Avouons-le : il s’agit, à première vue, d’un livre difficile, érudit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kafka, Novalis, Rilke… Ce d’autant que nous sommes face à une prose poétique dense, presque dénuée de ponctuation (si ce n’est des astérisques scandant le propos) et de majuscules (hors pour une majorité de patronymes).
Malgré la division en chapitres distincts, on ne cherchera pas une démonstration théologique ou philosophique de type cartésienne. Ou même une explication hippocratique : les concepts de la moïre-migraine, de l’inanité des secondes, des ovules de la terreur ou de la grippe d’éternité font sans doute partie d’une syntaxe poétique davantage que d’un vocabulaire scientifique.
On lira donc cet ouvrage comme un poème dramatique (c’est d’ailleurs ce qui est revendiqué dans son sous-titre), comme une longue prose où les mots s’enchaînent et se déchaînent les uns aux autres, s’entrelacent, s’entrechoquent, se confondent et renaissent, non pas en une fuite des idées mais en une symbiose onirique voulue et permanente. Le lecteur peut d’ailleurs lire, goûter, déguster telle ou telle phrase comme un vin nouveau ou un alcool brûlant, au rythme qu’il choisit, dans la séquence qu’il désire. À commencer par exemple, par le chapitre à propos de Lilith (dont la légende dit qu’elle fut la première épouse d’Adam — on pense alors au superbe livre de Nicole Hardouin à ce sujet).
Ara Alexandre Shishmanian, Les non-êtres imaginaires, Poème dramatique traduit du roumain par Dana Shishmanian et l’auteur, préface de Dana Shishmanian, 205 pages, Ed. L’Harmattan, Paris, 2020.
La Lilith de Shishmanian est rebelle, bien sûr : serpent d’abord ‑femme d’abord (…) les débuts sont toujours sacrifiés ‑scarifiés- comme toute ténèbre indispensable — et par là même — dispensable * peut-être qu’au commencement lilith n’était qu’un silence à la chevelure sombre de longue solitude * un à‑peine-être inondé de mutismes… Cela dit, elle a aussi les dimensions d’une Vénus, d’une amante éternelle, tout à la fois Gaïa et vouivre : oh, elle attend devant le rideau d’or du noir — elle, la fille étrangère du néant — telle une larme d’aucun œil coulant sur aucune joue * oui, une larme qui coulerait dans le vide — sans nom — sans visage — sans être * étrangère à elle-même — (…) Et l’auteur de conclure que Lilith s’est retrouvée dans la transgression pure de la transcendance — et dans l’ouverture du regard libre en abîme *
Livre apocalyptique tout autant qu’atypique, d’une intensité folle, où tournoient les mots, les références, les concepts, les illusions, aussi. Un détail du Jardin des délices de Jérôme Bosch, en première de couverture, est parfaitement approprié à la coloration générale du texte. Livre dans les tourments d’êtres et de non-êtres, entre surréalisme et prière laïque : à lire à voix haute, comme l’écrit Dana Shishmanian, traductrice et préfacière de cet ouvrage hors sentiers battus.
Et l’auteur de conclure, sans résoudre ses ambivalences mais entre deux caillots d’imaginaire : … oh ! je suis plein de clefs et pourtant irrémédiablement enfermé dans le monde…
Présentation de l’auteur
- Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires - 21 février 2021
- Barbara AUZOU et NIALA, L’Époque 2028, Les Mots Peints - 21 janvier 2021