Béatrice Machet, Rafales

Par |2025-01-07T09:16:59+01:00 6 janvier 2025|Catégories : Béatrice Machet, Critiques|

Au cours de ses récents voy­ages aux Etats-Unis, Béa­trice Machet a effec­tué six march­es sur les plages du lac Michi­gan, dont qua­tre au nord de Chica­go et deux à l’est de Chica­go. Elle a com­mencé son par­cours en début d’hiver sur For­est Park Beach, située à env­i­ron 70 kms au nord de Chica­go, puis elle est remon­tée jusqu’à l’Illinois Beach State Park, et redescen­due vers le sud par Waukegan North Beach, dans l’Etat d‘Illinois.

Puis elle a par­cou­ru « cinquante kilo­mètres à pied le long du lac Michi­gan ces derniers jours » (74), arpen­tant West Beach et Portage Beach à l’extrême sud du lac Michi­gan, à 70 kms à l’est de Chica­go, dans l’Etat d’Indiana. Elle a ter­miné son six­ième et dernier périple à la fin de l’hiver, de retour dans l’Illinois, sur Light­house Beach qui est située au nord d’Evanston, dans la grande ban­lieue nord de Chica­go (cette six­ième plage est dif­fi­cile à trou­ver dans le livre car sa page de titre manque). Béa­trice Machet chante ces six plages en 55 poèmes en prose et en vers libres entre lesquels s’intercalent neuf textes sans titres, la plu­part ser­vant d’introduction à chaque partie.

Ces six plages for­ment le ter­ri­toire de la tribu Potawatomi/Neshabek, Pre­mière Nation qui, avec les Chippe­wa, Odawa, Algo­nquin, Saul­teaux, Nipiss­ing et Mis­sis­sauga for­maient la nation Annishi­naabeg. Avant l’arrivée des Européens, cette nation du grand nord­chevauchait les Grands Lacs de Mon­tréal à Détroit, cou­vrant presque tout l’Etat de Michi­gan et la moitié nord des Etats de Wis­con­sin, Min­neso­ta, et North Dako­ta, puis le Saskatchewan et la majeure par­tie de l’Ontario. La région qui s’étend de Saska­toon à Mon­tréal cou­vre env­i­ron 3,000 kms de longueur sur 1,400 kms de hau­teur, avec un cen­tre impor­tant dans le nord du Min­neso­ta. Ce ter­ri­toire est bien con­nu grâce aux œuvres de Ger­ald Vizenor qui a en dressé une carte poé­tique très pré­cise dans son recueil Almost Ashore.

Béa­trice Machet. Rafales. Paris : Edi­tions Lan­sk­ine, 2024. 92 p. ISBN 9 782359 631265. 15 Euros.

On ne peut pénétr­er dans la cul­ture des Nat­ifs sans se situer vis-à-vis des qua­tre points car­dinaux qui leur don­nent une rela­tion géopoé­tique avec la terre. Ain­si Béa­trice Machet évoque-t-elle les qua­tre vents car­dinaux dans un superbe poème chi­as­tique, « Rafale 49 » (76) :

Vent.

                        Chinook.

                                             Squamish.

                                                                 Williwaw.

                                                                                                Sou­verain de

                                               l’espace entre ciel et terre entre ciel et

                                                                                                                mer.

                                                                                   Aquilon.

                                                           Auster.

                                   Eurus.

            Zéphir.

Les com­pagnons à travers

                                   l’espace.

En regard des qua­tre vents français car­dinaux qui ont leur orig­ine dans la mytholo­gie grecque et romaine, il n’y a que trois vents nat­ifs. Si le chi­nook cor­re­spond au zéphyr en étant un vent d’ouest chaud et humide venu du Paci­fique, le squamish est un vent du nord glacial qui souf­fle de l’Arctique vers la Colom­bie bri­tan­nique et le willi­waw est un vent d’est froid et vio­lent qui descend des mon­tagnes et souf­fle du détroit de Mag­el­lan jusqu’au Groen­land. Les deux vents froids définis­sent le cli­mat dans lequel Béa­trice Machet a effec­tué ses périples hiver­naux sur les bor­ds du lac Michi­gan. Elle souligne l’importance de l’ordre qua­ter­naire dans « Rafale No. 40, » citant les rythmes des saisons, des ordres d’existence, espèces ani­males, et races humaines, dans les niveaux de rêves et les opéra­tions de l’esprit, les étapes de l’existence humaine, les cir­cuits à suiv­re, les arbres de vie « plan­tés aux qua­tre coins » avec « la céré­monie… jouée en qua­tre actes » (64). La créa­tiv­ité poé­tique pro­longe ain­si la pen­sée native à son dia­pa­son, ouvrant des pos­si­bil­ités infinies.

