Bonnes feuilles PO&PSY : Gerald Vizenor, Ouladzimir Stsiapan, Guilhem Fabre
Gerald VIZENOR, Champ libre
Les 60 poèmes présentés ici en version bilingue, écrits en 2024 à la demande de po&psy sont une première édition y compris dans leur langue originale.
Gerald Vizenor est le plus prolifique des écrivains amérindiens contemporains. Il a publié plus de trente ouvrages dans tous les genres : nouvelles, romans, essais, pièces de théâtre, poésies et critiques d’art, ainsi qu’une anthologie de son propre travail. Il est également le principal rédacteur de la Constitution de la nation White Earth. Deux fois lauréat de l’American Book Award (1988 et 2011), ses réalisations ont été reconnues par de nombreuses distinctions prestigieuses. Mais son influence considérable dépasse le domaine des études littéraires amérindiennes. Les discours publics et universitaires sont imprégnés de sa théorie de l’expérience amérindienne, et une grande partie de cette théorisation peut être attribuée à sa biographie.
Né à Minneapolis le 22 octobre 1934, son père anishinaabe a été assassiné alors que Gerald Vizenor avait à peine deux ans, ce qui l’a amené à passer des années entre la maison de sa grand-mère paternelle sur la réserve de White Earth, les familles d’accueil et les périodes de vie avec sa mère, une Américaine suédoise de troisième génération. Cet environnement a permis à Vizenor de se familiariser avec la vie en tant que personne d’ascendance mixte : une identité post-indienne qui, dans son œuvre, est en tension avec le stéréotype colonialiste de "l’Indien".

Gerald Vizenor, Champ libre, Poèmes imagistes inspirés des « chants de rêve » anishinaabe. (Titre original : Chance of liberty. Native Imagistic Dream Songs) Traduit de l'anglais (E.U.) par Marie Cayol Dessins de Pierre Cayol, po&psy princeps, 88 pages, 15 €
La puissante influence de la culture anishinaabe de sa grand-mère a produit dans ses écrits non seulement le trope caractéristique du trickster mythique1, ainsi que des histoires traditionnelles « réexprimées », mais aussi des concepts tels que la « survivance », les « manières manifestes », les « croyances terminales », la « présence autochtone » et la transmission qui informent à la fois ses écrits et les approches scientifiques.
L’expérience historique des autochtones, que Vizenor connaît bien grâce à son activité au sein de la communauté, est à la base de ces concepts, mais ses écrits se caractérisent également par une densité théorique qui reflète son statut universitaire : il est professeur émérite de l’université de Californie à Berkeley et de l’université du Nouveau-Mexique.
Extraits :
feuillages flamboyants
érable rouge et bouleau
danseurs de l’ombre
rebondissant sur les fenêtres
rumeurs d’octobre
*
grand incendie de septembre
natifs au lac bakegamaa
cendres d’histoires de cœur
prédateur et proie
poursuite du silence
*
loups au loin
hurlant dans les pins blancs
pratique de coureurs des bois
se moquant des cris du castor
ballots de fourrures
*
les magnats du bois
ont abattu des forêts de pins
pays de souches
outrepassant l’éclaircissement
mercenaires en hauts-de-forme
*
fantômes de neige
avalanche de paroles suicidaires
insaisissable attrait de la honte
cavaliers natifs solitaires
sauvés par la dérision
*
ceux-qui-jouent-des-tours
crient et ne grimacent jamais
maîtres des trous de panique
nourrissant les prairies
tombes de misère
*
éolienne rouillée
prise dans un orage
toute la nuit à grincer
ferme abandonnée
souvenirs solitaires
*
des canards colverts
