Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l’Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d’un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions 1Ascension et hypostases initiatiques de l’âme, Actes du Colloque International d’histoire des religions “Psychanodia”, 2006 mais aussi de 14 volumes de poèmes2Des poèmes d’Ara Alexandre Shishmanian sont parus en français sur le site de Francopolis, dans la Gazette de la Lucarne des écrivains (n°15), sur le site Poésie pour tous de Pedro Vianna, et récemment, dans l’anthologie L’éveil du myosotis éditée par Jean-Piere Béchu et Marguerite Chamon. parus en Roumanie depuis 1997.
L’auteur, opposant persécuté du régime communiste dans son pays, choisit en 1983 de s’exiler avec son épouse, la poète Dana Shishmanian, pour s’installer en France, d’où il publie un grand nombre d’articles politiques dans la presse roumaine d’après 1989. Le présent recueil présente une sélection de poèmes 3Ils proviennent d’un volume original, paru en Roumanie, en 2012, sous le titre Nestiute I, soit en français Méconnues I, aux éditions Ramuri. choisis et traduits du roumain par Dana Shishmanian, dont on salue l’ampleur du travail, et la fluide beauté du texte français. On comprendra à la lecture qu’on ne pouvait parler de Fenêtre avec Esseulement sans évoquer au préalable, même brièvement, ce parcours de vie. Le lecteur retrouvera en effet dans ce dense recueil le vibrant esprit de révolte contre les totalitarismes dont l’auteur déclare qu’il “portai(t) la corde au cou” :
toutes les choses s’inversent en ce monde
toutes les choses sont des inversions
Jésus a marché sur les eaux
moi je marche sur l’inversion et la haine
sur la dictature et le totalitarisme
partout j’ai senti avec la plante de mes pieds nus
la liberté strangulée dans toutes les créatures (…) (p.67).
Une grande partie des poèmes présente un amer constat de l’état de déréliction du monde — “Toute société moderne est un esclavagisme travesti” (p.51) — et une virulente critique politique et sociale, qu’une magnifique allégorie du grain de raisin écrasé (comme le grain de la raison disparue peut-être de ce monde?) hausse à une dimension cosmique et christique :
le grain de raisin est un grain spécial, plein des mystères
de la transparence et de la transpiration de l’effroi
où l’autre ne peut être rien qu’une terreur écrasée -(…)
telle la crucifixion généralisée de l’espace-temps
(…)
*
La fenêtre m’a appris la solitude
et la séparation du corps du temps qui passe de soi à non soi (p. 42)
Mais par-delà l’évocation de la solitude acceptée, attitude morale et stoïcienne née de la contemplation du passage et de la perte, que “raconte” Fenêtre avec Esseulement ? Car il s’agit bien (quoique de façon parcellaire et fragmentée pour nous, lecteurs d’un choix de textes) d’une sorte de récit. On ne pourra, hélas, proposer que de sommaires pistes pour aborder ce recueil où se déploie, sous la luxuriante fulgurance des images, la riche et complexe réflexion philosophique et métaphysique de l’auteur – à travers les méandres du labyrinthe plein de surprises qu’il y dessine. A la façon de tous les grands ensembles culturels et religieux (mythes, rituels d’initiation, récits eschatologiques, ou pratiques mystiques…), ce livre parle du voyage ultime et ineffable en quoi consiste l’ascension de l’âme. Comme dans le Livre des Morts Tibétains, le Bardo Thödol, à travers un parcours semé d’épreuves, une âme s’arrache à l’obscurité de la matière, se dépouillant des tuniques qui la couvraient, pour se retrouver nue dans le noir sonore où mène le dédale des catacombes (p. 15), dans un parcours où tout évoque une vision métaphysique, ainsi que l’annonce le poème de “La Pierre Noire”(p.17), où se tressent la plupart des thèmes du recueil et qui décrit avec une précision aussi anatomique que métaphysique la progression du corps matériel vers son corps astral :
Aujourd’hui personne s’est vêtu de rien
à son tour, aujourd’hui s’est vêtu d’aujourd’hui
aujourd’hui danse, il a des pieds de sons et de syllabes
le noir est rempli de visions sonores
auxquelles l’œil trop habitué aux choses renonce
l’œil, en fait, est une chose – mais l’ouïe