Com­ment ne pas être sen­si­ble à l’appel de ces grands vents venus de très loin, por­teurs de tra­di­tions immé­mo­ri­ales ? Ils font dés­ap­pren­dre, voir et sen­tir dif­férem­ment. Ils for­cent la poète à se dépouiller de ses habi­tudes. Se per­dre. Marcher à l’infini pour se vider, pour faire silence. Epouser le vent. Devenir une avec la nature, les arbres qui cassent sous la glace, les oiseaux. Se recueil­lir en elle-même. Voir le temps « reculer au fur et à mesure que je marche » (29). C’est seule­ment alors que le vent sauvage et libre qui dans la froideur et la blancheur d’un hiv­er de neige et de glace ne porte ni sen­teur ni couleur, s’équilibre entre force vive et force ravageuse. Être au bord du lac, c’est com­pren­dre qu’il est « une part du ciel comme il est part ter­restre d’une danse nup­tiale jouée en noir et blanc » (66).

Tan­tôt la poète se laisse pos­séder par l’anglais, tan­tôt c’est la langue potawato­mi qui nous intro­duit au cœur de ses prom­e­nades. Rafales est un livre trilingue, chaque langue étant une référence cul­turelle étagée. Par­tant du français, sa langue mater­nelle et poé­tique, Béa­trice Machet utilise des expres­sions améri­caines qui indiquent sa famil­iar­ité avec un monde anglo­phone remar­quable par sa brièveté lin­guis­tique de bâtis­seur d’empire. Les mots potawato­mi sont soit répétés en français dans le poème, soit cités dans un glos­saire dif­fi­cile à décou­vrir et dont la posi­tion en fin de vol­ume force une relec­ture, une reprise de con­tact en pro­fondeur avec la cul­ture native figée en résis­tance con­tre la langue améri­caine du devenir.

Chaque plage a un sujet dif­férent. For­est Park Beach décrit l’environnement géo­graphique, le ter­rain, la tem­péra­ture, et l’expérience de la marche. Illi­nois Beach State Park ajoute la ren­con­tre avec un gar­di­en natif. À Waukegan North Beach, l’inscription « Notre langue native est comme une sec­onde peau et fait telle­ment par­tie de nous que nous résis­tons à l’idée de la voir chang­er con­stam­ment » [ma tra­duc­tion] donne cours à un exa­m­en des noms de lieux issus des langues natives. Mil­wau­kee (Mil­lio­ki, Milleio­ki, lieu de rassem­ble­ment près de l’eau), Wausaukee (de « was­sa, » lieu loin­tain, nordique), Pewau­kee, Pack­wau­kee, Waukegan, Wau­paca (ville blanche). Suiv­ent, dans cette par­tie qui est la plus longue du vol­ume, la descrip­tion de cou­tumes natives comme la récolte du riz sauvage, puis une descrip­tion de la marche épuisante qui met la poète en état de qua­si-hal­lu­ci­na­tion où le « heave heave heave » dont elle s’encourage fait écho au «hey heya heyo» des Nat­ifs cité en page 34. West Beach et Portage Beach étaient des cen­tres impor­tants de « portage » (mot français adop­té par les trappeurs et bûcherons du grand nord) qui indique l’importante activ­ité com­mer­ciale entre les nat­ifs avant et après l’arrivée des Européens. Le vers « Qui s’en ira vers le golfe de Mex­i­co à tra­vers l’Illinois Riv­er » du poème « Rafale No. 36 « (58) fait référence à l’activité des Nat­ifs entre le lac Michi­gan et le fleuve Mis­sis­sip­pi, au com­merce des Indi­ens des grandes plaines entre le Cana­da et le Golfe du Mex­ique (dont la poète respecte l’orthographe mex­i­caine), puis au com­merce des Européens après leur arrivée dans le Nou­veau Monde.

