Paol Keineg : « Des proses qui manquent d’élévation »
S’il s’exprime aujourd’hui en prose, c’est toujours en poète que Paol Keineg revient vers son lecteur. Mais ne lui faites pas dire que « la poésie sauvera le monde » comme certains auteurs peuvent aujourd’hui le prétendre.
Le nouveau livre qu’il publie recèle, bien au contraire, de commentaires teintés d’amertume. « J’ai presque cru en les pouvoirs de la poésie. La poésie a disparu, ou presque », affirme-t-il. Ou encore ceci : « Un poète n’a pas plus d’importance qu’une mouche sur la vitre ». Pourquoi ce constat accablant ? Parce que « la mode n’est pas à la difficulté » et donc, poursuit-il, « on ne lira plus de poésie »
Il y a dans ces mots, en réalité, une forme de douce provocation. Car en publiant ces « proses qui manquent d’élévation », l’auteur confirme en réalité qu’il croit encore en la poésie. Voici 88 textes ciselés où le poète nous prend à rebrousse-poil dans son approche d’un monde qui lui semble ne pas tourner très rond. Le lisant on pense à ces mots du cinéaste allemand Werner Herzog : « Je ne suis pas nostalgique, je contemple le désastre ».
Paol Keineg, Des proses qui manquent d’élévation,
Obsidiane, 105 pages, 16 euros
Dans la foulée de ses deux précédents livres, Abalamour (Les Hauts-Fonds, 2012) et Mauvaises langues (Obsidiane, 2014), Keineg nous dit, sur un mode décalé associant tableaux de genre et commentaires souvent décalés, comment il continue à avoir mal à son pays. « Nous vivons en des temps heureux : on ne croit plus au diable, on ne paie plus sa chaise à l’église ». La forme est subtile pour dénoncer à la fois le monde clérical d’antan et le matérialisme partout à l’œuvre aujourd’hui. « Garder un œil sur la laideur du monde », lui paraît donc une urgente nécessité à une époque où « s’enrichir fait de vous un héros ». Des propos de ce type, dispersés dans son livre, s’inscrivent dans un terroir concret et rural où « l’on cultivait le froment et la pomme de terre (cela remonte à l’époque reculée d’avant le maïs) » et où l’on travaillait, enfant, dans les champs de petits pois. Mais, s’empresse d’ajouter malicieusement Paol Keineg, « avoir grandi au milieu des champs de pommes de terre ne garantit pas l’immortalité ».
Retour d’Amérique, le poète vit depuis déjà quelques années dans son Finistère natal. Il voit les clochers de Hanvec et de Rumengol quand il déambule dans les chemins à pied ou en vélo (et il écrase parfois des doryphores). Il cultive son jardin, sème des fleurs et fait du compost. Humant l’air du pays (un peu trop pollué par les odeurs de lisier comme il le laissait entendre dans Mauvaises langues), il nous parle de ces deux tantes « qui n’eurent jamais honte de parler breton toute la journée ». Ce qui lui permet d’affirmer à nouveau, aujourd’hui comme hier: « Quand elle est programmée, la mort d’une langue est un crime contre l’humanité ».
Jean-Luc Le Cléac’h : « Poétique de la marche »
S’il avait vécu au Japon au 17e siècle, Jean-Luc Le Cléac’h aurait pu être un disciple de Bashô, ce poète marcheur auteur de La sente étroite du bout du monde. Chez les deux hommes, le même amour de la pérégrination, de la lenteur, de la méditation. Mais Jean-Luc Le Cléac’h vit en Bretagne au 21e siècle. Et alors que Bashô s’exprimait sous la forme courte du haïku, l’auteur breton,lui, raconte dans une prose élégante, ce qui l’enivre dans cette découverte des paysages permise par la marche au long cours.
Chez l’auteur japonais comme chez l’auteur breton, en tout cas, une forme de « sobriété heureuse », non seulement culinaire (le bol de riz pour l’un, les biscuits et la thermos de thé pour l’autre) mais surtout spirituelle qui les amène à porter attention au plus minuscule ou au plus insignifiant rencontré au bord du chemin.
Jean-Luc Le Cléach, Poétique de la marche,
Part Commune, 142 pages, 15 euros.
