Au ressac, au ressaut de Roger Lesgards

  Que peut-on demander à la poésie en ce monde qui n'en veut pas parce qu'elle ne génère pas de profit dans le petit monde de l'édition industrielle ? Roger Lesgards est  clair, il écrit qu'elle " dénonce le crime / Que contre elle attentent / Ici, partout, toujours, / Les Efficaces, les Ingénieux, les Actuaires…" Faut-il le rappeler ( ou l'apprendre au lecteur comme je l'ai appris en consultant le dictionnaire car j'ignorais ce terme), un actuaire est un "spécialiste du calcul des probabilités et de la statistique appliqués aux questions d'assurance, de finance et de prévoyance sociale ". Bref, l'un de ces brillants professionnels pour qui l'homme coûte toujours trop cher à la société, n'est qu'une larve tout juste bonne à pressurer par l'impôt, les taxes, les factures, les redevances (et j'en passe !), une créature qui ne doit rien coûter mais rapporter !

    Quel est le point commun entre les poèmes de ces huit ensembles qui composent le recueil de Roger Lesgards ? Sans doute un humanisme à l'exact opposé du consumérisme et du triomphe de la marchandise qui sont les caractéristiques de la société qui nous est imposée… Et dans ce cadre, la culture (la poésie et la peinture tout particulièrement) et les sentiments simplement humains deviennent une forme de résistance face à la médiocratisation généralisée et à la financiarisation de tout ce qui nous entoure. C'est ce que je lis dans ces poèmes.

    L'homme n'est pas seulement une pièce du mécano économique. L'homme n'est pas qu'un producteur de marchandises, qu'un consommateur de marchandises, son corps n'est pas une réserve d'organes à proposer à ceux qui ont les moyens de les acheter. C'est une espèce de chair et de sang, une espèce dépositaire (à titre temporaire) de la vie et de la réflexion critique. Les poèmes de Roger Lesgards le rappellent au lecteur et mettent en évidence cette vérité certes oubliée mais qui a un bel avenir : il faut remettre l'homme au cœur du système, d'un système dont l'économie n'est qu'un aspect.

    L'amour, la mort (l'irrémédiable), l'enfance tiennent une large place dans ce livre… Cela prend différentes formes : célébration avouée qui dit tout en peu de mots  (" Vole vole ma somptueuse // Déjà le Vulgaire s'époumone "), évocations pudiques et retenues de la disparition de proches. Il y a ainsi des vers poignants comme ceux-ci : " La moindre des politesses / nulle part apprise / est de savoir doucement s'éloigner / de n'être plus qu'une silhouette sur le chemin de halage "… Ailleurs l'évocation s'élève de l'intime à l'universel : " Ce fut un homme en sabots / un homme de la terre / […] / des vêlages à minuit / de la familiarité avec la mort ". C'est là que l'écriture de Roger Lesgards est la meilleure : dans le dénuement, dans la simplicité, dans la lumière… Ailleurs, je reste dans l'expectative devant ces proses savantes ou trouées de blancs : même si j'en reconnais l'élégance et la signification, je reste attaché à des écritures plus cisterciennes. Vieilles habitudes prises à trop lire les poètes ? Reste la suite " À quelques peintres ". Quatre poèmes pour quatre peintres : Jean Bazaine, Olivier Debré et Zao Wou-Ki… et le géorgien Pirosmanachvili (qui appartient largement au XIXème siècle) dont je ne dirai rien puisque je ne connais pas son œuvre même si je sais quelques anecdotes… J'ai beaucoup aimé les poèmes de Roger Lesgards sur ces trois peintres et leur écriture pointilleuse et lyrique. Mais je m'interroge : certes, la peinture peut être une arme dirigée contre le libéralisme économique mais à voir la spéculation qui emprisonne les œuvres, il y a lieu de se poser des questions.

    J'ai relevé (p 27) ce fragment de vers " … le fou désir de durer " ; s'agit-il d'une évocation (involontaire ?) du recueil de Paul Éluard, Le dur désir de durer ?  Question qui ouvre de multiples perspectives quant à la lecture des poèmes de Roger Lesgards…