Autour des éditions Alidades : José Ángel Leyva et Filippo De Pisis

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce

Les éditions alidades possèdent une collection bilingue qui permet de découvrir un auteur dans sa langue maternelle accompagnée d'une traduction, ici de l'italien par Franck Berger. De Pisis (Ferrare 1896 – Milan 1956) était poète et peintre. S'il obtint moins de notoriété avec sa poésie qu'avec sa peinture — elle représentait l'avant-garde de son époque — il fait néanmoins partie de ces auteurs importants, méconnus, qu'il est opportun de (re)découvrir, d'autant que sa vocation littéraire naquit avant sa vocation picturale et qu'il ne s'en départira jamais.

Édité en Italie par les plus grands, il n'a que très rarement été traduit en France où son œuvre demeure confidentielle, la dernière publication remontant à 1983 dans une traduction d'André Pieyre de Mandiargues. Dans la préface à la réédition de ses Poesie (Garzanti, 2003), Giovanni Raboni affirme : « une tendance psychologique, je dirais, plus encore que culturelle, à la clarté et à la limpidité ; l'adoption d'une forme tout à la fois retenue, et aux accents vibrants et chantants : voilà les traits, si l'on fait le compte, de De Pisis poète. »

L'ANGELOT

La messe dominicale :
mari et femme debout,
devant deux prie-Dieu de paille,
un peu perdus ;
elle, une petite brune, pâle,
lui un jeune employé
qui mène sa barque ;
mais sommeillant sur son épaule
la tête très frêle
d'un angelot blond.
Il a le bras tendu et sa main retombe
comme une fleur rare.
On sent presque jusqu'ici
le souffle léger
de la créature sommeillant.
Les chants maladroits
qui pleuvent de la haute tribune
sont là pour bercer son repos.
Le parfum de l'encens est là pour lui,
lui seul regarde
une rose mourante sur un autel.
Soudain, à l'insu de tous,
descend pour veiller sur son sommeil
son ange-gardien
d'or tout entier fait.

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce / Ma un po' della tua grazia, éditions alidades, 2023, 44 pages, 6 €.

On pourrait rapprocher de Pisis de Sandro Penna, de dix ans son cadet, dans ces associations récurrentes chez l'un et l'autre de la joie et de la tristesse. De Pisis lui dédie d'ailleurs un poème :

 

FLEUR POURPRE
À Sandro Penna

 Dans la chaleur pesante de l'après-midi d'été
unique consolation et miel
fleur pourpre
secret pathétique
au nom bucolique
Amaryllis.
[…] Ce peu de force qui me reste, vois,
je t'en fais don, noble fleur,
et assis à tes côtés,
j'attends des merveilles inouïes,
incorrigible que je suis.

 

Toujours chez De Pisis (comme chez Penna) le beau et l'agréable sont liés au tragique, jusques et y compris dans l'affirmation sans ambiguïté et sans tapage de leur homosexualité.

 

DÉPART

Dans le petit torpilleur
un marin à demi-nu,
maigre et suave s'éloigne du port,
assis dans une pose de philosophe antique.
Et il emporte un peu de mon cœur.

 

 Ce sont de petites touches délicates, comme dans le poème CHASSEURS :

 

Ils portent un fusil en bandoulière.
Dans la lumière de la lune
brillent les canons
et aussi les épaules nues
d'un doux adolescent
que le plus âgé porte à califourchon sur le guidon.

 

Pour donner envie de découvrir ce beau livret, je dirai avec De Pisis, dans sa préface à l'édition de 1942 :

J'aime à croire […] que le lecteur attentif puisse trouver dans ce recueil, en quelque sorte, « l'histoire d'une âme », laquelle âme est faite, comme on sait, de rien, mais peut avoir un parfum d'éternité.

∗∗∗

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES

Voilà une quarantaine d'années que les éditions alidades nous offrent des livres et notamment la collection bilingues qui rend accessibles aux lecteurs les textes de poètes de langues allemande, anglaise, arabe, espagnole, italienne, japonaise, russe et tchèque. Dernière parution : LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES du Mexicain José Ángel Leyva, traduit par Cathy Fourez et Jean Portante. L'auteur, quant à lui, est très reconnu dans son pays, par ses œuvres (poésie, nouvelles, chroniques littéraires...), également comme éditeur, journaliste et promoteur culturel. Ce recueil donnera une bonne idée de l'écriture de  José Ángel Leyva pour qui, comme le confia un jour Éluard, la poésie doit être ininterrompue.

