Gio­van­ni Raboni (1932–2004) est un autre poète ital­ien majeur du XXème siè­cle, et grand tra­duc­teur, en par­ti­c­uli­er du français – la Recherche, les Fleurs du mal… –, auquel nos cri­tiques attitrés n’ont pas con­sacré une ligne à l’occasion de sa mort, à l’hôpital de Parme, le 16 sep­tem­bre 2004. Ce ne veut être rien de plus qu’une con­stata­tion, déjà faite ici à l’enseigne d’un par­fait « hori­zon d’entente » exis­tant entre quelques rares opéra­teurs-édi­teurs cul­turels con­venus, des deux côtés des Alpes, en par­faite igno­rance de la mar­gin­al­i­sa­tion des Let­tres (français­es et ital­i­ennes) que leurs intérêts par­ti­c­uliers con­tribuent à aggraver. Mais l’Europe du sud n’est peut-être déjà plus qu’une province de l’un des Empires de notre temps, et ses vieilles langues des dialectes en voie de garage sinon de dis­pari­tion. Une rai­son de plus, à vaste échelle anthro­pologique cette fois, de défendre ces expres­sions autres, dont le des­tin est sol­idaire­ment lié quelle que soit leur valeur effec­tive et leur poids en ter­mes démo­graphiques, poli­tiques et cul­turels, voire économiques dans le monde sans pitié de la com­mu­ni­ca­tion. La poésie tire (aus­si) sa force de l’absence presque totale d’enjeux réels dans ces domaines, quoi qu’en pensent les opéra­teurs du champ intel­lectuel pointés ci-dessus. Aux­quels, de cette alti­tude où nul ne peut plus pré­ten­dre, le voyageur Dante aurait sans doute mon­tré en souri­ant l’inanité du pou­voir dans « la petite aire qui nous rend féro­ces »*.

Notre Cen­tre de recherch­es CIRCE a bien sûr essayé de ren­dre jus­tice à la poésie de Raboni, aus­si bien dans http://uneautrepoesieitalienne que lors de divers hom­mages, dès le 23 novem­bre 2004 (man­i­fes­ta­tion Vers d’autres voix à la Sor­bonne Nou­velle), puis en Avi­gnon, févri­er 2005 (Lin­dau-poésie), etc. Cette chronique voudrait en être une forme de con­tin­u­a­tion, quelle que soit la portée ici de nos voix… Le site dédié, www.giovanniraboni.it (ani­mé par sa com­pagne Patrizia Val­duga, elle-même poète recon­nue), pour­suit mieux que nous cette entre­prise ; on y trou­ve, entre autres, les belles tra­duc­tions frater­nelles de Jac­cot­tet, naguère pub­liées par La Dogana (en Suisse). Poez­ibao, Ter­res­de­femmes et quelques autres lieux virtuels ont égale­ment mis en ligne des tra­duc­tions de Raboni, de même que le nou­veau recueil ; l’une de ses dernières inter­ven­tions en France fut à l’occasion du Salon du Livre “ital­ien” de 2003, où j’avais eu la joie de présen­ter ses pro­pres lec­tures de ses poèmes. Une tra­duc­tion impor­tante, due à Bernard Sime­one, a été éditée avec retard chez Gal­li­mard, enfin : À prix de sang (A tan­to caro sangue), 2005 (Du monde entier). Trop tard pour que l’auteur et son tra­duc­teur puis­sent la lire. Il est vrai que, par­mi les poètes qui comptent, seuls Ungaret­ti, Mon­tale, Pasoli­ni et d’un peu plus loin Sereni (mais ni Pas­coli, ni Saba, ni Betoc­chi, ni For­ti­ni) ont trou­vé une place décente dans notre langue.

