ARTAUD OU LA MONSTRUOSITE DE LA LANGUE
Rien y fait : Artaud demeure esclave de lui-même. Toute sortie de soi semble impossible : “les portes n’existent pas et on ne va jamais que nulle part que là où l’on est” écrit-il dans ses Cahiers du retour à Paris. Pourtant, avant ce constat final, il est un temps où l’auteur tente d’ouvrir une porte et de provoquer un déplacement capital selon une perspective que d’ailleurs le psychanalyste anglais Bion avait précisé : “ Changer de cadre pour changer l’être ”. C’est ce qu’inconsciemment peut-être Artaud a tenté… Quelques mois après son retour d’Irlande il s’embarque pour le Mexique. Ce périple représente l’épreuve initiatique par excellence. Epreuve paradoxale d’ailleurs qu’il “renie” d’une certaine façon puisqu’il refuse de signer Le Voyage au pays des Tarahumaras et qu’il demande à Jean Paulhan de remplacer son nom par trois étoiles mais il n’empêche que cette “ incartade ” va permettre de faire éclater le langage final et si incompris (ou incompréhensible ?) de l’auteur .
Artaud souligne cependant l’étrangeté et l’importance d’une telle tentative exotique. Dans “Le Mexique et la civilisation” il écrit : “C’est une idée baroque pour un Européen que d’aller rechercher au Mexique les bases vivantes d’une culture dont la notion s’effrite ici ; mais j’avoue que cette idée m’obsède ; il y a au Mexique, liée au sol, perdue dans les couleurs de lave volcanique, vibrante dans le sang des indiens, la réalité magique d’une autre culture dont il faudrait rallumer le feu”. Et c’est ce feu intérieur que le poète veut réanimer afin de retrouver une sorte de sérénité. Artaud écrit en effet à Barrault : “Je suis venu au Mexique pour rétablir l’équilibre et briser la malchance, malchance intérieure (…) qui vient de moi”.
En conséquence, avec le départ au Mexique tout pourrait (re)commencer sous une autre étoile. Il s’agit donc bien d’une expérience capitale afin de sortir de soi. Utilisant le peyotl comme une sarbacane, Artaud « le Grand Porc de l’Aube » (N. Arnaud) pénètre dans l’esprit en voyant la naissance du premier jour. Pourtant ce voyage au Mexique s’il ouvre apparemment sur une naissance, une vraie naissance tant de fois rêvé, va fermer et enclaver le poète à l’intérieur d’un cercle; un cercle particulier où tout se rejoint, où tout semble le réconcilier avec une seule loi secrète : celle du propre esclavage du créateur.
Toutefois en un premier temps, à celui qui porte sans cesse dans son écriture et dans son être les germes d’un éclatement, ce voyage va offrir un retournement. Pour Artaud aller au Mexique c’est partir “à la recherche d’un monde perdu”, c’est répondre aussi à “l’appel du néant” mais pas de n’importe quel néant. Ce déplacement initiatique va permettre non seulement de prendre le bas pour le haut, l’obscurité pour la lumière mais d’aller à la recherche d’un lieu originel — un lieu que la vie terrestre ne peut que faire avorter — qui le rapproche d’une Aurore de la “Réalité Divine Suprême” comme il la nomme. Dans ce territoire premier Artaud passe à travers les hommes et l’espace pour parvenir à lui : “ce n’est pas Jésus Christ que je suis allé cherché chez les Taharumaras mais moi-même hors d’un utérus que je n’avais que faire” écrit-il à Henri Parisot. Près de la montagne Tahamura il pense s’approcher au plus près de son pur être débarrassé (enfin) des forces masculines et féminines par ce coït tellurique au sein “non d’une mère mais de la MERE”.
Dans “La culture éternelle du Mexique” Artaud écrit : “je suis venu au Mexique prendre contact avec les terres rouges”.. Terres emblématiques s’il en est et dont la couleur est tout. Ces terres sont marquées du sceau “du sang des sacrifiés, des victimes de la conquête, rouges du soleil qui les brûle”. Et qui peuvent leur donner une liberté. Entre le vert et le jaune “les couleurs opposées de la mort (…) le vert pour la résurrection, le jaune pour la décomposition” c’est donc le rouge que l’auteur retient des paysages mexicains. Par lui surgissent un hymne sauvage et ample et un bouillonnement sourd qui semblent avoir raison de son empêchement d’être. Autour des forêts immenses, autour des forêts imprégnées de la nuit, de la chair de lune, le rouge semble indiquer une voie royale. Il permet de retrouver une matrice nouvelle. Et la langue d’Artaud veut à sa vision tente de faire resurgir un souffle oublié et saccagé afin d’ouvrir à une joie d’être enfin libre apparemment immense et dense. Comme il l’écrit, c’est au Mexique à travers les terres colorées, qu’il peut “quitter l’ici pour fondre ailleurs, fondre et se libérer“et plus précisément encore : “détacher la dernière petite fibre rouge de la chair” par le rouge de cette terre.