est la nuit d’un manteau chamanique
les tympans lèvent le rideau – voilà tout le spectacle -
lèvent encore et toujours le rideau
tout n’est pas dans l’événement mais dans le dévoilement
tout est dans les orifices des sons qui jouent sous ma peau
je me déshabille de la peau comme d’une inutile mélodie
et je reste dans la nudité écorchée du corps
flûte ou crayon
les crayons sortent de mes muscles ou de ma fontanelle
et écrivent sur moi des sons
des sons que je n’entends pas mais fais vibrer,
les orifices des sons dansent – vibrent – se promènent
comme des cafards sur tout mon corps
passent à travers lui tels de mystérieux signaux inversés
(…)
le cœur seulement se referme en lui-même tel un œil aveugle
le cœur seulement tombe de mon corps tel une pierre noire
le cœur seulement – fruit obscur, incomestible,
un masque sans ressort, une bombe désamorcée -
la pierre noire traverse tous les rites du refus
traverse tous les rites de la répulsion extatique
s’ouvre comme un œil écorché de regards
pour toutes les pages des livres inconnus
tellement solitaire et crue – aux caillots de solitude
coagulés autour de l’obscur
tant d’obscurité dépecée dans l’abattoir du monde
… mais quel est ce hurlement qui jaillit de ma bouche
telle une crinière infinie
*
Je regarde personne et personne me scrute
avec l’œil de réponse du cyclope (p. 23)
“Personne” (en italiques dans le texte) est un masque sans visage – comme la “personna” étymologique. Récurrent et énigmatique, il est une sorte d’Ulysse accomplissant l’Odyssée de l’âme vers le néant, tandis qu’il déambule
Personne collectionnait les pages de ses pas
cela quand il s’ennuyait de simuler un timbre…
Des pages de ses pas, il composait un livre aléatoire
un livre sur les méconnues
une somme des égarements et des simulations
une somme parfaitement inutile
mais au moins sans prétention (p.94)
Il est aussi, on le voit, le double au miroir du poète, double d’un “soi” qui ne serait plus déjà qu’un reflet de “l’autre”, dans cet état où le sujet disparaissant peut écrire :
Oh, personne est le visage de la mort collé à l’horizon
aux poumons traversant le temps titan au crépuscule (p.23)
Nombreuses et signifiantes sont ces apparitions de l’œil rond du miroir – “pari avec le néant” — et de l’inversion qu’il procure. Objet-titre désiré de “Zéro-miroir”, on comprend qu’il est la porte métaphorique vers la perte absolue, la dissolution/“délocalisation” dont il propose l’image, et que contemple le poète, méditant fasciné (p. 97–98) par l’évocation de sa propre mort, car
C’est par le miroir que la nouvelle arrive
avec son ange improbable — code expédié par le néant -
dans le lissage profond du miroir la nitescence devient illisible
elle s’élance comme si elle se dissolvait
Indissolublement liée à ce dernier, et au labyrinthe de “nulle part”, l’errance fait de cet “être traversé de néant et de rien” la figure mythique du “dernier des prophètes/ le dernier homme même — / car après personne, personne seulement pourrait suivre…” (p.75) – dans un ensemble que traversent Pan, le Sphinx ou “l’Endymionne… les seins nus exorbités”, autant que le minotaure, Ariane, un Dionysos — vampire du “sans”… et Enkidu déçu en clôture du recueil : l’imaginaire de l’auteur est pétri de ces références culturelles, particulièrement vivaces et productives.
*
Les cernes monstrueux sont les ailes de nuit du poète
l’œil aveugle est sa bouche méconnue (p.25)
Poésie métaphysique, poésie “cognitive”, la poésie d’A.A Shishmanian est aussi très profondément une poétique de l’incarnation et de l’espoir de délivrance (“j’ai sorti mes mains écorces sur la fenêtre / et je me suis cueilli en fruit /ange de fumée à l’index de mystère cendreux “(p. 24) Le corps “larvaire” qu’on abandonne se rappelle à nous dans toute sa matérialité sanglante et douloureuse, ses orifices et ses glaires, dans son existence de chair dans un monde où “la mort se promène entre deux digestions / elle continue de manger par compensation”. Mais le poète-narrateur, qui apprend la maîtrise de l’inversion, écrit : “toutes ces aspirations subtiles dont je tâche de nourrir mon néant / je m’y enfonce et m’y décompose – je fleuris / dans une putréfaction souriante (…)” (p.40).
