Arun Kolatkar est l’un des poètes d’un âge d’or (encore trop méconnu en France), le flamboiement artistique de Bombay entre 1960 et 1990.
Pour s’imprégner du contexte de cette sous-culture cosmopolite, on commencera par lire Mélanine, de Jeet Thayil (Buchet-Chastel, 2020). Thayil y évoque le milieu artistique sur lequel trôna le poète Nissim Ezekiel, au sein duquel Arvind Mehrotra, Adil Jussawalla, Gieve Patel et Kolatkar formèrent un groupe, auquel s’adjoignit, un peu plus tard, Namdeo Dhasal (alors qu’à sa frange se tint une seule femme, Eunice de Souza.)
Quoique issu du monde de la publicité, l’ascétique Kolatkar resta toujours très discret, publia peu, en marathi puis en anglais, et ne quitta pour ainsi dire jamais Bombay. Il y officia longtemps à la même table d’un café du quartier bohème de Kala Ghoda.
Arun Kolatkar, JEJURI, Traduction Roselyne Sibille, Éditions Banyan, 2020.
Il fit toutefois une excursion à Jejuri, bourgade banale et néanmoins haut-lieu dédié à la divinité Khandoba, qui compte de nombreux fidèles surtout dans le Maharashtra, d’autant plus nombreux chez les humbles dans la mesure où il agrège toutes les castes et toutes les communautés, y compris les musulmans.
Une particularité pittoresque du culte est le jet de poudre de curcuma (hélas remplacé, désormais, par un pigment synthétique), just a pinch of yellow, “juste une touche de jaune” qui, un peu partout dans la région, les jours de fête dédiés à Khandoba, recouvre effigies et fidèles, comme elle le fait toute l’année au temple de Jejuri.
Le poème The Butterfly (Le Papillon) s’y rapporte :
There is no story behind it.
It is split like a second
It hinges around itself.It has no future.
It is pinned down to no past.
It’s a pun on the present.It’s a little yellow butterfly,
It has taken these wretched hills
Under its wings.Just a pinch of yellow,
it opens before it closes
and closes before it owhere is it
Photo © Bernard Turle, 2019.
Jejuri fit date dans l’histoire de la poésie indienne en anglais, d’où l’importance de sa publication en France aujourd’hui, même si — et peut-être surtout parce qu’il s’inscrit en contrepoint de la dérive hindouiste intégriste de l’Inde actuelle. Le profane et le sacré y sont équivalents et si le livre était publié aujourd’hui, les partisans de l’Hindutva prendraient les armes et tordraient le cou au poète. Chez Kolatkar, la campagne de Jejuri, ses collines sont wretched – un terme frère du waste dans le Waste Land de T.S. Eliot.
C’est un petit papillon jaune,
Il a pris ces collines infortunées
sous ses ailes.
En un succinct remake des Contes de Canterbury, le recueil s’attache avant tout à décrire le parcours d’un malicieux pèlerin par le biais de détails significatifs, témoins d’une réalité prosaïque qui met à mal le sacré : c’est, enclos dans une journée, un bref parcours initiatique au cours duquel sont confrontés à demi-mot l’antique croyance et la conscience moderne. Le papillon du poème, à la fois insecte et gerbe éphémère de curcuma, “s’articule en son centre”, split = fendu, “coupé en deux”, mais split aussi comme dans split second, un quart de seconde.
Il n’a pas d’avenir.
Il n’épingle aucun passé.
C’est un jeu de mots sur le présent.
Photo © Bernard Turle, 2019.
Le papillon (le présent, le futur passé de demain) est si fugace que, dans it opens before it closes / and closes before it o le poète n’a pas le temps d’écrire le second open — simplement o – que, oh, il n’est plus.
Juste une touche de jaune
qui s’ouvre avant de se fermer
On pourrait aisément voir là un commentaire sur le contraste entre la joyeuse effervescence du moment où l’humble fidèle visite le temple recouvert comme lui d’une fine poudre dorée, et les heures de voyage inconfortables qu’il doit affronter pour s’y rendre et en revenir — ou, plus globalement, la brève élévation de sa visite au temple et la longue marche forcée qu’est sa vie quotidienne.