« Rafale No. 36, » con­tient encore deux mots essen­tiels cités en anglais, « keep safe » et « keep­sake. ». Le verbe et le nom, unis dans un cer­cle par­fait. Car, dit Beat­rice Machet, l’important est de « garder en sécu­rité » un « objet de mémoire. »  Plus qu’un sou­venir et moins qu’un tré­sor. Un objet chargé d’un poids sen­ti­men­tal, d’un poids de mémoire, garant de sur­vivance. Mes­sage cen­tral qu’elle nous apporte de ses péré­gri­na­tions hiver­nales. Le livre atter­rit sur deux pieds en bouclant cette longue danse avec le vent. La légende de Sha­won­dasee, le vent du sud, nous révèle non seule­ment le qua­trième vent natif, mais l’humour print­anier qui le fait tomber amoureux d’une belle blonde éten­due sur une prairie. Ayant atten­du trop longtemps avant de se déclar­er, il décou­vre que la belle blonde est dev­enue une vieille femme aux cheveux blancs duveteux – Sha­won­dasee était amoureux… d’un pis­senlit. Le point d’orgue de cette brève légende remet en sus­pens le mag­nifique can­to de Béa­trice Machet qui con­tin­ue à nous inter­peller longtemps après que nous ayons refer­mé son livre.

Présentation de l’auteur

Béatrice Machet

Vit entre le sud de la France et les Etats Unis. Auteure de dix recueils de poésie en français et deux en Anglais, tra­duc­trice des auteurs Indi­ens d’Amérique du nord. Per­forme, donne des réc­i­tals poé­tiques en col­lab­o­ra­tion avec des danseurs, com­pos­i­teurs et musi­ciens. Pub­liée entre autres chez l’Amourier (Muer), VOIX (DER de DRE), pour les ouvrages bilingues ASM Press (For Uni­ty, 2015) Pour les tra­duc­tions : L’Attente (car­togra­phie Chero­kee), ASM Press (Trick­ster Clan, antholo­gie, 24 poètes Indi­ens)… Elle est mem­bre du col­lec­tif de poètes sonores et per­for­mat­ifs Ecrits — Stu­dio. Par ailleurs elle réalise et ani­me chaque deux­ième ven­dre­di du mois une émis­sion de 40 min­utes sur les ondes de radio Ago­ra à Grasse.

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Alice-Catherine Carls

For­mée en Sor­bonne aux let­tres et civil­i­sa­tions alle­mande et polon­aise, tit­u­laire d’un Doc­tor­at d’Histoire des Rela­tions Inter­na­tionales de Paris I, Alice-Cather­ine Carls est actuelle­ment Tom Elam Dis­tin­guished Pro­fes­sor of His­to­ry à l’Université de Ten­nessee à Mar­tin où elle enseigne depuis 1992 l’Histoire mon­di­ale, européenne, et con­tem­po­raine. Elle col­la­bore régulire­ment et/ou fait par­tie du comité de rédac­tion de plusieurs revues et est mem­bre du jury du Céna­cle européen de Poésie, Arts, et Let­tres. Elle partage ses activ­ités entre la recherche his­torique, les tra­duc­tions lit­téraires (du polon­ais et de l’anglais améri­cain en français et du polon­ais et du français en anglais améri­cain), et les arti­cles de cri­tique lit­téraire. Elle a été pub­liée en polon­ais, alle­mand, anglais, et français ; en Hon­grie, Pologne, Alle­magne, Suisse, France, Bel­gique, et aux Etats-Unis.

Ses livres com­por­tent une étude his­torique sur la Ville Libre de Dantzig en 1938–1939, et une his­toire de l’Europe au XXème siè­cle, Europe from War to War, 1914–1918 (Rout­ledge, 2018). Elle col­la­bore régulièr­ere­ment aux revues “World Lit­er­a­ture Today,” “Poésie Pre­mière,” “Le Jour­nal des Poètes,” et « Recours au Poème. » Elle a fait con­naître en français la poésie de nom­breux poètes améri­cains, amérin­di­ens, et polon­ais, dont Stu­art Dybek, Mar­ilou Awiak­ta, Charles Wright, et Ren Pow­ell. Elle a pub­lié plusieurs vol­umes de tra­duc­tions en français (Stephen D. Carls, Józef Wit­tlin, Joan­na Pol­laków­na, Anna Fra­jlich, Jan Kochanows­ki, et Alek­sander Wat), et a intro­duit aux Etats-Unis l’oeuvre de Claude Michel Cluny, Maria Maïlat, Hélène Dori­on, et Marc Alyn.

 

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