu­vent vari­er entre deux-trois min­utes et deux-trois mois – jamais plus autant que j’ai pu le constater) •

s’il lui arrive de s’insinuer dans les apparte­ments et immeubles voisins – à vrai dire je n’ai jamais pu établir jusqu’où il pousse ses expédi­tions – il donne par­fois l’impression que le monde entier – non seule­ment la terre – est pour lui une sorte de bib­lio­thèque invis­i­ble aux pages occultes • d’autres fois on dirait qu’il tisse et déchire telle une par­que-péné­lope le réel même dans lequel nous sommes incrustés – notre illu­sion kaléi­do­scopique • il ressem­ble beau­coup à une araignée (seule­ment, il n’en est pas une) qui véri­fierait péri­odique­ment et en quelque sorte, épisodique­ment sa toile • ses préoc­cu­pa­tions touris­tiques com­por­tent, je l’ai déjà dit, une espèce de régu­lar­ité capricieuse – sub­tile­ment métronomique – comme si quelque chose l’attirait ou le con­traig­nait à une sorte de fidél­ité incom­préhen­si­ble (compte tenu de ses para­doxales capac­ités loco­motri­ces, même cela pour­rait n’être qu’une illusion) •

 

Nico­las Vonkris­sen, Catal­y­seur sen­soriel, mod­ule
à qua­tre faces, encres et gravures (château de 
Pier­re­fonds, pho­to de févri­er 2018).

la sen­sa­tion la plus durable que nous pro­cure son aspect équiv­oque et ambigu est celle d’un nœud onirique qui nous sil­lonne – nous tra­verse et nous façonne – non pas autant que nous sommes nous-mêmes – mais dans la mesure où nous nous appa­rais­sons les uns aux autres et à nous-mêmes – comme liés à cette appari­tion • des fois – sous l’orange érogène du cré­pus­cule – sous le sang galac­tique des nuits de plus en plus pro­fondé­ment mor­dues par les pho­tos des orig­ines – les syl­labes se rassem­blent –migraines blanch­es – comme aux lèvres du par­ler d’une fontaine • la ques­tion s’écoule alors pareille au silence d’un verre trop plein – non pas une quête de la réponse mais un geste de plus en direc­tion du mésonge – comme une entrée/sortie par impos­si­ble de porte •

j’entre ain­si dans une attente non-atten­dante qui me trans­forme en ce que j’étais défini­tive­ment incer­tain jadis – comme si mes lèvres étaient Odradek – qui en se taisant ou en répon­dant, me reviendrait • je me réponds alors au hasard bien que j’entende des syl­labes abyssales que je n’ai pas pronon­cées • “qui es-tu” – me demande-je – “Odradek” – me réponds-je – “et où habites-tu” – “domi­cile infi­ni” me réponds-je – mais je n’entends aucun de ces mots je sais seule­ment que je suis le nœud par­lant de l’illusion – que je détiens en moi la tex­ture qu’en vivant je tisse et qu’en mourant je détis­serais • je me réponds ain­si implicite­ment à la ques­tion que je n’ose jamais me pos­er et je ris, comme si la bande de mag­né­to­phone des automnes grin­cerait douce­ment – en se frois­sant dans un vieil appareil “tes­la” détraqué • mes lèvres se fanent comme une forêt qui neig­erait mes feuilles – et elles sont Odradek et se dépar­tent de moi telles des syl­labes à peine pronon­cées – des syl­labes imprononçables que j’ai pronon­cées pour­tant • la locu­tion s’écoule de moi telle une résine silen­cieuse dis­parais­sant dans l’incolore des inter­ro­ga­tions tou­jours – jamais refor­mulées • des inter­ro­ga­tions ou plutôt des inter­views mor­dues de plus en plus pro­fondé­ment par le sang pho­tographié des commencements •

il arrive par­fois que le silence d’Odradek se tisse en quelque sorte en lui-même – en s’enchevêtrant plus touf­fu que jamais dans le tohu-bohu d’un labyrinthe inex­tri­ca­ble • j’entrevois alors sur la crête vagi­nale des hori­zons érogènes – dans l’épaisseur orange des cré­pus­cules – deux-trois peri­tios volant esseulés comme des lignes fan­toma­tiques tra­ver­sant l’écran d’un ordi­na­teur – et je lis en eux moult sourire – voici, étranges et per­sis­tantes migraines, six peri­tios me souri­ent paraît-il • Odradek s’estompe alors lente­ment – et je m’estompe avec lui – et nous sommes – et l’un et l’autre – une plaisan­terie du néant – rien de plus – du néant trop mélan­col­ique pour com­pren­dre sans s’en jouer sa pro­pre soli­tude – hémor­ragie de la soli­tude telle une mort éter­nelle des immor­tels • il m’arrive de me retrou­ver – entraîné par les gob­elins de mes médi­ta­tions – ou peut-être enlevé dans un tour­bil­lon quan­tique par les déplace­ments ful­gu­rants d’Odradek – sur les march­es d’une mai­son en bois où je n’ai jamais habité • devant moi – avec les fil­a­ments pen­dants – col­lé au bois fibreux de l’escalier tel un œil en laine – méduse silen­cieuse échouée sur le rivage de son ubiq­ui­té infinie – Odradek m’attend ou peut-être attend-il une ques­tion que je me suis posée et que je lui ai posée – sans oser recevoir la réponse que me donne tou­jours sa soli­tude quelque part inutile • peut-il mourir, Odradek ? – c’est comme si je demandais si le néant peut mourir • et pour­tant, aus­si absurde soit-il, je ne peux m’empêcher de me deman­der – peut-il mourir, le néant ? • inverse­ment – mais peut-être pas tout à fait inverse­ment – pour­rais-je penser le néant, immor­tel ? • et d’ailleurs l’immortalité ne com­prend-elle pas la mor­tal­ité avec le signe moins = – mor­tal­ité ? • est-il le néant moins ou plus mor­tel : ± mor­tel ? • le néant, à savoir Odradek • mais peut-être Odradek n’est pas le néant lui-même mais une sorte de seuil – une sorte de nœud – un sémaphore de l’éteignement • ou le néant lui-même est ce seuil vers le néant lui-même et alors à nouveau… •

