Ara Alexandre Shishmanian, Le sang de la ville
Étonnante poésie que celle d’Ara Alexandre SHISHMANIAN !
Dans ce long recueil de 116 pages, brillamment traduit de sa langue d’écriture, sa langue native, le Roumain par sa propre épouse, la poète roumaine d’expression française Dana SHISHMANIAN, il nous entraîne, au fil de textes en vers libres qui, presque tous, occupent deux pages ou une page et demi environ, dans un véritable kaléidoscope poétique, une sorte de bombardement de mots, d’images et d’associations d’idées qui, quelquefois, s’avèrent d’un accès difficile.
Traversée par une espèce de fièvre, par un courant de vibration passionnée, l’écriture de ce poète-là est, à l’évidence, tout, sauf sobre, minimaliste. Sa différence d’avec le « mainstream » actuel de la poésie française lui confère un charme indéniable.
Elle se veut apparemment le véhicule d’une quête qui, sans conteste, « bouscule » tout dans les eaux rapides, sans cesse renouvelées de son torrent de fonte des neiges.
Le style vigoureux, extrêmement vif comme je viens de le souligner et « surréaliste », visionnaire n’en véhicule pas moins un sens profond de la complexité du monde et une quête d’ordre métaphysique sous-jacente (qui affleure sans discontinuer avec les mots néant et vide).
Ara, poète de la complexité foisonnante et labyrinthique, cherche en réalité à se dissoudre dans le vide, dans la transparence salvatrice. En se cherchant et en s’autodétruisant (l’un ne va pas sans l’autre) fébrilement, c’est d'un « au-delà » de lui-même qu’il est en quête, avec désespérance et larmes. Ainsi, il convoque la figure de son double (Personne, comme dans L’Odyssée), grâce auquel il s’ « auto-épluche », à la recherche de la quintessence de son propre être. Où est le « fond » ? Y en a-t-il un ? Se trouverait-il au bout du tunnel caché dans le miroir ? De quelle manière s’évader (du monde et de soi-même, qui ne font qu’un) ?
Le chemin est, on le conçoit, ardu et, en conséquence, très tourmenté. L’on peut voir cet ensemble de textes comme un chemin initiatique, ponctué, à nombre d’endroits, de stades d’abattement, de désespoir. Pour autant, il fourmille de métaphores originales, voire surprenantes qui, toutes ensemble, réussissent à tisser un univers riche, totalement particulier et fortement ésotérique.
Plein de recherche, visiblement fruit d’un travail d’orfèvre très pointu, ce verbe, parfois, se meut dans une certaine abstraction, susceptible de dérouter : hiérophanie hallucinée de scintillements noirs ; les nombres lui pendent aux cheveux ; étrange neige ectoplasmique ; Incendie implosif…
Nous sommes ici dans un monde froid, baigné d’une lumière lunaire ; la chair et la sensualité, l’enracinement plein dans la concrétude et le plaisir de vivre opaque ne semblent pas y avoir de place. Les références aux anciens mythes Grecs et balkaniques (dont le vampire, bien sûr) y sont très nombreuses.
Érudit, assez torturé, porteur de ce que je qualifierais pour ma part d’une « incandescence froide », l’auteur est par ailleurs, et l’on ne s’en étonnera pas, spécialiste des textes védiques, de la gnose et fasciné par la pensée du philosophe WITTGENSTEIN. Sa poésie, toute de souffle, d’intellect, d’angoisse, de désagrégation du moi et d’exaltation quasi « mystique » en porte la trace. Elle m’apparaît en premier lieu comme la poésie d’une soif de vide.
L’univers ne serait-il pas qu’une immense équation labyrinthique que notre poète voudrait s’essayer à résoudre ? Parce que l’incompatibilité de l’espace et du temps / de l’homme et du monde lui est insoutenable ? […] parce que les rubis du mystère pleurent ? Parce que tout homme devient une séparation, un accumulateur d’évanescence ?