Raboni, fin cri­tique lit­téraire, édi­teur généreux de poésie, tra­duc­teur, mag­is­ter affectueux que les plus jeunes regret­teront longtemps, a été aus­si un ama­teur excep­tion­nel de théâtre. On ne sera pas sur­pris de lire ci-dessous une séquence du début de son spec­ta­cle Rap­p­re­sen­tazione del­la Croce, une relec­ture laïque de la Pas­sion ou, plus large­ment, de l’un des lieux men­taux de notre monde occi­den­tal. Où, affir­mait-il, « dans tout texte poé­tique, l’invention de la croix reste à la fois un point d’arrivée et le point de départ de toute métaphore pos­si­ble de la pas­sion » (Introd. à P. Ruf­fil­li, Cam­era oscu­ra, Milan, Garzan­ti, 1992). Nous avons pro­posé le texte traduit à divers édi­teurs, sans suc­cès pour le moment. Cette pièce théâ­trale et poé­tique a été mon­tée d’abord à Mes­sine, puis à Milan par le Teatro Bion­do en 2000 ; les per­son­nages du peu­ple – dont Judas qui « trahit par amour » parce qu’il faut que quelqu’un le fasse – avaient reçu une pre­mière expres­sion dans les Ges­ta Romano­rum juvéniles, dont un groupe de CIRCE avait procuré une tra­duc­tion, lue en juil­let 2001 à Flo­rence (Fon­da­tion Il Fiore), et pub­liée par le même insti­tut que dirigeait alors l’ami Alber­to Caramel­la. Tout cela dans la tra­di­tion des Mys­tères médié­vaux, pop­u­laires en effet au plus pur sens du terme. Une deux­ième pièce de théâtre, Alces­ti o la Recita dell’esilio, devait suiv­re deux ans plus tard (Garzan­ti, 2002) ; tous ces textes sont main­tenant disponibles, avec l’ensemble de son œuvre en vers, dans L’opera poet­i­ca, Milan, Mon­dadori “Merid­i­ani”, 2006 (éd. R. Zuc­co, 1893 p.). Un peu l’équivalent ital­ien de la Pléi­ade, et qui inclut la tra­duc­tion de l’Antigone de Sopho­cle : le rap­port de Raboni au théâtre n’était pas fini.


* La Comédie. Par­adis, chant XXII, v. 151. Il s’agit, vue du ciel, de notre planète Terre. 

 

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Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Veg­liante a enseigné à la Sor­bonne N.lle — Paris 3, où il dirige le Cen­tre Inter­dis­ci­plinaire de Recherche sur la Cul­ture des Echanges http://circe.univ-paris3.fr Tra­duc­teur de Dante (prix Halpérine-Kamin­sky 2008) et des baro­ques, il a pub­lié en 1977 une antholo­gie française de la poésie ital­i­enne de la fin du XXe siè­cle (Le Print­emps ital­ien, bilingue) et traduit Leop­ar­di, D’An­nun­zio, Pas­coli, Mon­tale, Sereni, For­ti­ni, Raboni, A. Rossel­li, M. Benedet­ti et d’autres poètes ital­iens. Il a édité les textes ita­lo-français de De Chiri­co, Ungaret­ti, A. Rossel­li, Mag­nel­li. Il est l’au­teur de D’écrire la tra­duc­tion, Paris, PSN, 1996, 2000. Sa poésie paraît en revue (Le nou­veau recueil, Le Bateau Fan­tôme, L’é­trangère, Almanac­co del­lo Spec­chio) et sur le net (Recours au Poème, for­maflu­ens, Le parole e le cose) ; par­mi les titres pub­liés en vol­ume : Rien com­mun (Belin), Nel lut­to del­la luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Ein­au­di 2004), Itin­er­ario Nord (Vérone, 2008), Urban­ités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Brux­elles, 2016). Il a édité une nou­velle ver­sion de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la col­lec­tion Poésie chez Gal­li­mard.. En 2019, Jean-Chal­res Veg­liante pub­lie Son­nets du petit pays entraîné vers le nord et autres juras­siques (L’ate­lier du grand tétras).