« La marche, avec la lenteur relative qui l’anime, est inséparable du détail sous toutes ses manifestations, note Jean-Luc Le Cléac’h, mais dans le même temps ou presque, l’œil et l’esprit se hissent jusqu’à l’infini, happés qu’ils sont par une étendue du territoire qui se laisse découvrir depuis une hauteur, ou plus simplement, par le ciel qui apparaît à la fois proche et immense ».
Ce microcosme et ce macrocosme, l’auteur breton les mesure dans leur plénitude sur les sommets « bossus » d’Alsace ou d’Auvergne, dans les collines d’Europe centrale, mais plus encore sur les sentiers côtiers de Bretagne, à commencer par ceux du Cap Sizun qu’il affectionne plus que tout. « A chacun ses Amazonies : les miennes se tiennent à l’extrême pointe de la Bretagne, dans les vallons insoupçonnés du Cap Sizun ». L’auteur, né à Concarneau, vit dans le Pays bigouden. Il est ici en pays de connaissance, mais n’en finit pas de déchiffrer (défricher ?) son territoire. Son « terrain de jeu » comme il l’appelle.
Qu’il y ait une « poétique » de la marche, cela va donc de soi pour Jean-Luc Le Cléac’h. Mais « s’agissant de la marche, affirme-t-il, il n’est de règles ou de conventions que celles que nous nous donnons, que nous élaborons au gré de nos randonnées et de nos humeurs ». D’où le côté discursif de son propos, nous entraînant par des chemins buissonniers, vers une approche émerveillée du monde. Jean-Luc Le Cléac’h s’arrête, renifle, savoure. Il nous parle l’odeur sucrée de l’ajonc en fleur avant de nous entraîner dans une réflexion toute philosophique sur « l’horizontalité » de tel paysage et sur « l’apaisement » qui en découle. Marcheur-philosophe (à la manière d’un vieux sage), marcheur-lecteur aussi par cet art de la « digression », du « détour », de « l’écart ».
On se dira, malgré tout, pourquoi encore un livre sur la marche (après ceux de Jacques Lacarrière, Bernard Ollivier, David Le breton, Pierre Sansot et tant d’autres) ? N’a‑t-on pas tout déjà dit sur le sujet ? Jean-Luc Le Cléac’h rétorque : « Peut-être parce que le plaisir de la marche, la sensation de légèreté, parfois même le bonheur qui nous traverse, ce serait une forme d’égoïsme coupable de le garder pour soi seul, de ne pas essayer de la faire partager ». Goûtons donc, sur ses pas, ce plaisir partagé.
Guy Allix : « au nom de la terre »
« Ma terre au fond de moi/Très loin dans ma mémoire ». Guy Allix est un homme du Nord, de ce pays de ciel bas où la terre, lourde et humide, colle aux pieds. Il a raconté, dans un très beau petit livre, cette enfance « terreuse » près des terrils (Maman, j’ai oublié le titre de notre histoire, Les Editions Sauvages, 2016). Cette terre ne l’a jamais quitté. Il en fait aujourd’hui une vraie matière poétique en élargissant son propos à ce qui est notre terre à tous. En clair, à notre condition d’homme, de femme, ici ou là-bas, passants confrontés à la mort. « Terreuse/Cela qui grouille interminable/Dessous toi dessous tes Pas/Gonflé de la pourriture/Et des morts et du sang/Et du travail des vers/Tout cela en toi ».Oui, nous dit encore Guy Allix, « Telle est la terre/Qui t’obsède et te pétrit/Ce ventre grouillant de vers et d’eau ».
Cette antienne aux accents funèbres, voire mortifères, ne doit pas cacher l’autre versant de la terre. Terre nourricière sur laquelle ont vécu ses ancêtres paysans, « Ces hommes et ces femmes/Les très-bas/Toujours à hauteur de ce sol/Qui les avait vus naître/Et n’être que si peu ». Guy Allix les appelle les « atterrés ».
Terre nourricière, en effet, parce que terre ensemencée. Terre femelle, terre/sexe. « La terre est une femme/Que tu travailles et que tu creuses ». Et encore ceci, plus loin : « Terra mater/Terre ma terre maternelle/Maternante et marâtre parfois/Terrassante ».
Cette terre, le poète nous la montre aujourd’hui objet de tant de convoitises, victime de souillures de toute nature. « Ils t’ont oubliée, ils vont trop vite. Ne savent plus ton rythme et la patience. Ils t’ont profanée, déversant du poison dans tes entrailles ». D’où cette exhortation : « Refuse l’artifice, ce qui croyant nourrir la terre, la pourrit, la corrompt. Porte ton vers au plus fragile, au très-bas ». Il y a quelque chose de franciscain dans ces mots-là. Et même d’évangélique quand Guy Allix écrit : « Il te faut mourir à toi/Pour que germe la graine ».