apparem­ment rien ne sem­ble plus inutile – ni plus dépourvu de sens qu’Odradek • lui qui n’est peut-être ni être ni non-être – mais quelque chose d’absolument indéfiniss­able • sorte d’“oncle Vania” plus méta­physique que lit­téraire • lui qui n’a même pas de place dans le monde – ailleurs peut-être qu’en mon cœur – dont le lient, dirait-on, les mul­ti­ples fil­a­ments de l’échec qui l’a jeté dans le monde • est-il mon cœur, Odradek ? • mon cœur comme une soli­tude tombée du soi – absol­u­ment sans but – sans sens – irrépétable­ment sans but – sans sens – irrémé­di­a­ble­ment tombée du soi – du moi • mon cœur, une migraine – une absence mécon­nue – tou­jours à l’inutilité avec seul • et alors, peut-il mourir, le ± mor­tel Odradek • ± mon coeur • peut-il mourir celui qui est sans avoir jamais existé – celui qui n’est pas – n’a vécu, en tout cas, jamais – mais existe pour­tant tou­jours • nul but ne l’a souil­lé – ne l’a enfer­mé dans le cer­cueil pré­caire de l’existence – et lorsqu’il dis­paraît je réalise qu’il me fuit – moi son dernier lien – son dernier sens com­mun avec ce monde qu’encore – pas encore – pas encore – je ne parviens à quit­ter • il dis­paraît comme s’il s’évaporait de moi-même – et il me revient pour­tant tou­jours comme s’il ne pou­vait quit­ter quelque chose que je suis ou que je sig­ni­fie • moi l’inutile – le soli­taire absolu des sourires – à tra­vers l’étiolement, l’étoilement desquels – comme à tra­vers des feuilles mortes – je traîne en riant mes pieds • le rire – le rire muet n’est-il pas d’ailleurs tout l’être de non-être d’Odradek •

et alors une autre idée me frappe moi le dépourvu de cœur – moi qui ne suis qu’un cœur de migraine • “pour­rait-il me sur­vivre, Odradek ?” – lui, qui n’a pas réelle­ment de corps mais seule­ment l’espoir d’une apparence – une apparence d’attente qui peut se dis­siper n’importe quand • lui, qui nous men­ace tous non de sa présence bénigne mais de sa ter­ri­ble dis­pari­tion – évanouisse­ment défini­tif hors de l’illusion, l’identité et le temps • lui, qui me don­nait sou­vent l’impression d’un instant gon­flable qui aurait pu crev­er au plus léger choc – défini­tive­ment – pour tou­jours – en nous atti­rant avec lui dans les patries de son incer­ti­tude fil­a­menteuse – où nous ne pour­rions pas dépos­er nos pas lourds de tant d’intentions – buts – ambi­tions cachées – attentes frus­trées – nos ric­tus grossiers – comme tail­lés à la scie – nos gueules explosées par la suff­i­sance de l’incertitude – crispées d’une assur­ance vorace qui nous échappe tou­jours • et pour­tant – mal­gré tout – mal­gré mes anx­iétés irra­tionnelles et ma rage qui me tient place d’amour – si l’amour peut être autre chose que rage – l’idée qu’Odradek pour­rait me sur­vivre – que son œil laineux fix­erait demain un autre depuis les march­es en bois d’une mai­son fic­tive – m’est insup­port­able – insup­port­able • com­ment expli­quer autrement cette asphyx­ie anx­ieuse qui me saisit chaque fois que je tâche de m’imaginer séparé d’Odradek – mon démon fam­i­li­er – le démon gauch­er qui m’empêche d’adhérer – de réus­sir à adhér­er à ce monde hors des filets duquel je glisse en per­ma­nence – déséquili­bré par un tir secret qui pul­vérise dès l’hypothèse tous les liens •

et alors je me dis que la seule solu­tion – le seul but de mon sens sans final­ité – serait de devenir ou de com­pren­dre que je suis Odradek – et de m’attendre ain­si – avec les fil­a­ments pen­dants sur la marche fic­tive d’un escalier inex­is­tant – infi­nis car inex­is­tants – en guet­tant comme en som­meil mes généra­tions et en atten­dant – comme toute migraine – que je me réveille enfin – comme toute migraine…

 

 

∗∗∗

 

Peritios

L’érudition ampli­fie notre igno­rance aux dimen­sions du rêve – la coulpe ou la mal­adie des ignares venant d’une trop étriquée a‑rêverie • elle invente onirique­ment notre con­nais­sance • car non seule­ment nous vivons dans le rêve mais glis­sons par­fois dans des rêves que le som­meil n’a jamais rêvés • ain­si les peri­tios… • la voie par laque­lle la prophétie au sujet des peri­tios est arrivée jusqu’à nous est la plus improb­a­ble de toutes – le néant • car c’est comme si le néant avait ouvert ses lèvres mys­térieuses en prononçant des mots inaudi­bles – oh ! des mots invis­i­bles – que nous ! nous ! avec nos oreilles de chair – avec nos mis­érables yeux – néant-moins, les avions enten­dus – néant-moins, les avions vus… •

