Aragon, La grande Gaîté suivi de Tout ne finit pas par des chansons
Oser solliciter en lecture le recueil d’Aragon La grande Gaîté, c’est se heurter à un mythe. Celui d’Aragon, ce monstre culturo-politique tantôt adulé, tantôt décrié ; tantôt accusé de tous les maux politico-artistiques, tantôt réduit à son amour fulgurant pour Elsa.
Un auteur préfabriqué donc, déformé peut-être, transformé sans doute. Comment secouer tous les commentaires/éloges accrochés à l’auteur comme des tiques redoutables ? Comment lire une célébrité en toute innocence et avec un minimum d’objectivité?
Un défi de plus avec cette foutue « gaîté » (avec un accent circonflexe) qui est aussi – pour moi - une station de métro et un théâtre lyrique ! Qui est donc ce joyeux drille Aragon? Dans ce recueil composite, il n’est ni l’Aragon compassé fabricant d’alexandrins, ni le suppôt d’idéologie. Non. Sa soi-disant « grande gaîté » lui vient d’ailleurs… Tentons de la cerner ou de la démantibuler. Avant toute ébauche de réflexion, l’auteur en personne nous sape l’herbe sous le pied critique en s’auto-jugeant…
Aragon, La grande Gaîté suivi de Tout
ne finit pas par des chansons, préface de
Marie-Thérèse Eychart, Poésie Gallimard
… En effet, il estime avoir carrément fait preuve de « violence blasphématoire » (1) ! Aye ! La lectrice a l’impression d’assister à un règlement de compte d’Aragon contre lui-même. Alors cette « gaîté » annoncée est-elle une vérité très vraie ou une antiphrase très provo ? On ne le contredira pas tout de suite, même s’il se vautre immédiatement avec une jouissance fanfaronne dans l’excrémentiel, le sexuel et l’obscène. Lance-t-il un défi désespéré à son propre désespoir ?
En ce recueil si scatologique, l’inspiration commence nettement en dessous de la ceinture - et même très au-dessous - dans une ambiance pipi-caca très classe maternelle. Commençons donc par le pire créatif ! Sa « berceuse » est d’abord un hymne au mot : « chie chie chie chie donc chie ». Par cette diarrhée verbale sans virgule, elle évoque la « voix » maternelle : « Petit enfant chie/Comme les grands de la terre » (aussi bien le maréchal Pershing que l’écrivaine Lagerlöf) ». Au demeurant, l’éducation des sphincters de baby Loulou Aragon se partage entre diverses dames : «Pour me faire faire pipi/pisspiss disait ma nourrice (…) Pour me faire faire caca/Kakkak disait l’infirmière». Malgré ces interventions féminines, le bambin s’estime « réfractaire » ! Quant à l’enfant, il se laisse aussi aller à un « petit suintement de pipi hors des langes ».
Ce popo-poète persévère et consacre jusqu’au lieu où les excréments s’évacuent. Ainsi les toilettes sont tantôt des « cabinets d’aisance », tantôt des « chalets de nécessité ». Qui circule là, si ce n’est le « flaireur de bidet » ou les « gens qui pètent » ?
Interview de Louis Aragon, 17 décembre 1958 (UEC de Lille).
Dans ce bas du corps si inspirant, git en outre son instrument charnel à érection : tantôt exalté négativement en « lamentable quéquette », tantôt objet d’appropriation « Ma zizi » (pour parler d’une amante), tantôt qualifié de « bite » de façon traditionnelle (en conversation plus qu’en poésie !). Au fil de sa vie, ce peau-poète distingue « ceux qui bandent » et ceux qui ne bandent pas » (dont lui). Certains ont même « une bouche ruisselante de foutre », Au demeurant, le marmot (lui ?) jugé comme une «chiure abominable », se « branle » déjà l’œil dans le vague. Ailleurs, les visiteurs (dont un mystérieux fiancé et/ou « assassin ») se « branlotent » devant une « vierge morte ». Lequel assassin est caricaturé - ni plus ni moins - en « godemiché » de familles « appartenant à la bonne bourgeoisie » ! Comparaison qui est sans doute un vestige des amitiés ou rancœurs surréalistes !
Les activités possibles de ce bas ventre privilégié sont communément nommées « les choses du sexe ». Avec une certaine pudibonderie (affectée ?), l’auteur prétend : « Je m’attendais à tout/mais aucunement à ces mots-là ». Il n’empêche qu’il en fait quand même un poème, certes assez court ! De surcroît, parmi tout ce qu’un « garçon » (sans doute de bistrot) ne refuse pas de servir se trouvent les cure-dents et les coups de torchon, auxquels s’ajoute « Une capote anglaise/ C’est pour l’armée française » ! Encore un pied de nez assez bas placé !
Dans sa panoplie des êtres humains, se trouvent des « cons », parfois qualifiés de « sale con », voire de « con à moustache ». Ce dernier con spécifique bénéficie d’une description humoristique virile : « Il y aurait à dire des moustaches/ Qu’elles sont à l’honneur d’une nation qui n’en a pas d’autres/ Le superbe baldaquin comme il surmonte élégamment/ L’égout des lèvres et le petit fessier du menton ». Pas besoin d’insister pour qu’on imagine ce bourge là!
Sur le plan de la forme, Aragon a des audaces orthographiques, façon détournée de jouer avec le son et le sens. Il modifie l’orthographe de l’adjectif : « hindigné ». A lire ce mot, on hausse le ton sur la première syllabe marquant l’attitude du prétentieux ou du con-bourge… empesé. Ailleurs il évoquera ma « pauche » (cad poche), faisant entendre à la lectrice un accent provincial ou british.