LA CHIENNE

Est venue la chienne te lécher les chaussures
Elle ronronne et se met à jouer pattes en l'air
Elle attend que tu la grattouilles et la caresses avec la semelle
L'animal manque de mémoire n'a pas de dignité
L'humiliation semble être le fondement de son espèce
            tu t'informes en rage et ne peux éviter la répugnance

Hier avec d'autres enfants tu l'as vue poursuivie et montée par les chiens
Eux ont alors décidé de la punir par dégoût ou pour s'affirmer
L'enseignement du maître ou de qui apprend à soumettre le faible
passait par la force et le jeu malin des juges
Ils l'ont suspendue par les pattes arrière à une poutre
Piñata hurlant de douleur entre les rires et les cris des garçons
Ils la secouaient à coups de bâton et s'amusaient à lui tourmenter
                                                                                                                  [ l'anus et le vagin
La douleur d'autrui est imperméable aux questions
Ce sont des temps de guerre pensais-tu alors que montait en toi
une pulsion de pitié ou de conscience
Tu as donc décidé de freiner le jeu

Cela fait des années que l'image de la chienne te poursuit
Elle est fidèle à ta douleur et à sa torture
Chaque matin elle est là sur le pas de ta porte
Dans son regard aveugle ce sont les mêmes yeux
qui depuis l'enfance demandent pourquoi

Les poèmes s'entachent du réel, comme aimait à le dire très justement l'auteur : ainsi de cette cruelle anecdote relatée ici, imprégnée d'un sentiment souterrain, s'ouvrant vers des abîmes.

Le titre du recueil qui est aussi celui d'un poème — est une allusion à la part d'eau constituant le corps humain (en réalité, c'est moins : plutôt 65 %) et c'est le prétexte pour un flirt métaphysique : Une poignée de terre n'est pas un homme (référence au livre de la Genèse) / Les trois quarts font du rêve la substance et le poème teinté de transcendance se raccroche néanmoins au réel (et à la déréliction) dans sa conclusion : Du temps il y en a et de la soif pour attendre la mort / sous l'arbre sans feuilles qui jette de l'ombre / L'absence de dieu chasse la peur / Le père et le fils stimulent la synapse / qui laisse voir leur commune solitude sous les ponts / les trois quarts liquides de l'homme

Ces  trois quarts évoquent inévitablement une incomplétude, le quart manquant, amenant le poète à douter de sa propre identité.

MIROIR

Étranges les poches des paupières
Les lignes intriguent sur le front
Il m'observe
avec des yeux de verre de stupeur de mort
Que répondre à un inconnu
la tête embrouillée par les nuits
Le miroir se remplit de petits points
s'assombrit
S'en vont l'image et la couleur
Je me dilue dans des ombres capables d'ignorer
les certitudes d'un moi qui n'est pas le mien
Je suis encadré dans l'écran
J'ignore la langue familière
Reflets de cette langue obscène de mon silence
C'est le même nez
Profondes entrées sur le front
Petites oreilles et cheveux noirs
les yeux sombres le teint la forme du visage
Je ne peux cependant pas attester
que derrière les épaules
il y a un dos dans le vide

 

Le poète est également voyageur, il n'en retire pas un bouquet d'images pittoresques ; toujours une question essentielle est posée, comme dans SON PRÉNOM EST BAGDAD : — Les bombes éteignent-elles la couleur du soleil / ou ôtent-elles l'ombre aux gens ? — / Me demande l'enfant de sa voix de sage

Il est attentif à l'Humanité, toute l'Humanité, comme dans ce poème qui dépeint en une merveilleuse parabole l'apprentissage du langage par un jeune enfant.

ÁNDER (QUATRE ANS)

Tout
     est le mot qui fait le tour de ses mains
Tout
     marche dans l'horloge biologique du jeu et de la question
Il pousse dans la maison sa petite boule d'éponge en solitude
absorbé il lui fait monter l'escalier
                                       marche après marche
Il descend et condescend jusqu'à dormir sans elle
Il bouge ses yeux affamés autour du jour
Il ne sait rien des ignorances
Il recommence son travail de scarabée dans le langage
De nuit il en colle les parties avec sa salive
Il se replace derrière la balle
Parmi les résidus de langues et de signaux grandit
son objet verbal
le tour inutile de l'horloge que ses petites mains
retardent remontent avancent désordonnent
Le mot tout commence son tour
                                                 son vide

 De cette Humanité, aussi bien il s'attache à une commère : Assoiffée dans du miel de figue et de plaisirs / Dense arôme de sueur et de larmes / Enlaçant l'encadrement de la porte […] suspendue à la nuit / elle se berce dans la canicule

 Avec ce recueil, c'est un magnifique ensemble choral qui se donne au lecteur ; mêlant l'apparente anecdote à la réflexion philosophique, sans s’appesantir, il touche sans conteste à l'universel.