d’après la Sybille Éritrée – nous dit le méta-zoo­logue Jorge-Luis Borges – déguisé en vénérable frère Jorge qui s’empoisonne avec un traité per­du sur la comédie – par l’amertume labyrinthique d’Umberto Eco, qui man­i­feste­ment, se marre étrange­ment – en nous envelop­pant dans son éru­di­tion salv­i­fique­ment dan­gereuse – les peri­tios auraient dû être les destruc­teurs mêmes de Rome • en l’an 671 de l’ère chré­ti­enne – presque deux siè­cles après que Rome avait été sinon détru­ite, du moins con­quise par les Ostro­goths d’Odoacre – les syl­labes désor­mais inutiles de la Sybille brûlèrent dans le dé et furent recon­sti­tuées – sans que le hasard ou l’intention reti­enne encore les syn­tagmes de la prophétie si cru­elle­ment trompée par les peri­tios • ain­si – migraine borgési­enne stan­dard – leur exis­tence même aurait dû nous demeur­er incon­nue – per­son­ne ne citant plus l’oracle sibyllin • mais les syl­labes du néant ont des voies mys­térieuses et enivrantes-exo­tiques • au XVIe siè­cle – cent ans après la plus tar­dive men­tion con­nue des Romash­can et cent ans avant la pre­mière men­tion con­nue des Shish­man­ian – un rab­bin de Fez (au Maroc pour les décorés en géo­gra­phie) – sans doute, nous com­mu­nique Borges, en suiv­ant des sources incognosci­bles, il s’agit de Aaron Ben Haim – com­pi­lant un auteur arabe (d’ailleurs incon­nu) – dont il véhicule de vastes et pré­cieux extraits – l’Arabe, dans son texte obscur et en apparence égaré sur les sen­tiers du temps, men­tion­nant à son tour l’existence d’un traité sur les peri­tios – dis­paru lors de l’incendie en 640 (la dix-huitième année de l’Hégire mais le trente-et-unième avant la dis­pari­tion de la prophétie de la Sybille), provo­quée par Omar, de la bib­lio­thèque d’Alexandrie (incendiée déjà par César, comme on le sait) • les cita­tions du Juif d’après les cita­tions de l’Arabe d’après un traité d’origine incon­nue, illis­i­ble et incognosci­ble, pour des raisons objec­tives d’ordre ignique – nous per­me­t­tent (tou­jours apud Borges) de fournir en détails des infor­ma­tions non moins mys­térieuses que celles trans­vasées par Pla­ton (qui ne les con­nais­sait pour­tant pas) sur les Atlantes et leur patrie – l’Atlantide • en effet, Atlantes qui auraient dû dis­paraître avec l’engloutissement de leur spec­trale île – mais sont-ils, les peri­tios, les Atlantes ? – les futurs anni­hi­la­teurs illu­soires de Rome ont plutôt l’apparence de chimères de la paix – à la tête et aux pattes de cerf et au corps ailé d’oiseau •

des êtres éminem­ment ski­a­tiques comme toutes les créa­tures du mésonge et encore plus qu’elles – les peri­tios dévoilent dans l’ombre la vérité humaine des chimères (déjà sug­gérée de manière assez limpi­de par Pla­ton et cer­tains gnos­tiques) • car – comme s’ils étaient des humains envelop­pés en des corps d’insaisissable verre – opaques pour les yeux des mor­tels mais trans­par­ents pour l’œil implaca­ble du soleil – les peri­tios ne jet­tent pas à la terre leur con­tour mélangé de cerf et d’oiseau mais l’ombre de l’être caché que nous sommes • fait qui aurait déter­miné cer­tains auteurs – nous dit encore Borges – mais lesquels, dans ces migraines labyrinthiques de doc­u­ments dis­parus et d’absences – à s’imaginer comme quoi les peri­tios seraient rien d’autre que (nous citons, bien que nous ne sachions pas très bien d’après qui) « les esprits des indi­vidus morts loin de la pro­tec­tion des dieux » •

des infor­ma­tions abon­dantes portées par les sources occultes du néant – qui a trou­vé ici pro­fond lieu pour son dire – nous décrivent leur nour­ri­t­ure bizarre – la terre sèche – ain­si que leurs envols chao­tiques par-dessus les colonnes d’Hercule – à la fron­tière entre les splen­deurs organ­isées du monde et le chaos • tout comme les Éthiopi­ens de Mem­non – le fils de la déesse tué par le fils de la déesse – ont été, à l’instar des ama­zones de Penthésilée, les alliés les plus pré­cieux de la Troie de Pri­am – de même les peri­tios, cédant en par­tie à leur sort, se sont avérés les alliés les plus fiables de Carthage – que peut-être ils auraient sauvée, en affrontant les armées, malaisées en mer, de Sci­p­i­on, si les voix du mésonge n’avaient pas décidé autrement • chimères selon l’apparence et hommes selon l’ombre – les peri­tios sem­blent haïr l’homme – qui est homme selon le corps et sou­vent chimère selon l’ombre • cette triste répu­ta­tion d’ennemis du genre humain, les peri­tios la parta­gent – par triple calom­nie – avec les Juifs et les Chré­tiens – la source, intéressée bien sûr, étant les mêmes Romains – leurs vic­times sibyllins – lesquels, pour divers­es raisons, dirait-on, se con­fondaient eux-mêmes avec l’Homme •

une rumeur encore plus étrange les appar­ente aux vam­pires et aux nécro­mants – les peri­tios, ces privés de la pro­tec­tion divine, se rachetant soi-dis­ant par le crime – la bien­veil­lance des dieux leur revenant dès qu’ils auraient tué un homme – en même temps que l’ombre du mal­heureux qui leur serait dev­enue étrange esclave • pareils aux anges – aux démons – aux super-héros (Achille, Siegfried, moins Super­man), les peri­tios sont invul­nérables – mais à la dif­férence de tous ceux-là – investis, comme James Bond, d’une per­mis­sion illim­ité de tuer – les peri­tios ne peu­vent tuer, cha­cun, qu’un seul homme – qu’en déchi­que­tant et en se vau­trant dans son sang et peut-être même en le goû­tant – en procé­dant, pour ain­si dire, à la manière de Siegfried avec l’hémoglobine du drag­on Fafn­er (ex-géant som­no­lent, nar­co­tisé  par le tré­sor des Nibelungs) – ou encore pareil à qui sait quel vam­pire post-drac­uléen – ils giclent en direc­tion du ciel tels des phénix aliénés – ressus­cités de la mort d’un autre

