Bernard Demandre est pour moi une rencontre post mortem, puisque ce poète a disparu le 2 mars 2020. Je souscris ainsi au fantasme connu, selon lequel un auteur n’existerait pleinement que mort. Il entre alors dans la légende, alors qu’il n’était qu’un vivant parmi d’autres… voilà le genre d’ironique cruauté qui n’aurait pas été étrangère à Bernard Demandre.
Il fut un poète actif, animateur d’un centre de poésie contemporaine à Nancy, un grand lecteur aussi, dont il rendit compte dans de nombreuses critiques. Certaines sont facilement accessibles sur son blog toujours abrité par Mediapart.
La revue Diérèse, où il publia longtemps ses lectures, lui rend hommage dans son numéro 80. Éric Chassefière lui consacre un dossier critique de 37 pages, pas moins, dans lequel il passe en revue cinq des publications du poète.
On trouve dans le numéro suivant de Diérèse, le 81, un extrait d’un inédit de Bernard Demandre, tiré d’un livre confidentiel, beau comme un cadeau, en quadrichromie, aux pages cartonnées ; un herbier titré Plantes sauvages où des poèmes en manière d’haïku répondent aux aquarelles de Pierre Molteau.
Levées de clochettes
ou de gants écarlates
d’un jet vers le sommeton voudrait y glisser un doigt
en vérifier
la nacre profonde
Les fanas d’herbiers poétiques peuvent s’adresser à annie77.mathieu@wanadoo.fr pour en savoir plus.
On peut lire, dans le n°80, un long texte inédit (pp 83–125), ironiquement titré Courrier du cœur :
Votre main était froide, un peu douce. Puis ce bras sur vos yeux.
Vous étiez si loin, pensais-je, d’un quelconque rapprochement.
Tellement en deçà de ce qui pourrait se dire “nous”.
Si hostile, semblait-il toujours, à un mouvement d’émotion.
La prose poétique de Demandre est imprégnée d’un désir de lucidité dont il ne se départit jamais. Plutôt que le récit d’un désamour, j’y vois le récit de ce qui chez l’autre reste inaccessible, même à l’extrême d’une passion. Inaccessible à l’amant, mais aussi à l’aimé. Comme si subsistait un reste, un réel hors de portée et pourtant agissant, chez chacun une chose innommée étrangère à l’amour.
Aussi, la rencontre reste-t-elle de l’ordre de l’inespéré :
Mais cette déchirure soudain dans votre carapace.
Ce cri muet.
Je criais aussi.
Avez-vous entendu?
Je criais sans crier, comme vous. Pouvez-vous entendre ces choses-là ?
Pourquoi cette délicatesse brutalement dans votre visage ?
Tant de tendresse en vous me mord.
… B.D. qualifie ainsi la cruauté du désir entraperçu : Nous ne sommes pas toujours maîtres de nos mouvements…
Une solution consiste à se résoudre à l’amour de loin ; à rejoindre le troubadour de l’amour courtois des années 1100, Jaufré Rudel déclarant :
Quelqu’un m’appelle et c’est bien vrai,
L’homme au désir d’amour lointain,
Car nulle autre joie ne me plaît,
Comme jouir d’amour lointain .
N’est-ce pas ce que B.D. avance :
Plus loin vous serez, plus je serai près de ce que j’aime. Mais ne sera-ce pas encore vous ?
… une phrase chargée d’une question contemporaine (et psychanalytique) que Rudel ne se posait pas : qui aime-t-on dans ce que l’on aime ?
B.D. s’approche alors d’une mystique de l’amour que l’on retrouve dans son rapport au monde, et que j’oserai qualifier d’animiste (je suis prêt à croire que les poètes sont un peu chamans) :
Une ride sur votre doigt et les minces bruits, d’ordinaire étouffés par ce qui vous étouffait, font signe ; qu’un arbre a l’air heureux, que la route en contrebas paraît mener quelque part. Vous ne souhaitez plus que partir. Vous perdre dans des espaces, même connus. Vous appartenez au monde. Il vous le rend bien.
Diérèse comprend également une réflexion sur le travail d’écriture que la disparition du poète fait résonner :
On ne visite jamais l’atelier de l’écrivain vivant, écrit-il. Plus tard, on fait comme si tout s’était bien passé. On refuse de l’imaginer suant l’encre. Lui ignore où il va et si même il va.
Lui l’ignore : il ne s’agit pas pour lui d’être ici ou là, pour ou contre, l’un ne se dégageant pas de l’autre mais restant en miroir – mais d’aller ailleurs. Le nouveau est inouï ; jamais entendu. Il n’y a donc pas de plan pour l’atteindre ; seulement une écoute de ce qui ne se dit pas ; ne s’est pas encore dit. Il s’agit de découvrir ce qu’il nomme une masse manquante, la basse fondamentale de ce qui n’a pu venir au jour.
Pas d’autoglorification chez Demandre, pas d’éloge de la poésie qui serait la vraie vie, l’idéale éternité retrouvée, ou je ne sais quoi. Pour lui, l’écriture est une maladie. Mais une maladie heureuse :
Son combat est de poser ses marques, sans espoir, et dans l’infinité d’un présent qu’il croit tel. D’un même mouvement cependant, cette sorte de jouissance de pouvoir poursuivre parce qu’il ignore tout de la partie qui se joue.
Une maladie que sauve le lecteur :
Avant que tu n’arrives, ce livre était encore inerte. Puis le vent a soufflé. Tu es entré. Tu as ouvert. La rotation a commencé.
Demandre tient à être au plus près, il ne se paie pas de mot. D’où l’aspect dépouillé de sa poésie. Un extrait en exemple : :
Novembre les nuages
viennent à nous
dans les rues jaunesIls paraissent si légers
les nuages
pourtant ils pèsentUn nuage est-il passé
sur les corniches
derrière mes yeux ?
S’il avait écrit sa propre épitaphe, peut-être aurait-il choisi celle-ci ? Il respire à peine ; il est devenu son écriture ; il oublie son corps et ses nécessités. Il est son encre, sa plume et ce morceau de page blanche.
On peut lire, dans le n°80, un long texte inédit (pp 83–125), ironiquement titré Courrier du cœur :
Votre main était froide, un peu douce. Puis ce bras sur vos yeux. Vous étiez si loin, pensais-je, d’un quelconque rapprochement.
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