Ailleurs, une vieille Porte médiévale de guinguois devient un symbole de l’état de la religion à l’époque de Kolatkar (1976 — qu’écrirait-il aujourd’hui, dans la nouvelle Inde théocratique ?).
Since one hinge broke
The heavy medieval door
Hangs on one hinge alone.Depuis qu’un gond s’est cassé
La lourde porte médiévale
Pend sur un seul gond.
A prophet half brought down
From the crossUn prophète à moitié détaché
De sa croix
Photo © Bernard Turle, 2019.
La référence à la Croix situe la poésie de Kolaktar dans le mouvement urbain, internationaliste et oecuménique de son temps — à savoir loin de l’hindouisme religion d’État. Elle serait réprimée aujourd’hui, d’autant que la porte (médiévale comme la religion) est affublée d’un short qui sèche, image ô combien ironique, surgie dans les deux dernières strophes, qui semblent lui accorder un rôle subalterne :
Hell with the hinge and damn the jamb.
The door would have walked out
Long long agoIf it weren’t for
that pair of shorts
left to dry upon its shoulders.Enfer de charnière et damnation du montant.
La porte serait partie
depuis très très longtempss’il n’y avait eu
ce short
mis à sécher sur ses épaules.
Autant ou plus que la quête de l’éternel, c’est la rencontre du transitoire qui prévaut, comme le short prosaïque ; nombre de poèmes, Le bus, Le seuil de la porte, Collines, Entre Jejuri et la gare… sont consacrés aux étapes intermédiaires de l’excursion.
Dans Entre Jejuri et la gare voisinent le sacré et la plus que profane : sacrilège suprême, dont le fils du prêtre “préfère ne pas parler” : its sixty three priests inside their sixty three houses/ huddled at the foot of the hill/(…/…)/ you pass the sixtyfourth house of the temple dancer/who owes her prosperity to another skill./ Après avoir passé les maisons des prêtres, “leurs soixante-trois maisons/ blotties au pied de la colline/ (…/…) Tu passes devant la soixante-quatrième maison, celle de la danseuse du temple, qui doit sa prospérité à une autre compétence”.
Avec ses six parties, le dernier poème du recueil, La gare, enfonce définitivement le clou :
the indicator
a wooden saint
in need of paintthe indicator
has turned inward
ten times overun saint de bois
ayant besoin d’un coup de peinturel’indicateur
enroulé sur lui-même
dix fois
swallowed the names
of all the railway
stations it knowsremoved its hands
from its face
and put them awayin its pockets
a avalé les noms
de toutes les gares
qu’il connaîta retiré ses mains
de son visage
et les a mises
dans ses pochesif it knows when
the next train’s due
it gives no clue
the clockface adds
its numeralsthe total is zero
s’il sait quand
le prochain train est attendu
il ne donne aucun indicele cadran de l’horloge additionne
ses chiffresle total est zéro
Et c’est cet ironique zéro qui semble résumer le pélerinage de Kolatkar, si ce n’est que
the setting sun
touches upon the horizon
at a point where the rails
like the parallels
of a prophecy
appear to meetthe setting sun
large as a wheelle soleil couchant
aborde l’horizon
au point où les rails
comme les parallèles
d’une prophétie
semblent se rencontrerle soleil couchant
grand comme une roue
Le recueil est inclus dans le cycle d’une seule journée, du lever au coucher du soleil, qui marque le passage du temps en apparaissant régulièrement au fil des vers, rythmant la vie, la vie simple mais pleine et variée. De sorte que, en fin de compte, le zéro rejoint l’infini.
Présentation de l’auteur
- Pankhuri Sinha, la femme blessée - 5 mars 2021
- Arun Kolatkar, JEJURI - 21 décembre 2020
- Sonnet Modal, poète indien - 5 janvier 2020
- Karthika Naïr, Until the Lions – Echoes from the Mahabharata - 5 octobre 2018
- Hommage à Laurence Millereau - 3 juin 2018
- Ping-pong : Sudeep Sen, Incarnat /Incarnadine - 14 août 2017