Interview d'Elsa Triolet et de Louis Aragon, le 28 octobre 1954 (UEC Lille)
Il a des audaces grammaticales dans les répétitions d’un mot plutôt cru (ex : chie….). Voila qui suggère éventuellement la lente attente des fèces. Ailleurs la répétition du mot main - certes plus ordinaire - a une autre fonction possible : « La main qui dessine/ La main qui étreint » s’écrit en vers pentasyllabiques. Le décasyllabe qui suit fait tout simplement la somme des deux activités. (décliner, étreindre). L’interversion en hémistiche croise ensuite les deux actions manuelles, annonçant que ce qui « domine » ni plus ni moins ce texte est sa propriété intrinsèque : « Ma main ». Bref, il s’agit de la main du poète, la ou les siennes qu’il voit remuer dans la glace. Ce poème-miroir n’est certes pas génial, mais il a probablement distrait quelques minutes le poète aux abois amoureux.
Aragon inscrit ensuite dans les mots le rythme du tango-folie : à deux temps, mais avec trois redites : « toutes toutes toutes » ! Dans son Art poétique esquissé (si toutefois c’est un art), il coupe carrément les mots en allant à la ligne : « C’est pour une raison/ Véritablement indigne/ D’être cou/ Chée par écrit ». Une coupe grammaticale au tranchet… Cet « art » se fait moqueur en réponse à une question idiote posée par tous les imbéciles ou les admirateurs : Pourquoi allez-vous à la ligne ? Or l’annonce de cette question (de si médiocre intérêt ?) est justement présentée en allant à la ligne : « Pourquoi de temps en temps je vais à/ la ligne » ! Reste à glisser une faute d’orthographe, dont on se demande si elle est volontaire dans sa Partie fine : « C’est mal foutu paraît-il/ En temps que poème ». Nul ne saura si c’est une coquille de l’éditeur ou si cela prouve justement par l’exemple que le poème est vraiment mal foutu. Bref, on préfère Aragon quand il évoque « la clique des têtes à claques », en cette même partie si « fine » qu’il advient un prodige : une femme très belle et très nue, etc. Ce qui n’a pas l’heur de lui déplaire.
Au terme de notre parcours en terre aragonesque, la grande gaieté n’est pas si « grande », ni si « gaîté » que cela. Elle ne semble pas purement ludique, mais relève plutôt d’une espèce de défouloir un tantinet agressif. Aragon veut paraître pire qu’il n’est, se vautrer dans la fange poétique en l’exhibant. Pour apaiser son colère ou son dépit ? Il n’est pas impossible - et c’est peut-être même sûr - que cet ensemble soit l’effet de sa mésaventure et de sa rupture avec la richissime Nancy Cunard. Lui, le ludion poète n’était pas à la hauteur des frais imposés par la fréquentation de cette femme éprise des bavardages des riches glandeurs et des aventuriers de par le grand monde. Pour tenir le coup financièrement, il vend son tableau de Braque à Noll, malgré le mécénat persistant de J. Doucet. Il fera en outre une tentative de suicide.
Aragon ne sait d’ailleurs pas où ni quand il a écrit ses propres textes (1927-1928). Sa volonté secrète de récapituler lieux et dates (sans y parvenir) témoigne plus d’une ébauche d’anamnèse que d’un remplissage d’agenda. Sait-il donc ce qu’il a écrit ou ce que l’inconscient a écrit pour lui ? Son Poème à crier dans les ruines donne une clé de l’énigme : « Crachons tous deux/Sur ce que nous avons aimé ensemble ». Bref, sur l’amour et surtout la mémoire de l’amour. Oui, mais ce phtisique du sentiment se nomme Aragon et bégaie des « Aima c’est au passé/ Aima aima aima aima aima». Des toussotements réitérés? Son amour défunt (ou en train de défaillir !) s’inscrit déjà en des yeux, une bouche (2) de femme. Néanmoins son crachat de dépit ne peut s’empêcher d’être esthétique dans Gobi 28 : « Plus rien ne m’est cher pas même l’amour/Et quand je dis l’amour ce mot comme une mer/ Etoiles étoiles qu’êtes/ Vous/ Devenues/ Vous ne niez pas l’existence du vent/ Pourquoi s’interroger sur son existence à soi-même/ Et si je nie l’existence du vent ». Ainsi ce Gobi symbolique du titre reste bien le fameux désert mongol, en cette année 1928 ! Qu’importe, le poème emporte l’âme. Ouf !
Pour en finir, moquons-nous – bêtement, je l’accorde – de cette entrée subreptice et subjective des chiffres et dates en poésie. Aragon a alors 31 ans, comme il le signale dans le titre d’un autre poème 1897-1928 ! 1897 est sa date de naissance, inutile de le préciser. Occasion rêvée pour qu’il se mette sur son « trente-et-un » (3) pour …écrire ses poèmes de crise affective. Il se fait narquois ou lucide : puisque les « petits cochons » ne l’ont pas encore mangé, les « grands cochons » ultérieurs le mangeront. Ce que les ogresses-truies-lectrices n’hésiteront pas à faire.
Notes
(1) Dans sa récapitulation Tout ne finit pas par des chansons.
(2) Les yeux de l’aimée défaillante Nancy-Nane sont déjà des « étoiles », alors que ceux d’Elsa se mueront carrément en « soleils ». Chez Nancy, les dents occupaient, elles, la place du soleil ! Bref, les dames incitent ce poète à consulter les astres.
(3) Autrement qu’il enfile de beaux vêtements poétiques.