êtres dou­bles selon l’apparence et dichotomiques selon le corps et l’ombre – les peri­tios sem­blent par­ticiper aus­si de l’ambivalence clas­sique de l’abyssal uranien – ou plu­tonien – et de l’abyssal nep­tu­nien • car, écrit Borges (en réfléchissant peut-être aus­si à la per­tur­bante déf­i­ni­tion pla­toni­ci­enne de l’homme : « un bipède sans plumes ») – je cite : « à Ravenne, où ils ont été vus il y a quelques années, on dit que leur plumage est de couleur céleste, ce qui me sur­prend, car j’ai luqu’il s’agirait d’un vert très fon­cé » • même si le trou­blant « il y a quelques années » doit être placé au XVIe, non au XXe siè­cle – le sub­til « j’ai lu » – souligné par l’auteur même – pour­rait vis­er non le rab­bin de Fez mais Borges lui-même •

la tra­jec­toire de cette bib­li­ogra­phie de dis­pari­tions se com­plique pour­tant par une nou­velle volute – la brochure du rab­bin maro­cain – l’unique fonde­ment légitime-illégitime du mythe moult occulté – con­servée, nous dit-on, jusqu’aux alen­tours de la sec­onde guerre mon­di­ale, à l’université de Munich – est portée dis­parue – soit par suite des bom­barde­ments alliés – soit pour cause bien plus douloureuse de curiosité pseu­do-éru­dite de la part de quelque nazi •  bien que, au fond, ceci per­me­t­trait peut-être sa réap­pari­tion subite dans les dépôts secrets de quelque grande bib­lio­thèque • en ce qui me con­cerne, je suis – pour repren­dre l’expression d’Edward Saïd – plus pes­sop­ti­miste que jamais • et voilà pourquoi • en con­sul­tant pure­ment et sim­ple­ment le dic­tio­n­naire grec de Lid­dell – le père de la douce Alice « in won­der­land » et « through the mir­ror » – et Scott – nous apprenons que les peri­tios – loin d’être un pluriel eth­nique ou ani­mal, mythique ou méta-zoologique – désigne seule­ment le qua­trième mois de l’année macé­doni­enne (évidem­ment au sin­guli­er) – peri­tiaétant la fête qui se tenait en cette péri­ode • Bail­ly, d’autre part – qui ne sem­ble pas con­naître peri­tia – par­le d’un mois du cal­en­dri­er de Gaza – com­pris entre le 25 févri­er et le 26 mars (j’ignore si mes deux expli­ca­tions peu­vent être en quelque sorte équiv­a­lentes ou si, au con­traire, elles ouvrent les migraines de nou­veaux labyrinthes herméneutiques) •

il en résulte indis­cutable­ment que les infor­ma­tions borgési­ennes con­cer­nant les peri­tios ne sont qu’une chimère au sujet d’une autre chimère • sans doute, très à sa place dans un livre sur les chimères – et surtout, sur la chimère pre­mière – l’homme lui-même • il en résulte fatale­ment que la prophétie per­due de la Sibylle Éritrée – le traité égaré men­tion­né par l’auteur arabe – tout comme le texte, prob­a­ble­ment dis­paru aus­si, de l’Arabe – la brochure du rab­bin maro­cain – évanouie elle aus­si – comme l’entier tis­su savant de rumeurs sub­tile­ment dosées et de sources oppor­tuné­ment anni­hilées – tout ce par­cours de néant à néant à tra­vers le néant rêvant et a‑rêvant du néant – sont, pure­ment et  sim­ple­ment, l’œuvre de l’ingéniosité de Borges – qui, en digne méta-zoo­logue, ne pou­vait ne pas apporter en quelque sorte sa con­tri­bu­tion à ce feuil­let­te­ment chimérique de l’imaginaire •

d’ailleurs, peut-être les lèvres du néant sont-elles des textes – surtout apoc­ryphes • ain­si les bib­lio­thèques seraient-elles une espèce de locu­tion éter­nelle oscil­lant entre non-être, créa­ture et chose – une sorte d’arachnides frac­tales infinies – plongeant en abîme d’abysse et ravins de rêves – tra­ver­sant les océans du virtuel hyp­no­tique et accostant par­fois aux rives fac­tices et ô ! telle­ment frag­iles du réel • car tout comme les peri­tios – qui sont, en leur vérité méta-cal­endaire de poteaux achroniques du temps, les cus­todes et l’émanation para-syl­labique des bib­lio­thèques éter­nelles, leur souf­fle immor­tel – ont des ombres humaines • de même, les ombres des bib­lio­thèques sans fin sont les événe­ments his­toriques • non seule­ment ceux con­nus comme ayant eu lieu – mais surtout les mécon­nus et ceux non arrivés encore – ou cam­ou­flés – en notre monde d’impostures et de trav­es­tis – dont l’existence se scinde en deux migraines – l’une d’ignorance et l’autre d’oubli •

sachant tout ceci – il aurait été pos­si­ble de déduire que – dans une réal­ité par­al­lèle – les peri­tios auraient en vérité anni­hilé Rome – et que par une inter­férence aléa­toire – ou peut-être pro­fondé­ment ou même prov­i­den­tielle­ment voulue – des ombres éter­nelles – la prophétie au sujet des peri­tios aurait paru dans un monde a – quand elle n’était vouée à s’accomplir, en fait, que dans un monde alpha • le sens plus pro­fond – comme cela se ver­ra – est pour­tant autre et – comme nous l’avons sug­géré plus haut – très peu sujet au hasard • car les inter­férences des éter­nelles – comme des court cir­cuits – qui provo­quent des incendies et cat­a­stro­phes attribués soit à l’inconsciente nature – soit à tel ou tel imbé­cile, plus ou moins couron­né – sont tout aus­si néces­saires aux bib­lio­thèques que leur pro­pre pro­liféra­tion abyssale – pareils aux phénix, les éter­nelles se renou­ve­lant à par­tir de leurs pro­pres cen­dres • ain­si la bib­lio­thèque d’Alexandrie n’a‑t-elle pas été incendiée – comme on le pense générale­ment – mais a brûlé toute seule pour pou­voir croître pareille à une plante mys­térieuse – plus vaste et plus riche en occulte – plus loin – loin surtout des yeux pro­fanes et des imag­i­na­tions indignes •

