Autour des éditions de La Crypte : Romain Frezzato et Benjamin Porquier

Par |2025-03-06T15:17:23+01:00 6 mars 2025|Catégories : Benjamin Porquier, Essais & Chroniques, Romain Frezzato|

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Romain Frez­za­to, comme un david aux tes­tic­ules tombés

Les édi­tions de La Crypte sont des décou­vreurs et ont l’habi­tude de pub­li­er de jeunes auteurs (j’en­tends par là de moins de quar­ante ans). Cela se con­firme avec Romain Frez­za­to, ce jeune enseignant chercheur en lit­téra­tures com­parées pub­liant là son pre­mier livre de poésie. La majorité des lecteurs sera sans doute désarçon­née, voire out­rée par ce livre à cause de la cru­dité assumée du pro­pos et des mots pour le dire.

On se deman­dera par­fois où est la poésie dans les quar­ante sta­tions de ce chemin de croix par­ti­c­uli­er, car il s’ag­it de cela : la nar­ra­tion d’un quo­ti­di­en que l’être aimé, désor­mais absent, imprègne de son fan­tôme, nar­ra­tion d’une tra­ver­sée des jours, peut-être dépres­sive mais surtout pleine de rage, avec sans aucun doute un désir de provo­ca­tion dans le dire. Alors, il ne faut pas s’at­ten­dre à quelque lyrisme que ce soit mais faire appel à l’é­ty­molo­gie, ποίησις , poíê­sis  (action de faire, créa­tion) pour accepter d’é­ti­queter ce recueil comme poé­tique. Cet aver­tisse­ment posé, voyons de plus près. Le titre à lui seul est déjà un sig­nal suff­isant. Pour éclair­er défini­tive­ment, voici le poème qui ouvre le livre :

1. JE N’IGNORAIS PAS
QUE DERRIÈRE LA
PORTE TU TE
FAISAIS VOMIR

 je n’ig­no­rais pas que der­rière la porte tu te fai­sais vomir
j’imag­i­nais ton corps mai­gre enlac­er comme un amant la cuvette fraîche
tes ongles empor­tant sans le savoir des par­tic­ules indétectables
je dev­inais le flux encore très matériel de ton bœuf rossini
pass­er en sens contraire
avec patates et beans
à rebours de ton corps nigloland
et per­son­ne pour te pren­dre la tignasse
pas même l’im­age que tu te fais de toi
tes genoux sur le carrelage
des nuances de pisse imprégnées dans les joints
le spec­tre des accroupisse­ments qui assiste au spectacle
moi der­rière comme un chat qui gratte
muté en boudin de porte
sur lequel tu march­es sans t’en apercevoir

Romain Frez­za­to, comme un david aux tes­tic­ules tombés, édi­tions de La Crypte, 2023, 64 pages, 14 €.

On notera pour ce poème, comme pour tous les autres, le titre en let­tres majus­cules, ce qui dans un cour­riel ou un sms sig­ni­fie que vous criez. Par ailleurs, tous les poèmes sont jus­ti­fiés à droite, mon­trant, de mon point de vue, comme un jail­lisse­ment (avec écrase­ment en bout de ligne). Quant à ce que mon­tre le poème en ques­tion, le réel le plus cru, dit le plus crû­ment, c’est une sorte de prélude aux autres poèmes qui seront vom­is, criés, sur le même mode.

[…] la couleur excré­men­tielle de ta tignasse
sur le lait cail­lé de ton épiderme
tes mains comme des vis­cères qui poissent
et tout ça quand même vertébré
tes ongles sous lesquels des bac­téries prospèrent
[…]

 

Mais il serait injuste de se focalis­er sur la seule forme et son lex­ique bru­tal. Cette écri­t­ure furieuse trou­ve son fonde­ment dans des épreuves que la pudeur effleure :

c’é­tait beau de te voir revenir à la vie
lever la tête de la cuvette et en ressor­tir comme vénus
[…] ce matin pour la dernière fois les portes automa­tiques du chu
s’é­taient ouvertes
puis refer­mées
sur nous
et l’on a retiré ton cathéter
[…] et puis j’ai embrassé ton crâne
en espérant que ma salive
puisse faire revenir tes cheveux

 Des vers dis­ent sim­ple­ment cette douleur faite de tristesse et de colère :

pourquoi je porte tes pulls
pourquoi je garde tes robes
pour qui je retiens tes colliers
dans le plac­ard de quel pavil­lon dois-je sus­pecter le pire
où vont ces escaliers qui grincent
quel volet roule aujour­d’hui sur l’obscurité
de ce qui fut jadis ta chambre
et cette jeune mère qui respire dans tes atomes
pourquoi tous les miroirs du monde cherchent-ils
à ren­dre compte de ton profil
quand ton pro­fil compte ses cen­dres sous je ne sais quel marbrer

 

 Plusieurs poèmes balisent le recueil, de leurs obser­va­tions acides sur le monde alen­tour, ce monde pro­pret, terne, dans lequel l’au­teur se sent étranger.

