Benoît Chantre, Le clocher de Tübingen
Empoussiéré dans l'étagère Romantisme de nos bibliothèques, Hölderllin (1770-1843) intéresse-t-il encore quelqu'un hormis des étudiants en littérature allemande et quelques philosophes qui se disputent ses reliques ?
…sans oublier la souillure d'avoir été « dévoyé » par le régime nazi1. La réponse de Benoît Chantre est « oui » dans cet ouvrage agréable à lire, érudit et visionnaire.
Plongeons-nous donc dans la vie factuelle et intellectuelle du poète ! Mais pas comme un biopic ou un roman ; mieux qu'un roman ! En commençant par le moment décisif où il quitte Iena. L'auteur nous décrit la crise intellectuelle et spirituelle profonde, trop souvent réduite à une fragilité psychologique : Hölderlin s'éloignant en fait de la séduisante et optimiste pensée de Fichte, et de sa conception du « moi pur » en passe d'être divinisé et faire de nous d'idéales statues grecques :
Benoït Chantre, Le Clocher de Tübingen, Grasset, 2019, 336 pages, 22€.
Le sourire de la statuaire antique laissait donc transparaître un rictus que ne voulaient pas voir les adorateurs de l'Antiquité. La stabilité grecque apparaît pour ce qu'elle fut : un mythe qui empêchait d'entendre et de penser la relation (…) de l'homme au temps.
C'est un livre andante, en chemin, musical, qui prend le temps de la (re)lecture et du commentaire par de larges et réfléchies citations. On suit Hölderlin à travers l'Europe d'après 1789. On suit aussi le grand amoureux qu'il fut dans son aller-retour tragique entre la terre et le ciel.
Foin de la Grèce éternelle de ses contemporains, il trouve une arcadie moderne au bord de la Garonne, à Bordeaux, ville alors ouverte sur le monde entier2. Avant le douloureux retour au pays natal :
C'est une histoire très simple, et pourtant inouïe. Il y a deux cents ans, un homme partit au bout du monde, et quand il revint dans sa Souabe natale, il découvrit non sans effroi qu'un dieu dormait à sa place. Le marcheur était épuisé, vidé de tout. Il venait d'embrasser l'univers : le cours débordant de la Saône en hiver, les rues de Lyon acclamant le Premier Consul qui venait de mettre un terme à une Révolution sanglante, les volcans éteints d'Auvergne et le cours tumultueux de la Garonne où tanguaient les navires repartant pour Saint-Domingue.
Il y a du Lenz de Büchner dans cette écriture.
Mais ce livre vaut surtout pour ce qu'Hölderlin dit à notre aujourd'hui. Et d'abord, sur la question de la récupération nationaliste, Benoît Chantre montre en quoi l'idéologie nazie a prolongé ce que le romantisme avait de pire (la démesure de l'égo)… ce qu'Hölderlin n'eût jamais approuvé, comme en témoignent ses remarques sur Antigone de Sophocle qui firent de lui la risée de ses anciens condisciples d'Iena.
Plus de deux siècles ont passé et la crise intérieure que ce livre décortique est désormais notre lot familier, dans un monde en feu et sans repères. Peut-être bien cette apocalypse dont parlait René Girard dans son dernier livre cosigné et publié… par Benoît Chantre justement3.
Amplifiant et actualisant ce que Jean Beaufret et François Fédier avaient écrit en 19634, Chantre montre un poète pris par une lucidité qui peut nous en remontrer, à nous postmodernes :
Le poète peut livrer son secret : le « diamant dans la mine » ou la « perle du fond de la mer » évoqués dans Hypérion. Mais il ne s'agit plus de mêler le rêve au réel. Il s'agit d'attester que le divin s'est greffé au cœur du pèlerin épuisé. La veine poétique ne s'est pas tarie, Hölderlin continuera d'écrire. Mais elle s'est délestée de sa charge métaphysique et mythologique.
Loin de jouer un air désespéré (si proche aussi du mensonge romantique), Hölderlin continue de nous aider à nous éloigner d'une certaine déraison pour partir au contact du monde. À cette aune, Chantre nous invite à lire et relire la petite centaine de poèmes écrits sur trente-sept ans de vie quasi érémitique. Lisons-les comme on regarde des joyaux surgis de nos chemins banals. Avec lui pratiquons la poésie comme une parole retrouvée de la nature, preuve qu'il ne faut pas chercher hors du monde ce qui se trouve en son cœur. Préfiguration de ce que, en pleine montée des périls, la toute jeune Simone Weil placerait au dessus de l’intelligence : « la faculté d'attention ».
Notes :
- Le terme dévoiement est employé, entre autres, par Nicole Gabriel, dans son article Deuil de la révolution et désir de révolution dans Hölderlin de Peter Weiss, in Tumulte n°20, 2003. Disponible en ligne sur le site Cairn.
- Cette Bordeaux libérale qui, une vingtaine d'années plus tard, consolera Goya des regains tyranniques de Madrid et Paris.
- Achever Clausewitz, Carnets Nord, 2007, repris en Champs-Flammarion.