La douleur est partout agissante et présente dans L’Héautontimorouménos. Douleur infligée, douleur subie, douleur infligée par soi-même à soi-même, ce poème a pour puissance singulière de ne rien vouloir dire d’autre. De surcroît sa dédicataire, cette J. G. F. , mal connue, que le narrateur voudrait pouvoir assommer sans colère, aurait eu le tort, si l’on en croit quelques notes de Baudelaire de s’être comportée en maîtresse ni assez cruelle, ni assez perverse pour infliger la douleur qu’il attendait d’elle.[i] Mythe et premier paradoxe qui renchérissent d’avance sur les vers à venir. C’est en effet qu’il n’y va pas seulement de la douleur, mais du choix de la douleur. De la douleur quelle qu’elle soit : Je te frapperai sans colère, mais aussi : Je suis la plaie et le couteau ou encore : Je suis le vampire de mon coeur. D’où le titre, cardinal, du poème.
Nous voici du même coup dans l’ordre du mal. Car l’exaspération baudelairienne joue de l’amphibologie de ce dernier mot. Celui-ci est en effet d’autant plus inquiétant qu’il s’entend de façon soit passive soit active. C’est avoir mal ou faire mal. Mais faire mal, lorsque la volonté s’en mêle, devient faire le mal, et Baudelaire, subtilement, d’établir un lien plus inattendu entre les deux versants de l’expérience en choisissant d’avoir mal de faire le mal. Voilà qui ressemble déjà à une ascèse, et une ascèse qu’il ne faut peut-être pas trop se hâter de penser comme une ascèse à rebours. Voilà encore pour le couteau et pour la plaie.
Pourtant, c’est moins la qualité de cette douleur qui se trouvera interrogée ici que ce que le poète en fait. Il s’en trouve, comme il va de soi, que l’examen que je propose, examen, somme toute, esthétique, ne pourra se situer qu’en dehors des catégories de la psychologie, de la psychologie pathologique et par conséquent du sadisme et du masochisme qui laisseraient entendre de tout autres bénéfices. Ce qui me tient à coeur tient au détour – peut-être à la rouerie – d’un artiste qui pressent intuitivement, intuitivement plutôt qu’inconsciemment, qu’une vision peut naître de sa douleur. De la même façon, je voudrais me situer hors de tout jugement moralisateur sur le poète, qu’il se soit ou non aventuré à faire le mal, ou qu’il se soit seulement persuadé de l’avoir commis. Un mot de Charles Mauron me tiendra quitte de cette réserve : Baudelaire aurait non seulement peu commis le mal, mais il aurait été janséniste dans sa vie et moliniste dans son œuvre[ii]1, La formule en est même d’autant plus précieuse pour ce propos qu’elle a le mérite de désigner le départ entre le réel et l’œuvre et qu’elle permet par là de penser de nouveaux raccords entre éthique et esthétique. Autant dire qu’il s’agit bien ici du bon usage poétique de la douleur. Ainsi parlait-on au XVIIe siècle de prières pour le bon usage de la maladie. Non le mal donc. Mais sa fleur. Ou plutôt le mal pris pour terreau de la fleur à venir.
Le tout premier bénéfice poétique de la négociation baudelairienne avec la douleur est de lucidité. La connaissance de la douleur se retourne en connaissance par la douleur. Voici donc la douleur devenue prisme. Berdiaev a pu écrire que l’homme pouvait se connaître lui-même soit à travers son élément divin, soit à travers son élément souterrain inconscient et démoniaque, autrement dit à travers ce qu’il a de ténébreux[iii]. C’est le pari du poète, qui a cru plus ou moins consciemment percevoir dans la douleur une alliée de son génie.
Avoir mal : l’expérience est en effet d’emblée rapportée à l’œuvre. On le mesure dès le début des Fleurs du mal, où le statut du malheur se trouve interrogé de façon emblématique et terriblement intelligente. Depuis le titre du premier poème, Bénédiction, qui définit par antiphrase la malédiction maternelle, jusqu’à sa récusation des tentatives de récupération de la souffrance, les dénonciations se succèdent. Le poncif, mi-religieux mi-romantique, de cette récupération (Soyez béni mon Dieu qui donnez la souffrance (…) Je sais que la douleur est la noblesse unique) y est clairement dénoncé par les deux dernières strophes, si bien qu’en est brouillé le beau motif consolateur, d’une façon qui pourrait faire penser à certains des accents de Simone Weil sur le malheur. A ceci près cependant que le motif en est différent, car il est ici que la mystique ne suffit pas à la poésie.