des gens qui regar­dent de la bonne façon
pensent de la bonne façon
sont représen­tat­ifs de leur génération
avec des cartes ban­caires et des idéaux

 

Autre exem­ple :

 

que se cache-t-il der­rière les murs
des pavil­lons de lotissement
sans doute des cou­ples en crise et des enfants
qui essaient de con­tourn­er le con­trôle parental sur l’or­di­na­teur du salon
puis quoi encore des électeurs
des garants de la république
des mères de famille
avec des secrets enter­rés sous les pétunias

 Ou, encore avec ce regard qu’on sent ironique :

sur la ban­quette de moleskine
deux quadras très tendance
retirent leurs cape­lines pour me faire de la place
[…] mais les deux queers d’à côté ont com­mencé leur car­rot cake
le pre­mier a dit à l’autre
c’est quand même un peu sec

 

Cepen­dant, quoi que le texte décrive, c’est tou­jours la fig­ure en creux de l’être aimé qui tra­verse ces lignes pleines d’indig­na­tion et de mélan­col­ie : il reste un trou à l’en­droit où ta langue a per­cé / des courants d’air s’y pré­cip­i­tent ou en par­tant tu as oublié de repren­dre ton odeur / je crois qu’elle s’est comme incrustée / ton fond de culotte ren­ver­sé sur ma tête, avec cette prépondérance du corps, quand tu étais sur moi / je me suis réjoui du tra­vail de tes hanch­es / et puis j’ai hésité entre beau­voir et eva braun / tes prunelles ont viré au blanc / et tu as fait ce truc avec tes fess­es / on ne s’est pas endormis aus­sitôt, le corps donc qui pro­cure la jouis­sance et nous indique dans le même temps notre finitude.

J’évo­quais en intro­duc­tion une tra­ver­sée des jours, peut-être dépres­sive et  pleine de rage :

[…] fasciné par le spectacle
d’une fille qui réap­plique son maquil­lage devant la vit­re du métro
l’ou­ver­ture de sa bouche je ne sais pas com­ment elle fait
[…] je ne m’é­tonne plus qu’à chaque fois le monde me rate
quand elle redou­ble sa tête de ce vide étonnant
[…] moi si j’ou­vrais ma bouche devant mon miroir
pour y remet­tre ou non du rouge
j’au­rais l’air d’un pois­son en sang

Je ter­min­erai (presque) par l’aveu de ce vingt-et-unième poème :

la vie m’est un gris adéquat
à 6h du soir je ferai ton sur ton
en flot­tant de la gare à chez moi
j’ac­costerai l’inaperçu
le scrutin européen
les enquêtes d’opinion
tout le ter­ri­toire de la télé­phonie mobile
les pas­sants comme des panneaux
pub­lic­i­taires
avec leur sac et leur casquette
les appels à témoins
et moi qui m’empresse au silence
le monde me passe
par le côté 
ou
tout comme

Pour qui accepte d’être dérouté, voire choqué par moments, pour qui garde un esprit ouvert et désireux d’ex­plor­er, il décou­vri­ra une langue (qui est aus­si le pro­pos de ce livre).

que tu me touch­es se trans­forme en syntaxe
que je te sente se fige en grammaire
j’ai fait des accents de tes cils
tu ne sais pas à quoi tu t’exposes

∗∗∗

Ben­jamin Porquier, Saudade

C’est le deux­ième livre que Ben­jamin Porti­er pub­lie aux édi­tions de La Crypte, le pre­mier étant Heimat. Ils ont été conçus comme un dip­tyque, mais on peut les lire indépen­dam­ment l’un de l’autre.

De belles pein­tures, dues au père de l’au­teur, accom­pa­g­nent les poèmes. Puisque le mot saudade est por­tu­gais, on trou­ve en exer­gue une éty­molo­gie (en por­tu­gais) de José Pedro Macha­do qui nous explique que le mot vient du latin soli­tate (soli­tude) et qu’il peut se traduire aujour­d’hui par nos­tal­gie. Ain­si, le livre s’ou­vre sur ces vers :

il existe un instant qu’en tout lieu
l’on tra­versera
comme on épluche un oignon

                                   chaque strate mère d’un autre oignon
chaque strate chair à pleurer

Ben­jamin Porti­er, Saudade, édi­tions de La Crypte, 2023, 144 pages, 18 €.