la vérité – l’ébranlante vérité – me fut pour­tant révélée à l’occasion d’une excur­sion muni­choise effec­tuée il y a quelques années – à l’invitation de ma tante nonagé­naire, Frau Vir­ginia Kvan­ian (actuelle­ment décédée) • je m’étais égaré hors des tenailles bien­veil­lantes de la famille (et de ses bar­reaux pro­tecteurs) – qui sem­blait par­fois crain­dre de me per­dre dans le virtuel – ravi ou séduit par quelque fan­tôme nymphomane, éventuelle­ment princi­er, de la cour de Louis II de Bav­ière – le véri­ta­ble roi-soleil ou, en tout cas, le roi-lune – quand – au coin d’une rue – dans l’ombre dense d’une cathé­drale – un indi­vidu au vis­age comme un palimpses­te effacé et réécrit per­pétuelle­ment par ses yeux étranges – pareils à des couloirs tapis­sés d’une sorte de livres vivants qui pal­pi­taient – me fit signe – m’attirant à tra­vers un enchevêtrement sans fin de ruelles médié­vales – veil­lées me sem­blait-il d’invisibles tranch­es flot­tant sur des ray­on­nages insai­siss­ables • j’ai remar­qué que pen­dant tout ce par­cours il a caché avec soin son ombre der­rière d’autres ombres – en évi­tant les indis­cré­tions solaires – me faisant échouer au cœur d’une cham­brette aux parois cou­vertes tout autour – pareilles à des fenêtres – ou des miroirs – ou de labyrinthiques scènes de théâtre – de longs rideaux rouges •

là seule­ment – après d’infinies pré­cau­tions hal­lu­cinogènes – il m’a dévoilé la manière – prob­a­ble­ment fic­tive – dont il avait (re)découvert, peu après la fin de la sec­onde guerre mon­di­ale – par­mi les ruines d’un abri bom­bardé – non une sim­ple brochure – mais un véri­ta­ble codex de la taille d’une petite bib­lio­thèque – envelop­pant en des com­men­taires le texte du rab­bin – mais  por­tant, sur une page de garde indis­cutable­ment tar­dive, le tam­pon en clair de l’université de Munich • oui, j’ai moi-même tenu en mains ce codex rare entre tous – le véhicule de la tra­di­tion la plus archaïque et uni­verselle­ment dévas­ta­trice – ce codex – frag­ment du labyrinthe des éter­nelles – créa­ture mys­térieuse de brume philologique • car à l’hébreu du rab­bin de Fez s’ajoutaient les com­men­taires les plus étranges et les infor­ma­tions les plus abstruses – en syr­i­aque et araméen – en pehle­vi et même en aves­tique – en copte, san­skrit et arménien ancien (gra­par) – en tokharien, en hit­tite et même en sumérien et égyp­tien hiéroglyphique •

j’étais totale­ment dépassé par la fan­tas­tique nébuleuse pré-galac­tique des langues – et sans celui que j’appellerai désor­mais « le guide » – stalk­er – hormis la pierre pré­cieuse de l’étonnement le plus rem­pli d’obscures lumières – je n’aurais rien cueil­li de la vision comme un kaléi­do­scope sémi­o­tique du codex • d’ailleurs, gran­di à des dimen­sions pachy­der­miques et plus éblouis­sant que le néant envelop­pé en vérité – même doté de com­pé­tences éru­dites et her­méneu­tiques incom­pa­ra­ble­ment plus vastes que mes mod­estes capac­ités – telle­ment mod­estes, hélas – pen­dant les quelques heures que j’y ai passées – assiégé par le dan­ger sans échap­pa­toire de la révéla­tion – je n’aurais d’aucune manière pu tra­vers­er sans aide les méan­dres de cette démence supérieure à toute imag­i­na­tion – où on se décom­pose en avançant – en s’évanouissant dans un début de régres­sion continue •

d’ailleurs les com­men­taires n’ajoutaient pas que des rayons adja­cents à un soleil invis­i­ble – rétrac­té à tra­vers des éclipses suc­ces­sives comme à tra­vers des portes – mais ils ser­vaient surtout de sar­cophages pour des momies de signes incom­pa­ra­ble­ment plus pré­cieuses • ain­si le guide m’a dévoilé – caché dans les com­men­taires arabes – le texte per­du de la source du rab­bin maro­cain – ain­si que dans les grecs, le traité même sur les peri­tios dont la destruc­tion ignée déplo­rait l’arabe • la sur­prise suprême se cachait pour­tant dans les com­men­taires latins – et à nou­veau dans les grecs – qui con­te­naient les uns comme les autres une ver­sion de la prophétie de la Sybille Éritrée •

mais le texte des textes – le traité des traités – la prophétie des prophéties était le guide lui-même – tel un palimpses­te qui aurait actu­al­isé géologique­ment ses strates de signes pareils à des âges suc­ces­sifs de la vérité • tout d’abord, la prophétie de la Sybille n’était elle-même que le dernier reflexe d’une longue série de pesti­lences nites­centes du mys­tère que com­por­taient la Pythie pre­mière de Delphes et la nécro­mante de ‘Ein-Dor • enfin, le copy­right prophé­tique apparte­nait à une man­ga (prophétesse royale) atlante qui avait vu dans les peri­tios (leur nom atlante s’est per­du ou plutôt a été caché) la cause et le sym­bole de la destruc­tion de l’Atlantide • mais, aurait-elle rajouté, partout où ils volent, en pro­je­tant l’homme à tra­vers le cerf – le néant n’en est pas loin – car les peri­tios sont la res­pi­ra­tion mys­térieuse même du néant passée à tra­vers le souf­fle par­lant des bib­lio­thèques – sa bizarre nites­cence – étrangère et famil­ière – comme le néant lui-même •

c’est pourquoi, rajoutait la prophétie, partout où les hommes vont rassem­bler leur orgueil – les peri­tios apporteront l’anéantissement – le dépérisse­ment – et ce jusqu’à la fin véridique du monde • et à par­tir de là – de leur dimen­sion intime­ment alié­nante – qui n’était pas celle des hommes mais du néant – les peri­tios – cette veille du néant sur l’illusion inutile du monde – étaient inter­venus, en provo­quant man­i­feste­ment ou le plus sou­vent, de manière occulte – l’écroulement de toutes les impro­vi­sa­tions de la van­ité et de la démence puérile­ment dénom­mées « humaines »  – depuis les Atlantes à Adolf Hitler – et depuis les Assyriens à Sad­dam Hus­sein et Bashar, Pou­tine et Milo­se­vic – et encore, depuis la Horde d’or à Lénine-Trot­s­ki-Staline et depuis les Lémuriens à Mao et Deng • oh, la liste est loin d’être close – car le monde patine encore sur l’horreur et la folie – et va patin­er • embras­sant l’espace – leurs ailes avaient court-cir­cuité la colos­sale armée de Dar­ius (d’ailleurs, d’après une rumeur non con­fir­mée,  Alexan­dre lui-même aurait été un peri­tio) – et leurs plumes avaient porté comme une épidémie la défaite par-dessus l’agonique Rome vio­lée par Odoacre •