Dans L’Héautontimoroumenos, l’origine de la douleur change de camp. Plus besoin de médiations divine, maternelle, ni conjugale pour souffrir. Le poète y pourvoit bien tout seul. C’est passer de la douleur reçue en héritage au parti pris d’aller à sa rencontre. Il semble même que tous les moyens soient bons qui assurent la souffrance et l’ironie s’en mêle, que Baudelaire désigne ailleurs comme une maladie incurable. Elle a du moins pour effet d’introduire un principe d’inadéquation généralisée dans le poème. Autant dire, un véritable interdit de l’accord. Autant dire encore, une culture conséquente du discord. Mais pourtant une culture du discord qui n’empêche pas de laisser intact le reste du monde :
Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie
Derrière les mots, c’est-à-dire dans la vision qu’ils proposent, Baudelaire vient d’inventer la posture qui lui permettra de dire une chose et son contraire, le mal dans le bien, la dissonance dans la symphonie, le péché dans l’harmonie divine. Désir, déni, démenti, dénigrement, l’ironie au bout du compte n’atteint que soi, — comme s’il ne fallait jamais perdre de vue, autre souffrance, semblable à celle de Tantale, qu’on est séparé de la symphonie. Géniale invention aussi, car elle rend la douleur poétiquement féconde : toute l’œuvre va en venir à se déployer selon les deux volets où cette contradiction essentielle se fonde. Le faste et son désaveu, l’harmonie et la dissonance. Il en arrivera que le souci de toutes choses belles, sensuelles, glorieuses ou bonnes se trouvera aussitôt que dit assorti du déni symétrique. Toute qualité désirable, tout plaisir sont aussitôt répudiés, l’objet de convoitise vilipendé. Les corps aimés ou aimants avoisinent la mort :
L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.
Quant à l’idéal, quant à la beauté, il leur arrive d’être conspués, car ce déni est un déni de confiance tant à l’endroit de l’objet que du désir lui-même. La corrosion est imparable. Baudelaire refuse même de ne pas souffrir jusqu’à vivre parfois la souffrance de façon prémonitoire, — ainsi quand il accole d’avance un imaginaire du tombeau ou de la charogne à celui de la chair. Il se trouve même que dans les sonnets que la mémoire retient comme les plus lyriques ou les plus extatiques, les bonheurs exhibés se laissent entacher par des passés, (La Vie antérieure), par des futurs hypothétiques, quand ce ne sont pas des conditionnels plus hypothétiques encore, qui les ôtent à la consistance du présent et finalement les invalident. D’où une sorte d’enivrement dans la désillusion. Enivrement attesté par un goût marqué de l’oxymore et de la dissonance, qui en viennent à constituer pour une part la modernité de cette œuvre et, à coup sûr, sa réflexivité. D’où encore, autre gain, stylistique celui-là, ce que j’appellerai volontiers la vitesse de ces poèmes, leur instabilité foncière et finalement leur extraordinaire capacité de voltes, qui sont ici créatrices parce qu’elle sont dénonciatrices. L’intelligence est devenue toute critique. La gloire court au ravage.
La poésie, alors, touche au mythe, ce qui est rare. Elle est dotée de la même faculté d’appréhender l’objet du désir tout en prononçant presque simultanément la catastrophe inhérente au désir lui-même. Elle y gagne du moins son étendue, son empan, selon un mot de Claudel, qui s’y entendait. Et en effet, le poète, comme le dit « Alchimie de la douleur », change l’or en fer / Et le paradis en enfer, à moins que ce ne soit l’inverse : J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or ! Mais qu’importe le sens de ces allées et venues. De toute manière, meilleur ou pire, le poème gagne aux deux parts.