Hymne à la joie, à l’extase métaphysique mais aussi quasiment physique d’une liberté reconquise, voilà ce à quoi convie le voyage au Mexique. Dans ce là-bas une culture semble parler à l’auteur du plus profond de la terre pour laisser surgir un savoir perdu. Entre la tourmente et le rêve, cette culture des âges premiers n’est plus pétrifiée, ensevelie, mais renaît. A ce titre le livre des Tarahumaras est bien plus qu’une trace, qu’une évocation, il ouvre l’horizon, le soulève comme il soulève un temps le poète. Il se remet à chanter, par delà la douleur, et ouvre à un appel inoubliable. Il touche à ce que Deleuze nomme “ la perception de la perception” et à ce que sa vie terrestre a jusque là refusé de réaliser.
Si Artaud se voue à l’aridité d’une terre c’est uniquement afin de courir le risque d’une révélation terrible mais attendue. Le voyage au Mexique “finirait” ainsi le travail entamé avec les Cenci. Il s’agit de débarrasser la matrice de la tache de naissance, des vices de la chair et de l’esclavage qu’elle enclenche. “ Les Tarahumaras ” renvoie donc à une sorte de scène primitive, de lieu primitif. Artaud accède enfin à une nouvelle lumière, à de nouvelles vibrations. Soudain “par dessous le néant s’élisent les bruits des grandes cloches au vent” à travers une expérience organique riche de liberté. “C’est cette terre qui est mon corps” écrit Artaud qui ne sent plus seulement le “membre détaché d’une image agie et vécue quelque part”. Il croit enfin échapper aux “mâchoires d’un carcan”. Dans un des textes complémentaires à Suppôts et Supplications Artaud précise d’ailleurs la valeur de cette matrice mexicaine “ce qui parle en elle est le néant indu” écrit-il. Et il ajoute “je ferai du con sans la mère une âme obscure, totale, obtuse, absolue”.
Au Mexique l’oeuvre prend toute sa dimension, son “engagement” et sa transgression langagière. Elle institue des formes inflexibles qui portent les stigmates d’une présence qu’on appellera “contre-nature” mais plus conforme à une surnature (le surréalisme d’Artaud ?). Toute l’oeuvre représente alors un démenti à la brutalité de la civilisation par une autre brutalité : celle de l’émotion sonore intacte, intense. Sortant d’un chaos elle ordonne ou du moins laisse espérer un autre ordre. Les Tarahumaras deviennent ainsi le texte-clé où l’oeuvre se retourne sur elle-même dans la transgression suprême.
Mais tout n’est pas si « rose ». Par le voyage au Mexique tout commence mais surtout tout finit. Loin des “restes d’une utérine douleur, affre d’affre de ses agonies” le poète va “flotter” désormais vers un ailleurs que va désormais cerner la “parole errante” (Blanchot) du poète. A partir de l’expérience mexicaine son écriture tombe mais aussi s’exhausse. La terre rouge expose son sang et à travers lui toutes les transfigurations qu’Artaud relate dans sa prose vibrante. Ici s’écrit l’histoire de la genèse et du chaos où l’homme est à l’image de Dieu : libre et non esclave et c’est sans doute pourquoi l’auteur peut parler d’un lieu qui “dissimule une Science”.
A travers le Mexique Artaud semble se lire et lire le monde de manière nouvelle. Le pays est donc bien le lieu où tout bascule. Le voyage reste le point fort d’une vie qui confirme ses certitudes. Artaud va peu à peu leur donner libre cours au péril de sa vie. Après les Tarahumaras Artaud n’écrit plus comme avant. Ce que le Mexique propose ouvre encore plus le créateur à la précarité de l’existence, à son infirmité, à son enfermement mais aussi à son langage explosif. L’oeuvre à venir va finir le travail : faire renoncer Artaud à sa propre origine pour une autre origine où l’auteur pourrait enfin affirmer un Je libre et non plus Artaud, Arto, Le Momo.