mais la liste de leurs inter­ven­tions est trop longue et com­porte trop d’informations sur l’histoire incon­nue du monde pour pou­voir être trans­posée et tran­scrite sans une extrême témérité ici • (d’ailleurs, comme le savent très bien les avisés, les mys­tères fic­tives sont les plus ter­ri­bles) • deux, pour­tant, que j’ai sug­gérées de manière fugi­tive plus haut, comme aisé­ment a com­pris le lecteur tant soit peu per­spi­cace, me con­traig­nent par leur nature même au dévoile­ment • la pre­mière con­cerne le sens de la prophétie orig­i­naire et, implicite­ment, celui de la prophétie sibylline • car ain­si qu’on peut le voir par suite d’une éval­u­a­tion même som­maire du dire de la prophétesse royale atlante – non enreg­istré par aucun texte de la vaste créa­tion labyrinthique du codex et com­mu­niqué à moi exclu­sive­ment par la mémoire encore plus labyrinthique du guide – le rôle joué par les peri­tios dans l’anéantissement de l’Atlantide ne pou­vait avoir qu’une valeur d’épisode – de même que la pul­véri­sa­tion de toutes les autres impro­vi­sa­tions de la van­ité humaine – puisque, en tant quagents secrets du néant dans le monde – leur fonc­tion et, en fait, leur être de non-être s’avéraient indis­so­cia­bles de « la fin  véridique du monde » • or, comme m’expliqua en souri­ant le guide, juste­ment cette for­mule para­doxale et absurde, impli­quant, dirait-on, plusieurs unhap­py ends mon­di­aux pos­si­bles – dont un seul – seule­ment un « véridique » – visait, pré­cisé­ment, la superbe ridicule du non-être humain – qui, loin de recon­naître enfin son néant – donne à tous ses châteaux de sable ou de cartes de jeu des sig­ni­fi­ca­tions et des durées uni­verselles • en effet, il est bien con­nu que tous les empires ombili­cistes qui se sont suc­cédés à tra­vers la pous­sière du monde – y com­pris l’empire romain – s’identifiaient au monde lui-même – essayant de se con­va­in­cre dans leur auto­hyp­nose para­noïde – qui n’a épargné ni les empires fos­siles pré­colom­bi­ens – que leur dis­pari­tion serait iden­tique à celle de l’univers dans lequel ils por­taient leur inanité •

en par­ti­c­uli­er Rome était dev­enue – en par­tie en rai­son de la haine des occupés – surtout juifs (voir dans ce sens l’apocalyptique judaïque), aux­quels il faut rajouter, par une sorte d’hérédité religieuse, les moult per­sé­cutés chré­tiens (judéo-chré­tiens prin­ci­pale­ment, cf. Apoc­a­lypse)  – d’autre part, à cause de la méga­lo­manie incor­ri­gi­ble des occu­pants – le sym­bole par excel­lence du monde – d’un monde odieux pour les pre­miers – abjec­tion dont l’abolissement ne pou­vait con­stituer qu’une libéra­tion grande­ment souhaitée et longue­ment rêvée – les sen­ti­ments anti-romains four­nissant, prob­a­ble­ment, le com­bustible de l’acosmisme des pre­miers gnos­tiques – pour ne plus par­ler des « nations de néant » des esséniens • mais, fin d’un monde sub­lime pour les derniers – les Romains eux-mêmes – tem­ple de la jus­tice et de l’ordre dont l’effondrement ne pou­vait qu’être syn­onyme de l’abîmement du cos­mos dans le chaos – cat­a­stro­phe indi­ci­ble, tétanisant d’horreur l’imaginaire gré­co-latin – mais évitée, ou plutôt ajournée pour­tant par scis­si­par­ité poli­tique • donc Rome = le monde • mais cette équa­tion pou­vait se lire de deux façons – sig­nifi­ant, selon le cas, mythomanie poli­tique ou code, réduc­tion du monde aux dimen­sions de l’empire romain ou util­i­sa­tion inten­tion­nelle de « Rome » , ou plus pré­cisé­ment, de sa fin, pour désign­er « la fin véridique du monde » lui-même • or, assuré­ment, c’est dans ce sec­ond sensque devait être com­prise la pré­dic­tion de la Sybille Éry­thrée – non comme annonce de l’unhap­py end d’une cité, aus­si pres­tigieuse soit-elle, mais comme un mode codé de sig­ni­fi­er la fin cat­a­strophique du monde – l’apocalypse – l’Armageddon ou n’importe quel autre nom on lui donnerait •

en fait, les peri­tios – qu’il faut voir comme étant la véri­ta­ble orig­ine de la prophétie – la man­ga atlante étant elle-même une peri­tia ou une de leurs  représen­tants – s’étaient heurtés à une dou­ble dif­fi­culté • à savoir, de dévoil­er la vérité et en même temps de l’occulter – d’annoncer de manière crédi­ble « la fin véridique du monde » – et de l’engloutir par­mi dif­férentes « fins » poli­tiques de la van­ité et de la cupid­ité humaines • la dis­pari­tion et la réap­pari­tion péri­odique de la prophétie – au début, toutes ces choses, il est presque inutile de le pré­cis­er, me les avait expliquées le guide, mais petit à petit s’était instal­lé un phénomène sec­ond (télé­pathique ?) – une anam­nèse – l’éveil d’une mémoire pro­fonde qui se déroulait en moi pareille à un film her­méneu­tique, cette fois à par­tir du silence et non des dires du guide – avait représen­té la plus pro­fonde sub­til­ité de leur stratégie – la valeur d’une prophétie – et, par con­séquent, son apti­tude à la réal­i­sa­tion – se mesurant selon l’intensité du doute qu’elle provoque – de l’attente assoif­fée et anx­ieuse qu’elle sait sus­citer et main­tenir • car une prophétie oubliée se perd non seule­ment dans le labyrinthe de la mémoire mais surtout dans les labyrinthes d’un corps tor­turé par l’inachèvement • d’autre part, comme tous les assas­sins qui visent la réal­i­sa­tion d’un crime par­fait – la vic­time étant le monde lui-même – pour dévi­er en par­tie l’attention des mor­tels – hors cir­con­stances tout à fait excep­tion­nelles – les peri­tios étant non seule­ment invul­nérables mais égale­ment immor­tels – ils avaient décidé d’exploiter les appétits ombili­cistes de l’humanité, telle­ment anx­ieuse de son iden­tité – don­nant l’impression sub­minéeque la prophétie pour­rait néan­moins con­cern­er une de ces ridicules masures délabrées des humanoïdes (les descen­dants du singe avaient évolué bien moins qu’il ne leur plai­sait de se l’imaginer) – quelque Atlantide – quelque Baby­lon, Ninive ou une Rome quelconque •