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES, éditions alidades, 2024, 64 pages, 7 €.

Présentation de l’auteur

Filippo De Pisis

Filippo De Pisis, pseudonyme de Luigi Filippo Tibertelli, né à Ferrare le 11 mai 1896 et mort à Milan le 2 avril 1956 est un poète et un peintre italien.

Bibliographie 

Peinture

  • Rue à Paris, 1936, huile sur toile, 61 × 50 cm, localisation inconnue.
  • Senza titolo, 1943, huile sur toile, 47,5 × 22,5 cm, Lugano, Museo d'arte della Svizzera italiana.

Publications

  • I Canti de la Croara, 1916.
  • Poesie, Vallecchi, 1953.
  • La città dalle cento meraviglie, e altri scritti, Vallecchi, 1965.
  • Cattività veneziana, All'insegna del pesce d'oro, 1966.
  • Lettere di De Pisis: 1924-1952, éditées par Demetrio Bonuglia, Lerici, 1966.
  • Il marchesino pittore: romanzo autobiografico di Filippo De Pisis, Longanesi, 1969.
  • Vaghe stelle dell'Orsa (journal intime, Bologne, 1916-1918) et Lettres à son frère Leone (1917-1918), Longanesi, 1970.
  • Futurismo, dadaismo, metafisica, avec Tristan Tzara et Primo Conti, Libri Scheiwiller, 1981.
  • Vert-vert, Einaudi, 1984.
  • Divino Giovanni: lettere a Comisso, 1919-1951, Marsilio, 1988.
  • Le memorie del marchesino pittore, éditées par Bona De Pisis et Sandro Zanotto, Einaudi, 1989.
  • Roma al sole, édité par Bona De Pisis, Sandro Zanotto, éditions N. Pozza, 1994.

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

José Ángel Leyva

José Àngel Leyva est né à Durango en 1958. Il est poète, romancier, journaliste, éditeur et promoteur culturel. Il est l’auteur de d’une quinzaine de livres de poésie publiés au Mexique mais aussi en Espagne, en Colombie ou au Venezuela, parmi lesquels Bottelas de sed (Bouteilles de soif), Entresueños (Entre-rêves), El Espinazo del Diablo (l’Épine dorsale du diable), Aguya (Aiguille) Habitantos, (Habitants) ou son anthologie personnelle Destiempo. En 2008 est sorti en France, à L’Oreille du loup, son recueil Catulle en exil, traduit par Stéphane Chaumet. (Source : Marché de la poésie).

Textes

© Crédits photos Begoña Pulido.

Bibliographie 

Poésie

Bouteilles de soif (Universidad Autónoma de Sinaloa, 1988) ; Catulo en el Destierro (UNAM. Col. El ala del tigre, 1993/ réédité en 2006 dans Verdehalago-CONACULTA, collection La Centena, 2007, réédité et traduit en français par Stéphane Cahumet, L'Oreille du Loup, Paris, 2008) ; Entresueños (Conaculta/Universidad de Ciencias y Artes de Chiapas, Col. Los cincuenta, 1996) ; El Espinazo del Diablo (Juan Pablos Editor/ Instituto Municipal del Arte y la Cultura de Durango, 1998) ; Muestra de poesía, plaquette, Santa Marta, Colombie, 2006 ; Duranguraños, Alforja-IMAC, 2007 ; Aguja, Editorial Aullido, Huelva, Espagne, 2009, Levante Editori-Bari, Rome, Italie, 2009, Écrites des Forges-Mantis Editores, Québec-Mexique, 2009 ; La eternidad no existe, Universidad Nacional de Colombia, 2009.

Autres livres

El admirable caso del médico curioso : Claude Bernard (Pangea Editores, 1991), El Naranjo en flor. Homenaje a los Revueltas (Décentralisation de CONACULTA et gouvernement de l'État de Durango, 1994) ; Lectura del mundo nuevo (Universidad Autónoma de Sinaloa, 1996) ; El Politécnico, un joven de 60 años (IPN, 1996) ; El Naranjo en flor. Homenaje a los Revueltas (deuxième édition corrigée et augmentée), Ediciones sin nombre, Juan Pablos Editor et Instituto Municipal del Arte y la Cultura de Durango, 1999 (troisième édition, SEP-Biblioteca de Aula, 2004) ; le roman La noche del jabalí (Fábulas de lo efímero), Editorial Praxis, 2002 ; Taga el papalote (livre pour enfants), Libros de Godot, Mexico, 2005. L'ombre de ce qui va arriver. Peinture de Guillermo Ceniceros, édit. Praxis, 2006 ; Guillermo Ceniceros, soixante-dix ans, La Cabra Ediciones, 2009.