Par l’expérience mexicaine l’oeuvre devient une oeuvre d’origine. Elle retrouve l’essence même du surréalisme, à savoir ce qu’en dit Maurice Nadeau dans le neuvième paragraphe des Documents Surréalistes : “le cri de l’esprit qui retourne vers lui-même et est bien décidé à broyer désespérément ses entraves”. A travers cette expérience unique Artaud parvient à l’ébranlement et au dépassement brutal des limites habituelles. Il touche au cruel lyrisme coupant court à ses propres effets, ne tolérant pas la chose même à laquelle il donne l’expression la plus sûre. Ce Voyage est donc d’une certaine manière l’embrayeur définitif qui engage l’oeuvre vers ses derniers états.
En épousant cette matrice, la plus vierge des mères, Artaud se reconquiert quelque part. Il assure sa propre vérité par cette “réalité organique” que représente le Mexique. Ici le “vers quoi” et le “à partir de quoi ?” qui fondent l’expérience d’Artaud trouvent leurs racines. A ces deux “quoi” le Mexique donne la réponse : un rien, mais un rien qui est tout. Ce rien qui fait tenir l’intenable, qui fait que l’oeuvre n’est pas une plainte mais une revendication majeure. Soudain le langage terminal et dans ses passages les plus achevés va se mettre à flotter. Il flotte librement. Ce ne sont plus que des points semés sur la page à travers des lignes fracturées, en suspens dans le mouvement quelles créent et qui bousculent le souffle pour le faire surgir en suspendant le discours admis au moyen d’une litanie de mots que l’auteur expulse non en une sorte de simple vidange mais de création puisque ce qui sort change :
“ le oukente
Kaloureno
Kalour Kerme
Klemdi ”
écrit ou plutôt éructe l’auteur en une érudition qui tranche et ouvre un droit de cuissage sur la langue.
A celui qui ne croit plus “ aux mots / à la vie / à la mort / à la santé / à la maladie : au néant / à l’être / à la veille / au sommeil / au bien / au mal ”, à celui qui “ croit que rien ne veut plus rien dure et que tout depuis toujours d’ailleurs n’a jamais cessé de me faire chier ” la simple vidange ne suffit plus. L’expulsion prend une autre facture afin de faire oeuvre à part entière. La glossolalie d’Artaud représente donc la métamorphose à travers laquelle l’auteur ne fait pas seulement claquer la langue mais sauter ses verrous en un drame phonique du corps et de l’esprit.
Artaud a cherché de telles scansions “ illisibles, syllabe par syllabe, à haute voix, en travaillant ». On peut bien sûr, comme le propose Evelyne Grossman, s’amuser à décoder un tel langage. “ Lau scam da lau ” n’est par exemple pas loin de “le scandalo ” de l’italien, et sous son “ maumau ” se cache Artaud lui-mêrme, Artaud le Momo. Mais ce serait là lire un tel langage par le petit bout de la lorgnette et il faut, à l’inverse, se laisser envahir par ce flux de séries dévastatrices de pulsions et par leur musique qui conjuguent toutes les formes de colère, de haine et de révolte. il faut se laisser prendre à la trépidation de forme épileptique du verbe.
Ne restent en effet que ces syllabes et ce syllabus émotif rongés, travaillés et retravaillés et qui à l’inverse d’un langage infantile ou à un retour à une babélisation de la langue nous confronte à un fatras non d’immondices mais de pulsionnel reconstruit, d’infra ou de supra langage remonté et remodelé qui ouvrent à une autre lisibilité et autre cartographie du réel. Surgit un langage non pourrissant mais puissant visant à exprimer autrement que de manière chronologique et univoque. En un tel langage Artaud peut affirmer : “ je me vois naître comme chaque fois que je danse ou crie ”. Il devient le mécréant, le mécréateur. Repris et corrigé sans cesse son langage en ce déferlement prend de court, saisit, fait jaillir sous ses apparitions des conséquences nouvelles. Seuls avant lui Rabelais, Lautréamont puis Joyce ce sont risqués en de tels chants de violence prenant à rebours l’admissible et l’hypocrisie sociale en leur discours établi au risque sans doute de se perdre tant l’horreur de l’écorchement révulse le bon entendeur qui s’y frotte et s’y pique.