mais en adap­tant et mod­i­fi­ant la prophétie au fur et à mesure qu’une des cibles tran­si­toires et éphémères de la pul­véri­sa­tion his­torique était enfin atteinte – ici se trou­vant d’ailleurs une des raisons de la dis­pari­tion et de la réap­pari­tion péri­odique d’une prophétie formelle­ment vari­able • la sélec­tion de Rome par­mi ces masques du but pro­fond – l’abolissement d’un monde résor­bé défini­tive­ment dans le néant – l’essence phys­i­cale des chimères de la paix, comme se désig­naient entre eux les peri­tios, étant non cor­porelle mais spa­tiale (mais sur cette révéla­tion il ne m’est pas per­mis d’insister) – oh, oui ! la sélec­tion de Rome s’était avérée un choix par­ti­c­ulière­ment heureux • non seule­ment parce que Rome a survécu au fond à sa pro­pre destruc­tion sym­bol­ique – en se trans­for­mant, de cap­i­tale d’un empire, en cap­i­tale d’une croy­ance – mais aus­si peut-être parce qu’il exis­tait réelle­ment un lien inex­plic­a­ble – abyssal ou a‑local ? – entre le des­tin, la des­ti­na­tion du monde – et cer­tains com­posants – cer­tains vecteurs de son his­toire (d’ailleurs, le monde est-il autre chose qu’histoire ?) – voire entre eux-mêmes – en par­ti­c­uli­er Rome – tout par­ti­c­ulière­ment – tout spé­ci­fique­ment Rome •

l’autre infor­ma­tion – déjà sug­gérée en lien avec Alexan­dre et éventuelle­ment d’autres per­son­nages de la pro­jec­tion his­torique – con­cer­nait la stratégie secrète util­isée par les peri­tios pour infil­tr­er et con­trôler – sans la brusquer – mais en la con­duisant vers son port fatal – la fan­tas­magorie social-poli­tique des hommes – tout leur jeu d’ombres – de sang et de pous­sière • car pour rem­plir leur fonc­tion les peri­tios étaient con­traints – oh ! avec com­bi­en de répug­nance – de les infil­tr­er – de pren­dre le vis­age des hommes – à la manière de quelques agents secrets qui infil­tr­eraient une organ­i­sa­tion ter­ror­iste • dans ce but, une par­tie des peri­tios –pas tous, sans doute, comme on le ver­ra – avaient util­isé une cer­taine apti­tude – un tal­ent – une sorte de hyper-caméléon­isme mutant – dont les prophéties et les traités s’étaient abstenu de par­ler – et pour cause ! •

Sculp­ture extérieure – cour du château 
de Bré­cy (pho­to d’août 2018).

 

la vérité est pour­tant – vérité que Borges lui-même igno­rait – bien qu’il l’eût touchée de près de la manière la plus périlleuse pos­si­ble – que les peri­tios – eux-mêmes ombres des bib­lio­thèques – et en tant que tels dépourvus d’une réelle con­sis­tance physique – pou­vaient invers­er leur corps par leur ombre – du moins pour les regards myopes des mor­tels – qui n’étaient eux-mêmes qu’une sorte d’aveuglement • de sorte que même pour le soleil – le corps d’oiseau et de cerf était sub­sti­tué par l’ombre humaine qui deve­nait corps à son tour – l’ombre humaine étant rem­placée symétrique­ment par le corps de cerf et d’oiseau – qui deve­nait à son tour ombre • l’inconvénient fla­grant de cette muta­tion, autrement par­faite, con­sis­tait bien sûr dans la mor­pholo­gie chimérique-ani­male de l’ombre (l’ex-corps) • or, un indi­vidu à l’ombre chimérique ne pou­vait qu’inquiéter les autres humanoïdes – qui por­taient de règle leurs chimères dans la caboche seule­ment • il fal­lait faire quelque chose • par con­séquent, ce n’était pas l’hostilité – les chimères de la paix, bien qu’implacables, ne con­nais­sent pas l’adversité, la sup­pres­sion d’une pseu­do-human­ité arrivée à la mois­son visant la purifi­ca­tion et non l’inverse – mais la plus stricte néces­sité qui avait poussé les peri­tios – plus pré­cisé­ment, ceux par­mi eux qui avaient une mis­sion d’infiltration – à tuer cha­cun un seul homme – avec l’unique but de capter son ombre – la pré­cieuse – l’indispensable ombre • ain­si, un peri­tio mutant pou­vait se débar­rass­er enfin du dernier incon­vénient du trav­es­ti – le seul élé­ment qui aurait pu éventuelle­ment laiss­er transparaître sa nature chimérique – l’ombre, bien sûr • (évidem­ment, l’idée qu’un peri­tio ne pour­rait tuer qu’un seul humanoïde con­sti­tu­ait une absur­dité soigneuse­ment cul­tivée juste­ment pour ne pas alert­er les futures victimes) •