Le livre présente tou­jours sur la page de gauche (à une ou deux excep­tions près) un poème dans lequel fig­ure le pronom elle écrit en italique et sur la page de gauche un autre poème d’où il est absent (là aus­si à une ou deux excep­tions près). Ces pelures d’oignon, enlevées une à une, en décou­vrant une autre, sont comme des pel­licules de sou­venir qui dévoilent au fur et à mesure mais ren­for­cent aus­si l’énigme quant à cette mys­térieuse elle, dis­parue, enfouie dans la mémoire ; elle ne sus­cite pas seule­ment la nos­tal­gie, elle finit par être Saudade. On notera par ailleurs que ce qui con­cerne les prin­ci­paux pro­tag­o­nistes, les mots qui les évo­quent sont tou­jours écrits en italique, que ce soit elle ou le nar­ra­teur : je, moi… Tout se passe comme si le monde alen­tour était dure­ment con­cret alors que ces deux-là flot­tent dans une sorte d’évanescence…

Oh mon amour je t’en sup­plie
ne me con­sid­ère pas
ne me reprends jamais
toi qui as aboli la meilleur part de moi

 

Alors que les mots désig­nant les autres sont écrits en let­tres majus­cules (comme une men­ace) : l’a­gen­da des GENS, CEUX qui les avait gravées, QUI a vécu douze vies, ON aurait le pen­chant, VOUS savez, etc.

marcher
par­ler
lire           et écrire
patien­ter au rouge
compter
deman­der l’heure aux PASSANTs 

 il lui a tant fal­lu apprendre

         pleur­er par con­tre elle a su tout de suite

Cer­tains mots sont bar­rés, ajoutant à l’ambiguïté, à l’in­ter­ro­ga­tion. Tout juste aura-t-on repéré qu’ils con­cer­nent des per­son­nes, le lien famil­ial,  mère, par­ents, sœur, famille, ta fille, ton fils, l’évo­ca­tion d’élé­ments météorologiques, il pleut sur la pluie / bien­tôt il neig­era sur la neige, mais aus­si des mots comme demain et sys­té­ma­tique­ment le mot amour. Enfin, comme pour les étir­er, en forcer l’ar­tic­u­la­tion, cer­tains mots sont découpés : in-sai-si-s-sa-ble, l’ar-tiste engagé / s’il l’é-tait vrai­ment / ne serait-il pas plutôt a‑piculteur, non-cha-lant, vo-lon-tai-re-ment.

Ces aspects formels relevés, il est dif­fi­cile de dire pré­cisé­ment ce que narre cette saudade : des instants, des sensations…

sous la pergola
le soleil en grappes vertes sur son front
ON pein­erait à dif­férenci­er elle
d’un chat

 

Ou encore :

comme on rançonne un supermarché
deux amants
l’un en l’autre se fondent
dans le tumulte un peu navrant
des vieil­lards arthritiques
puis s’as­soupis­sent

 

Inser­tion du réel dans le poème, comme observé à tra­vers une vit­re embuée :

file une étoile
entre les lam­pi­ons de juillet
c’est doux
comme une pincée de sucre
saupoudrée sur le jeûne

 

Réel le plus insignifi­ant par­fois, tis­sant les mots du poème en la mineur : tan­dis que sur la chem­inée les plantes / pour­suiv­ent / leur hiver­nage    qui­et

Mais c’est bien évidem­ment elle qui est présente tout au long du livre :

d’humeur badine
elle prends des pos­es sur l’escalator
memen­to mori
et c’est tout

 aujour­d’hui a un goût de chlore
sirotant l’av­enue
sous leur masque de carnaval
carpe diem est le nom de EUX

 

Un vers par­fois con­cen­tre à lui seul une émo­tion forte :

la joie de elle    comme un fil­in étroit

 

Le livre entier est un hymne en même temps qu’une nos­tal­gie, une entre­prise de rac­com­modage d’une blessure vive, comme en témoigne le mot kintsu­gi employé par deux fois. Il s’ag­it d’une tech­nique japon­aise de répa­ra­tion des porce­laines et céramiques brisées, au moyen de laque saupoudrée de poudre d’or. Les cica­tri­ces sont ain­si comme idéal­isées et l’ob­jet s’en trou­ve plus beau.

une bal­afre pour le ventre
une bal­afre pour les poumons
une bal­afre pour le pre­mier soleil

                                                             kintsu­gi

 

Et à la dernière page :

et elle
à égale dis­tance de chimères
et de kintsugi
de la femme elle est une ébauche
une ten­ta­tive

 

 Il faut se laiss­er aller à la lec­ture de ce beau livre comme on le ferait pour une rêver­ie, accepter le flot­te­ment avec elle, saudade.

Présentation de l’auteur

Romain Frezzato

Enseignant, Romain Frez­za­to est chercheur en lit­téra­tures com­parées et études de genre ; sa thèse porte sur les pra­tiques de trav­es­tisse­ments romanesques. Poète, il col­la­bore régulière­ment à dif­férentes revues.

Bibliographie

comme un david aux tes­tic­ules tombés, édi­tions de La Crypte, 2023.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Présentation de l’auteur

Benjamin Porquier

Ben­jamin Porquier vit et tra­vaille à Bruxelles.

© Crédits pho­tos Cédric Meyrand

Bibliographie

Heimat, Edi­tions de La Crypte, 2019.

Saudade, Edi­tions de La Crypte, 2023.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi

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