Armand Dupuy, Sans franchir
« On » n’est pas forcément un pronom malhonnête.
Armand Dupuy en use, certes, avec obstination, mais cet entêtement ne signifie pas d’abord un effacement du « Je ».
« On » pourrait laisser croire qu’une présence tutélaire surplombe ses poèmes, mais cela ferait contresens. Chez ce poète plein de forces, qui nous donne à lire des petits évènements verbaux dont l’équilibre est d’autant plus subtil, d’autant plus fragile, que la prosodie s’en révèle solide, nous ne trouverons aucune trace explicite de transcendance.
Je le répète : les poèmes d’Armand Dupuy remuent des choses vues, des choses senties, des pressentiments, des houles, des miroirs… Ils partagent une étrange souffrance ; celle du monde, évidemment, mais ce serait trop simple. Quelque chose, un malaise, une âcreté habite notre souffle : « On pourrait se détacher, disparaître – on mesure ça dans sa bouche. » (p. 14) Les poèmes d’Armand exhalent, inhalent la légère fumée qui tremble entre le fait de vivre et le drame d’exister.Ils nous donnent à partager l’expérience d’un corps qui ne revendique pas l’identité. Ces poèmes sont d’ailleurs écrits avant le commerce ordinaire des humains entre eux. Armand Dupuy se lève tôt. Il écrit tôt. Il peint, aussi, aux aurores, des petites choses splendidement indéchiffrables, et il parle, en quelque sorte, avant la parole.
Cela donne un court recueil époustouflant. Je n’ai rien lu de pareil depuis Jaques Izoard. Mais attendez ! Je ne prétends pas qu’Armand se soit mis à la remorque du poète liégeois. Qu’il l’ait lu ou non m’importe peu, car ses poèmes clapotent à nos oreilles avec une vérité de ton qui ne trompe jamais. Et tant mieux, après tout, si le mystère de parler rejoint d’autres sources. Tant mieux si j’ai aussi pensé à Jean Racine en lisant Armand Dupuy. Racine, également, mettait notre langue en abyme. Il la portait parfois au remuement profond de toutes les hiérarchies. « Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez », prononce Bérénice, déployant peut-être le plus beau vers français dans l’aveu de la dé maitrise.
Chez Armand Dupuy il n’y a pas d’empire, pas de domination, mais un sens de l’effacement. Pas du néant, pourtant, car cela « tient », comme aime à dire le poète. Sous les mensonges et les empires, quelque chose remue encore, fait entendre son souffle ou son râle, perdure, insiste, plante, comme eût dit Bauchau, « une objection dans le malheur ». Quelque chose tient.
Et c’est pourquoi on tient à ce poète.