Demeure le second versant annoncé de la douleur, le choix de faire le mal et celui, pour autant, d’avoir mal de faire le mal. Selon Charles Mauron, Baudelaire aurait affecté d’être en tort. Finalement, il aurait rêvé le mal. Mais rêve ou réalité, et, cette fois encore, il n’entre pas dans mon propos d’en juger, cette éventualité d’une affectation du poète postule une nouvelle attitude et une nouvelle culture, qui n’est plus seulement celle du discord, mais celle du remords. Une sorte de culture de la culpabilité, celle-ci reposant en somme sur l’effort — nouvelle ascèse, poétique et peut-être éthique – d’attiser le sentiment de sa propre défaillance. C’est en effet un point sur lequel Baudelaire n’aura jamais de cesse.
Il se trouve cependant qu’entre le mal, accompli ou rêvé, et le poème, le poète, qu’il est, se dote encore d’un nouvel instrument, d’un nouveau moyen d’ordre poétique, et celui-ce n’est autre que celui de la fable. Mieux, il conjoindra deux fables, dont l’une est éthique et l’autre mythologique et dont la mise en œuvre, pour puissante qu’elle soit, reste relativement assez simple : il y aura suffi d’élire une règle impraticable et de se focaliser sur les manquements à cette règle. Or Baudelaire choisit de s’en tenir aux rigueurs de la morale chrétienne, voire de la morale chrétienne traditionnelle, singulièrement en matière de mœurs. Je n’insisterai cependant guère plus sur son appartenance au catholicisme que sur sa vie morale ou sur sa psychologie, sauf pour noter qu’il en reprend les catégories avec exactitude. Or, relativement à elles, il ne peut, ou ne veut, se penser que comme un réprouvé et un paria.
Ses poèmes, ses textes critiques, ses écrits intimes ne cessent de faire part d’une discrimination constante entre bien et mal, entre travail, prière et sainteté d’une part et, de l’autre, turpitudes, vraies ou fausses, avec parfois entre ces pôles, l’énoncé de quelques préceptes dérisoires et tragiques, tels que se lever tôt ou faire sa toilette. Mais n’est pas sain, ni saint, qui veut. Non plus sans doute que libertin ou esprit fort. Baudelaire préconise un ordre dont il sait qu’il lui est intenable et dont il ne peut être que déchu. Voilà pour la fable éthique qui en devient fable du défaut et fable de la faute. L’éthique devient marqueur de déchéance. Elle se constitue en système organisateur de la culpabilité. Il en advient même que la vertu paraît restrictive au poète, parce qu’il ne veut pas en endurer l’acquit, non plus du reste que ce qu’on appelle assez bizarrement et de façon aussi peu baudelairienne que possible l’acquit de conscience. Mais pense-t-on assez clairement que Baudelaire aurait pu tout aussi bien se tenir hors de ces dilemmes ? Imagine-t-on même un Maupassant, qui laissait la chose à son valet, tourmenté par l’examen moralisateur de vie amoureuse ? Et surtout, car ceci explique cela, mesure-t-on assez la prodigieuse matrice poétique qui résulte de semblable attitude ?
Car le remords permet à soi seul d’allier le point de fuite de l’idéal moral et l’abîme de la faute. Que l’on songe à Gide, à Jouve, ou, plus près de nous, à Herberto Helder ! Dire le péché permet de toucher aux deux bords, enfer et paradis. C’est un moyen de se tenir entre deux vertiges. Peut-être entre deux prestiges. C’est que la culpabilité a cette spécificité de poser simultanément le bien et le mal et, du moins sur le plan de l’expression, de tenir la balance égale entre les deux. Le remords de Baudelaire, comme précédemment ses dénégations, sert la magnificence du poème. Cela revient à poser que sa posture éthique et sa posture esthétique sont une.
Mais il y a plus. Selon un nouveau raffinement, cette mise en fable de la culpabilité se double d’une autre fable, théologique celle-là, dont la figure emblématique est évidemment le diable. Non pas n’importe quel diable cependant, et assurément pas celui du romantisme, mais celui-là même de la théologie chrétienne la plus orthodoxe. C’est celui de la séparation, de la division et du désespoir qui prêtera son mythe au divorce intime déjà évoqué. Ce diable-là habite les cœurs tout autant que l’enfer et il vient y introduire la dualité qui est à soi seule connaissance du mal. De là provient la fréquence de ces adjectifs baudelairiens à préfixes inquiétants, non seulement irréparable ou irrémédiable, — ce dernier rimant d’ailleurs richement avec diable -, mais aussi irrémissible, sans compter que le poème intitulé « ’Irrémédiable » proclame, sous son apparent paradoxe, un véritable axiome du désespoir :
Car le diable fait toujours bien ce qu’il fait.