quant aux autres peri­tios – ceux qui n’étaient pas impéra­tive­ment oblig­és à cacher leur nature ski­a­tique – pour ne pas pass­er pour des mon­stres aux yeux des mon­stres – ils se cam­ou­flèrent à leur tour – en se revê­tant des chimères qui peu­plaient les pen­sées des hommes si faciles à tromper • ils furent donc tour à tour – et par­fois en même temps – dieux – démons – titans et géants – sph­ynx – phénix et ichty­ocen­tau­res – nymphes – elfes et nornes – satyres – et sylphes – et trolls – et tant d’autres fig­ures con­tenues dans le « livre des êtres imag­i­naires » – ils furent même peri­tios, eux qui étaient des peri­tios – et extrater­restres fur­tifs cachés dans des OVNI mys­térieux • ils avaient tail­lé dans la géo­gra­phie com­mune une tranche de tran­scen­dance qui s’est appelée « le tri­an­gle des Bermudes » – et ils se lais­sèrent même voir en tant que « petits hommes verts » – comme autre­fois les dia­blotins – de longues sil­hou­ettes gris­es – en s’imaginant tels que les hommes aimaient se représen­ter le passé et l’avenir • et en se méta­mor­phosant – ils attendaient l’accomplissement étrange des signes qu’eux seule­ment, les peri­tios, savaient déchiffr­er – et la crois­sance, dans l’ombre, des bib­lio­thèques – ces voix silen­cieuses du néant • et la redé­cou­verte de l’Atlantide – avec laque­lle tout avait com­mencé, et avec laque­lle tout était des­tiné à finir véridique­ment – devait, elle tout par­ti­c­ulière­ment, prédire le com­mence­ment moult atten­du de l’achèvement des temps •

et lorsque les images de la voix télé­pathique cessèrent – je regar­dai avec éton­nement celui qui avait été mon guide – en artic­u­lant les lèvres col­lées – et je sen­tais que la révéla­tion n’était pas encore com­plète – mais sans savoir com­ment et ce qui lui man­quait • je con­tem­plais seule­ment, comme un cœur d’instants, l’attente qui pul­sait dans mon regard intérieur • et tout d’un coup le guide me prit par la main et nous tra­ver­sâmes telles des paupières les rideaux rouges et nous retrou­vâmes sur une place hiéra­tique – déserte – comme dans un tableau de Di Chiri­co – peri­tio lui aus­si, je n’ai même plus demandé • et un soleil invis­i­ble frap­pait avec des rayons musi­caux les dalles oniriques – et le guide me mon­tra de son long doit cen­dré et comme écla­tant d’une incan­des­cence à peine cachée – l’ombre qui lui ruis­se­lait des jambes • et je dis­cer­nai une tête de cerf aux pattes gra­cieuses et pleines de vigueur – et un tronc d’oiseau aux ailes géantes jail­lis­sant en artési­ennes • et de mes yeux affolés tels des tournevis je lui scru­tai la fig­ure impas­si­ble – si inhu­maine­ment humaine – et ses yeux pro­fonds qui avaient réécrit presque son vis­age mille et mille fois • et je n’ai pas osé regarder ma pro­pre ombre de peur de ne dénich­er en elle la tête de cerf et les artési­ennes des ailes géantes • et me retour­nant à nou­veau vers le guide je l’ai inter­rogé avec les syl­labes des regards – sans for­muler l’informulable – car je savais – je sen­tais avec toute mon anx­iété et tous mes pores qu’un mys­tère insond­able était lié à l’homme qui, par la con­nais­sance, deviendrait peri­tio – lui, qui n’était, par­mi les peu­ples de chimères de la pen­sée, que tout au plus une larve de peri­tio – ou de ce peri­tio unique qui par l’oubli – s’annihilant soi-même – deviendrait homme • et je cri­ais avec les mutismes dés­espérés du regard – « main­tenant je sais com­ment – mais je ne com­prends pas pourquoi » • et en enten­dant avec le cerveau ma ques­tion – la chimère de la paix sourit tris­te­ment – pareil, oh ! pareil au sphinx dev­iné par Œdipe… •

 

Extraits du cycle inédit Êtres imag­i­naires et poé­tiques,
inspiré du vol­ume Le livre des êtres imag­i­naires de Jorge Luis Borges
Traduits du roumain par Dana Shishmanian

 

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la fac­ulté de langues romanes, clas­siques et ori­en­tales, avec une thèse sur le Sac­ri­fice védique, opposant au régime com­mu­niste, Ara Alexan­dre Shish­man­ian a quit­té défini­tive­ment la Roumanie en 1983. Poète et his­to­rien des reli­gions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des pub­li­ca­tions de spé­cial­ité en Bel­gique, France, Ital­ie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du col­loque « Psy­chan­odia » qu’il a organ­isé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Cou­liano, dis­ci­ple de Mircea Eli­ade : Ascen­sion et hypostases ini­ti­a­tiques de l’âme. Mys­tique et escha­tolo­gie à tra­vers les tra­di­tions religieuses, 2006, et le pre­mier numéro d’une pub­li­ca­tion péri­odique : Les cahiers Psy­chan­odia, I, 2011 ; ces deux pub­li­ca­tions sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Cou­liano » qu’il a créée en 2005).

Il est égale­ment l’auteur de 18 vol­umes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochi­ul Orb / L’oeil aveu­gle, Tirezi­a­da / La tirési­ade, regroupés dans Trip­tic / Trip­tyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I‑VI (2003–2017), le cycle Absenţe / Absences, I‑IV (2008–2011), et enfin Neştiute / Mécon­nues, I‑V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux vol­umes de poèmes traduits en français par Dana Shish­man­ian sont parus aux édi­tions L’Harmattan, dans la col­lec­tion Accent tonique : Fenêtre avec esseule­ment (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recen­sés dans des revues lit­téraires français­es (dont Recours au poème).

Autres lec­tures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

His­to­rien des reli­gions, auteur de plusieurs études sur l’Inde Védique et la Gnose, Ara Shish­man­ian a égale­ment organ­isé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d’un col­loque sur la mys­tique escha­tologique à tra­vers les reli­gions mais aus­si de 14 vol­umes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

Avouons-le : il s’ag­it, à pre­mière vue, d’un livre dif­fi­cile, éru­dit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kaf­ka, Novalis, Rilke… Ce d’au­tant que nous sommes face à […]

Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, Mi-graines

Orphée lunaire, dernier opus d’Ara Alexan­dre Shish­man­ian, suit de près le Mi-graines paru aux édi­tions L’Echappée belle en 2021. Dis­par­ité séman­tique entre ces deux titres, mais on retrou­ve dans ces deux recueils la […]

image_pdfimage_print

Sommaires

Aller en haut