Le parcours christique du sujet-âme-personne, annoncé dès la métaphore du grain de raisin écrasé (p.13) et les métaphores déjà citées de “La Pierre Noire”, se confirme dans un poème comme “Eucharistie”. C’est bien de ce corps de souffrance dans le labyrinthe crucifié d’un monde abandonné à la dévoration, de ce corps voué à la putréfaction et la déchéance, que peut s’élancer la pensée pure, vers le néant, le “mé-connu” que le poète, en quête de connaissance, cherche à atteindre par la contemplation poétique (est-ce déjà ce que l’auteur nomme “mésonge”, proposant, dans le poème “La lyre d’Orphée” une sorte de méthode pour atteindre le méconnu par-delà les “fantasmes” du réel ?) :
je m’empoisonne avec du temps
je bois la ciguë du temps
et le froid du temps et du visible et de l’invisible du temps
je tâche de voir les secondes comme si je voyais des oiseaux
et les clefs – comme d’étranges objets
morts et vivants
je tâche de voir tout ce qui pourrait me guérir
de tout ce qui me contient et de tout ce qui me perd
je tâche de supprimer toutes les vitesses
qui font de moi un aveugle voyant (p.62)
*
un blanc nébuleux dans lequel tu te dissous ou te perds
fou et immaculé
telle une page blanche (p. 111)
Déliant le corps et l’âme, la décomposition préalable à l’ascension, n’est pas sans rappeler le Grand Œuvre hermétique — solve-coagula – auquel ramènent les opérations dans “Le rouge et le noir” (p.55) où “le rouge se broie dans le noir et le mange” et cet autre poème, le “Le sel du soir”, et ses étranges images :
En me couchant, j’ai mis mon diamant vivant
en hiver d’herbe devant le serpent noir
et l’ai enseveli dans le sel du soir -
le diamant de la connaissance extatique et de la vie
L’opération alchimique de dissolution est l’exact pendant dans la Tradition chrétienne, du “pouvoir des clefs”, qui délient. Or ces objets abondent dans ce recueil, dont un poème porte le titre de “Cadavres de clefs” (p.91). Objets sacrés et morts abandonnés, elles ajoutent le mystère à l’énigme :
la clef nous aide à découvrir un nombre étrange -
le nombre qui précède zéro (non pas moins un
mais peut-être même un ou un autre nombre sans nom)
de là nous pouvons écarter (et non ouvrir)
la porte tel un hymen – membrane démentiellement fine -
et déposer dans le zéro
le degré zéro de notre évanescence
(de l’évanescence, à savoir de la transcendance),
le pas que nous portions en nous longtemps avant de naître -
depuis le premier clin où le néant a cligné(…)
Clés pour rejoindre nulle part, clés pour disparaître et renaître, elles permettent d’accéder à une autre dimension, immatérielle, à laquelle prépare la méditation poétique, conçue comme une expérience de pensée, explorant – apprivoisant — à travers la liberté du flux des images, l’ultime et inconnaissable voyage :
Il y a quelque chose d’archaïque et d’anarchique
dans cette ultime disparition
une douleur de toutes les nuits -
un cri de l’essence du nocturne
le zéro lui-même pâlissant – écho de l’extinction -
rien ensuite – uniquement le néant – l’homme restitué
Dans un monde devenu “théâtre d’ombres” (titre du poème p.47) celles-ci se libèrent des corps enfin transparents, elles se libèrent dans un monde d’asphalte (la matière noire de l’œuvre au noir?) où il reste au poète-Personne , qui n’a vécu le voyage qu’en pensée, à écrire des livres de séparation :
Personne se cherchait dans le labyrinthe -
il n’avait pas d’ombre
il ne pouvait pas devenir transparent – et les anges
de la mort de cristal ne le connaissaient pas
pour l’instant rien ne collait dans sa chevelure de pensées
c’était là toute sa science : la nuit, se remplir d’encre
et écrire des livres d’asphalte – à savoir,
bien entendu, des livres de séparation,
des livres de séparation qui ressemblaient beaucoup
à des films de sable,
maintenant que le jeu était terminé
et tous les subterfuges avaient enfin été décollés
*
Qu’à la lecture de ces notes, on ne se méprenne pas sur cette poésie : rien d’aride, ou de docte – l’humour et la dérision même ont aussi ont leur part dans cette très moderne et complexe méditation, qui par exemple décrit ainsi le monde :
je ne comprends pas ce que je fais encore ici et là
ici ou là toutes les choses souffrent de caries -
toutes les solitudes sont cariées
mais les dentistes, hélas!
sont cariés eux aussi (p. 66)
Pour peu qu’il accepte de poser que “l’inconscient chargé d’un guet tragique est plus vrai /que le conscient creusé par des lois /le conscient n’est après tout qu’une convention”, la hardiesse et la force des images entraîneront le lecteur à partager l’expérience paradoxale de ces métamorphoses jaillissantes : intrépide et inspiré, il se peut qu’il avance aussi à la rencontre d’une idéale fleur de poésie, comme celle de Novalis :
Je tiens dans la main un pissenlit bleu – inconnu -
qui me regarde lentement et pensif
(…)
Le pissenlit bleu est un navire sur lequel
je navigue – empereur d’un empire de pensées -
porté par la brise au crépuscule,
je me change en dieu aux pas d’automne
enveloppé de déception(…)
tenant à la main mon sceptre bleu et magique
le sceptre qui me regarde et me pense
alors qu’à mon tour, le regardant, je ne peux me résoudre :
lequel de nous deux rêve de l’autre ? (p.45)
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Notes