Premier paradoxe. Non le seul du poème pourtant, car ni le mythe, ni la théologie, ni le poème lui-même ne s’arrêtent à semblable trouvaille, — peut-être à semblable boutade. Le tout dernier vers, rebondissant après cette première chute, oblige encore à passer de la représentation de l’enfer à son principe. Et plus encore à adhérer à celui-ci. Il ne s’agit finalement que de rejoindre le mal. D’où le dernier sursaut, rythmique et significatif du poème. D’où, malgré l’enfer, et malgré le diable, à moins que ce ne soit à cause de l’un et de l’autre, son cri, un véritable cri de triomphe et, à tout le moins, un cri d’orgueil, où se parachève l’œuvre diabolique :
- La conscience dans le mal !
Jean Starobinski a été sensible à la mélancolie et aux images de chute inscrites dans ce poème. Je ne peux, pour ma part, voir dans ce vers qu’un extraordinaire redressement, un terrible redressement. Cette fois encore, comme en droite théologie, le péché et le châtiment ne font qu’un. Comme en droite théologie encore, ils sont rigoureusement contemporains l’un de l’autre. Une intériorité se voudrait déchue qui se regarderait déchoir. Voici le coeur devenu plus divisé que l’enfer même. Voici aussi cette conscience dans le mal devenue, si c’est possible, plus virulente que le mythe qui la représentait. Au reste cependant, le mythe lui-même n’en aura pas seulement été rapporté, mais actualisé, c’est-à-dire revécu. Il s’en trouve que le pouvoir de corrosion de l’œuvre tient à la fois à une expérience intérieure et à une analyse. Plus grave encore : cette conscience dans le mal est désormais prise pour conscience de l’être.
Elle en devient pensée et matériau de poème. Telle est la victoire du poème et du poète. La fable théologique a épousé la fable de la culpabilité et l’une et l’autre charrient des abîmes. Mais Baudelaire ne l’ignorait pas, qui s’abandonne parfois à dire que c’est le génie qui l’emporte. Le vingt-troisième poème de l’édition de 1857 en livre la clef : la femme impure et rouée, le mal, en somme, selon le vocabulaire de ce propos, y est un instrument. Elle n’est en effet rien moins que le catalyseur du génie.
La grandeur de ce mal où tu te crois servante
Ne t’a donc jamais fait reculer d’épouvante
Quand la nature, grande en ses desseins cachés
De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,
— De toi, vil animal, — pour pétrir un génie ?
Ô fangeuse grandeur ! Sublime ignominie !
A l’inverse, à l’opposé de cette grandeur et du sublime, le dernier vers de La Mort des artistes, qui est le tout dernier de la première édition des Fleurs du mal, semble stigmatiser ceux qui n’auront pas osé courir semblables risques. A ceux qui n’auront jamais connu leur Idole, qu’elle soit ou non morne caricature, ne restera que l’espoir que la mort fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau. A tout prendre, les fleurs du mal valent mieux et je n’ai cité ce vers que pour marquer la continuité de ce souci de faire œuvre, que ce soit malgré la douleur de la faute ou grâce à elle .
L’œuvre se connaît cependant d’autres bonheurs, dont la trace peut parfois se laisser relever dans l’argumentation, spécieuse, des différentes préfaces aux Fleurs du mal. Il faut pourtant ici s’accorder non seulement de lire entre les lignes, mais de déchiffrer leurs non-dits, si ce n’est d’en retourner comme doigts de gants le propos. Bien que l’aventure en soit de toute évidence risquée, je me suis autorisée à me demander si l’omniprésence de la douleur, si souvent déclinée comme elle l’est en termes de culpabilité, (Toute littérature dérive du péché, dit une lettre à Poulet-Malassis), ne témoignerait pas en faveur de son contraire.