Il a coordonné et fait partie des livres Versoconverso (Poetas entrevistan a poetas mexicanos), Mexico, 2000 ; Versos Comunicantes I et II (Poetas entrevistan a poetas iberoamericanos) Ediciones Alforja et UAM, 2001, 2005. Versos Comunicantes III (Poetas entrevistan a poetas iberoamericanos), sous presse Alforja, Universidad Autónoma de Nuevo Léon (2008).

Il a coordonné les anthologies de la série Poesía en el Andén, soit 24 titres au total. Il a également été l'anthologiste des titres suivants : Rumor de alas. Poesía de ángeles ; Sin límite ni puerta. Poesía de los sueños (en collaboration avec Begoña Pulido) ; Beso a verso. Besos, besos, besos ; Poemas de ángeles caídos ; Poemas sobre la Gula, et Poemas de la Pereza (coécrit avec Carlos Maciel), sous la marque Alforja, en 2006. Il est l'auteur de l'anthologie Poemas al viento, La Cabra Ediciones et Municipio de Ecatepec, 2008.

Anthologies

Jerome Seregni (éditeur), Las palabras pueden. Les écrivains et les enfants. UNICEF, Bogota, 2007.
Antología de Poesía Mexicana (coordonné par Marco Antonio Campos), Visor, Espagne, 2009.
Anthologie de la poésie mexicaine, publiée en Italie, coordonnée par Emilio Coco.

Dictionnaires

Humberto Musacchio, Milenios de México, Hoja Casa Editorial, 1999 Aurora Ocampo, Diccionario de escritores mexicanos, siglo XX, Instituto de investigaciones Filológicas, UNAM INBA, Coordinación de Literatura Diccionario Barsa Armando Pereira y Claudia Albarrán, Diccionario de Literatura Mexicana.

Revues

Il a édité des revues telles que Información Científica y Tecnológica (ICYT), du CONACyT, de 1992 à 1994 ; Nuestro Ambiente, de 1990 à 1991 ; Mundo, culturas y gente, de 1991 à 1994 ; Memoria (du CEMOS), de 1994 à 1998 ; Fundación Arturo Rosenblueth, de 1999 à 2000 ; membre fondateur depuis 1997 et codirecteur de la revue de poésie Alforja de 2000 à 2008 ; directeur général de la revue La Otra (poésie et arts visuels) dans ses versions numérique et imprimée ; coordinateur des publications de l'Universidad Intercontinental (depuis 2006), directeur de la revue UIC. Forum multidisciplinaire de l'université intercontinentale, rédacteur en chef de la revue intercontinentale de psychologie et d'éducation.

Festivals internationaux

Poetas del Mundo Latino, à Oaxaca et Morelia :
1999, à Oaxaca.
2004, hommage à Hugo Gutiérrez Vega, à Morelia.
2005, hommage à Juan Gelman, à Morelia.
2007, hommage à Juan Bañuelos, à Morelia.
2008, hommage à Lêdo Ivo, à Morelia et Aguascalientes.
1993, Rencontre internationale des écrivains à Monterrey.
2002, Foire internationale du livre de Bogota, lecture à la Casa Silva.
2003, Festival international de poésie de Bogota.
2004. Invité à la Bibliothèque nationale José Martí, La Havane, Cuba, pour présenter le roman La Noche del Jabalí (La nuit du sanglier).
2005, Festival international de poésie de Bogota.
2007, Festival international de poésie de Medellín.
2007, Festival international de poésie, dans le cadre de la Foire du livre, République dominicaine.
2007, Rencontre de gestionnaires et de poètes à Fortaleza, Ceará, Brésil.
2007, Rencontre internationale de Fliporto, à Porto de Galinhas, Pernambuco, Brésil en 2007.
2007, Littérature en Bravo, Ciudad Juárez, hommage à José Emilio Pacheco.
2008, Festival international de poésie de Bogota, consacré à la poésie mexicaine, avec un hommage à Eduardo Lizalde.
2008, Littérature dans la Bravo, Ciudad Juárez, hommage à Eduardo Lizalde.
2008, Biennale du livre à Fortaleza Ceará, Brésil, novembre 2008.
2009, XVIIe Festival international de poésie de Bogota.
2009, Littérature en Bravo, Ciudad Juárez, hommage à Juan Gelman.
2009, Automne culturel et bibliodiversité à Huelva, Espagne.

Poèmes choisis

Autres lectures