Guy Allix est lauréat du prix Paul-Quéré 2017–2018, du nom du poète et artiste bigouden qui travaillait à la fois les mots et la terre dans sa « poèterie » du bout du monde.
Guy Allix, Au nom de la terre, Les Editions
Sauvages, collection Ecriterres, 77 pages, 12 eurosq.
Amaury Nauroy et sa « saga » littéraire de Suisse romande
Ramuz, Roud, Chappaz, Chessex, Cingria, Jaccottet, Perrier… Ils ont tous un point commun : être des auteurs originaires de Suisse romande et avoir établi entre eux, pour la plupart, des liens d’amitié et de connivence fondés en particulier sur le profond respect des jeunes pour les plus anciens. On pense en particulier à Jacques Chessex et à Philippe Jaccottet qui ont voué un véritable culte à leur maître en écriture Gustave Roud (1897–1976). Toute cette saga littéraire méritait bien un livre. Il est l’œuvre d’Amaury Nauroy, « jeune auteur » né en 1982 et pétri de cette littérature de Suisse romande. Il nous propose ici, sous l’énigmatique titre Rondes de nuit, une véritable plongée dans un monde qui a connu ses « heures de gloire » au cœur du 20esiècle mais qui continue à séduire un lectorat fidèle.
Cette grande aventure littéraire et humaine n’aurait sans doute pas été possible sans le rôle essentiel joué par l’industriel et mécène suisse (amateur d’arts, de manuscrits, de poésie…) qu’était Henry-Louis Mermod (1891–1962). C’est lui, depuis Lausanne, qui a été le catalyseur de cette véritable effervescence littéraire en devenant l’éditeur de la plupart des grands noms de la poésie de Suisse romande (Valais, Pays de Vaud, Haut-Jorat…). Amaury Nauroy consacre une large part de son livre à Mermod. Il le dit dans une langue superbe avec une abondance étonnante de détails (à la manière des meilleurs investigateurs), tout cela dans une véritable empathie avec ce milieu. Ce qui n’empêche pas quelques coups de griffe à l’encontre des frasques de tel ou tel, à l’image de Jacques Chessex (1934–2009). « Il employait une part de son énergie manœuvrière et jalouse à exister, quitte à se mettre en avant. Et, pour peu qu’on eût fait devant lui l’éloge de ses compatriotes encore en vie, il se braquait », raconte Amaury Nauroy qui a rencontré l’auteur suisse à plusieurs reprises dans sa tanière de Ropraz.
Les pages qu’il consacre à Anne Perrier (1922–2017) et à Philippe Jaccottet (né en 1925) sont sans doute les plus belles parce qu’elles nous permettent de mieux comprendre cette originale approche du monde qui caractérisait de tels auteurs. A propos d’Anne Perrier, Amaury Nauroy écrit : “C’est un pays tout intérieur et désancré, celui du coeur et plus encore un pays d’âme, qu’elle traduit avec des mots tout à fait simples, dans un registre qui alterne l’abstrait (le silence , le bonheur, l’amour, la gloire…) et le détail le plus réel”.
De sa connaissance aigüe de l’œuvre de Philippe Jaccottet (qu’il a rencontré plusieurs fois à Grignan dans la Drôme), il tire cette leçon personnelle : « De poisseuses inquiétudes ne doivent pas nous faire oublier l’effarant appel de ce monde. Aussi mouvant qu’il soit, aussi cruel et imparfait, le pays qui s’ouvre devant nos pas est le seul dont nous puissions faire l’expérience concrète. Il réclame d’abord d’être aimé puis certainement d’être dit ».
Amaury Nauroy, Rondes de nuit, Le bruit
du temps, 285 pages, 24 euros.
Le livre d’Amaury Nauroy (qui emprunte quelques chemins buissonniers où l’on menace parfois de s’égarer) est ainsi parsemé de notations d’une grande justesse. Il nous révèle sa profonde intimité « spirituelle » avec les auteurs qu’il nous présente, sans parler des « comparses » tellement riches et savoureux (artistes peintres, libraires…) qu’il introduit avec bonheur dans cette saga.
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