C’est qu’à l’inverse d’un Pessoa, qui affiche l’hésitation ou la non-reconnaissance de son propre désir, Baudelaire nomme, avant que d’en être déçu, ce qui pourrait être son objet de jouissance. A l’inverse des mystiques, qui inventent souvent des scories narratives pour figurer l’extase par le trajet qui y mène, lui n’a pas besoin d’élaboration secondaire pour vaincre la difficulté d’évoquer son meilleur, puisqu’il en a d’emblée exhibé le ratage. Peut-être cependant ne faut-il pas en rester à cette culture du déficit, quand ce ne serait qu’il n’est peut-être pas d’expérience poétique absolument coupée de l’espérance. Il apparaîtrait ainsi, contre toute attente, que tant de voies si lucidement renoncées, tant de désirs avoués et l’expression du désespoir même finiraient par se retourner pour proposer en filigrane un imaginaire contraire à cela même qui s’en trouve énoncé. Dans un jeu d’anamorphoses, ou par antiphrases, la parole dite en appellerait alors à la parole tue.
On parle de théologie négative. On parle de pensée apophatique. Mais non pas de poésie apophatique. Or ces poèmes disent – ou disent aussi – ce qu’ils ne disent pas. Cette parole sur la douleur témoignerait ainsi en faveur de son contraire, — non sans un gain stylistique important, qui serait de le poser, sans avoir à l’exposer. C’est une autre question, et je me suis exprimée ailleurs à ce propos, que de déterminer pourquoi le plus difficile à dire pour la littérature se situe du côté du contraire du mal, et donc de ce qu’on appelle le bien. Disons, d’un mot, qu’il y va de la représentation du désir, parce que ce dernier, plus flagrant, quand il est séparé de son objet, est plus facile à saisir et donc à représenter. La littérature en vient ainsi à chérir la représentation de désir et des bonheurs en souffrance, du mal-être donc et de la difficulté et Baudelaire le savait, qui avait abandonné l’idée de son premier titre, Limbes, qui eût pu faire de ses poèmes autant de pièces à situer hors du jugement, pour en faire précisément des fleurs du mal.
D’où la prodigieuse polysémie de cette œuvre. D’où, peut-être, la véracité de sa terrifiante moralité. D’où peut-être même la relative bonne foi de certaines des arguties de ses préfaces. A ceci près cependant que c’est moins ce qui se dit que la polarité induite par le contraire qui y font sens. Ni Satan ni Dieu donc, ni même, malgré ce que le poète en a dit, la double postulation à l’endroit de l’un et de l’autre, mais une tentative de saisie de l’un par l’autre. Mais, plus encore, le souci d’appréhender leurs abîmes l’un par l’autre. Baudelaire aurait alors choisi la douleur et s’en serait remis au diable, afin d’avoir chance de laisser vierge ou à tout le moins intact la postulation opposée. Il y a dans cette économie esthétique quelque chose de dostoïevskien. Comme le romancier ne désignait son espérance que par le truchement du meurtre et du pire, le poète arrime sa vision au manquement. A même le mal fleurirait donc aussi ce que le mal n’est pas. Ce qui s’exprime se trouve ainsi lié à une conscience aiguë du possible et des impossibles de la parole, de l’ordre de son efficace et de ses limites. L’on voit bien par là que la théologie chrétienne et sa mythologie prêtent à Baudelaire des figures pour les extrêmes qui l’intéressent. Ce dernier aurait donc eu recours à la douleur non seulement pour organiser sa vision, ce qui en soi, n’est pas dénué d’importance, mais aussi pour en désigner l’excédent, voire l’excédent bénéfique ou le surcroît, qui, si souvent, à être plus directement appréhendés, font chanceler la poésie.
A même le mal fleurirait donc discrètement ce que le mal n’est pas. D’où la chance éventuelle d’une lecture supplémentaire de ces Fleurs du mal. D’où surtout un nouvel exercice de tension, qui n’est plus seulement du désir et de l’éthique, mais du langage, singulièrement lorsque lui est demandé d’exprimer plus qu’il ne peut supporter.
1 – Cf. Baudelaire, Oeuvres complètes, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, pp. 1534–35.
2 – Cf. Charles Mauron, Le dernier Baudelaire, José Corti,1986, pp. 108–109.
3 – Cf. Nicolas Berdiaev, De l’esclavage et de la liberté de l’homme, Desclée de Brouwer, 1990, p. 27–28.