filent sur les eaux gelées de la baie
devant des cabanes de glace
histoires d’appâts et de poissons
à l’amarrage sur le rivage
*
corbeaux d’amérique
se pavanant dans les ruelles
toute la nuit rebuts de restaurant
air de grands seigneurs
tapageuses rave-parties
*
épouvantail dépenaillé
leurre de service dans un champ de maïs
tiges et panicules
des corbeaux sur ses épaules
se moquent pas mal de la peur
*
la lune toute entière
prise dans un nuage de pluie
lentement s’en dégage
ceux-qui-jouent-des-tours
cherchent la lumière
*
empreintes de pas matinales
enfants et châteaux de sable
traces de récits de création
effacées pendant la nuit
bruissement de jusant
*
des phalènes
ricochent dans les lanternes en papier
inclinaison des lumières de jardin
simulacre de lever de soleil
faveurs d’une nuit
*
vent froid
un rush de feuilles sèches
se répand sur le kiosque à musique
souvenirs d’été
danseurs retardataires
*
les journaux
empilés sous la baie vitrée
gros titres
élections et économies
haussent le chat noir
*
des feuilles d’érables
gelées l’hiver dernier
brillent dans la glace claire
premières à s’épanouir
cycles de la mémoire
*
rafales de vent
fleurs blanches de prunier
décorant le jardin
rangées de fanes de radis
prestige de l’élégance
*
éolienne délabrée
des corbeaux atterrissent sur les pales
légers battements d’ailes
se moquant du dernier mouvement
souvenirs d’une ferme
*
taons vigoureux
piégés dans une toile d’araignée
suspendue au-dessus d’une selle western
rênes de nostalgie
corral abandonné
***
Ouladzimir Stsiapan, Mouettes au-dessus de Minsk
Ouladzimir Stsiapan, né en 1958 à Kastsioukowka, en Biélorussie, est un artiste, écrivain, poète et journaliste biélorusse. Diplômé de l’École des Arts de А. Hlebaw, puis de l’Académie des Arts de Biélorussie, il a pratiqué le graphisme de livres. Pendant presque 20 ans, il a travaillé pour la télévision biélorusse à la rédaction des programmes littéraires et dramaturgiques, en tant que rédacteur en chef, auteur de programmes, présentateur, scénariste de documentaires et de longs métrages. Depuis ses études, Stsiapan s’adonne à la création littéraire. Il a débuté avec des poèmes qui sont parus dès 1982 dans l’hebdomadaire “La littérature et l’art”, puis dans toutes les revues littéraires biélorusses et dans quelques recueils collectifs. Le présent recueil de haïkus est paru en 2018 dans “La petite bibliothèque” du magazine Le Verbe. Aujourd’hui, Ouladzimir Stsiapan est surtout connu comme un maître de la prose. Il est l’auteur de recueils de nouvelles, dont certains ont été primés, et de deux romans. Sa prose et ses poèmes ont été traduits vers le russe, l’ukrainien, l’anglais, l’allemand.

Ouladzimir Stsiapan, Mouettes au-dessus de Minsk, traduit du biélorusse par Danièle Faugeras et Yana Hultsiayeva, po&psy princeps, 90 pages, 15€
Extraits :
Comme au-dessus de la mer,
des mouettes au-dessus de Minsk crient…
Début de printemps.
*
Le premier du parc
à verdir, le monument
de bronze au poète.
*
Il est empilé
le vieux bouleau... Mais
le nichoir, on va le mettre où ?
*
Sur la vitre embuée
je mets ma signature. Comme si
j’avais peint le parc moi-même.
*
Si chaude, la pluie
que sur les barbelés poussent
des petites feuilles.
*
Cerisier en fleurs.
Du côté ensoleillé
du nouveau cimetière.
*
C’est peut-être vrai
que sous les cerisiers blancs
l’âme s’éclaircit…
*
Je marche sur l’avenue
en évitant les lombrics…
Averse d’avril.
*
Il y a des photos
où on dirait que je suis de trop...
Surtout celles de mer.
*
Inimaginable...
Ce chêne gigantesque et moi
nous sommes du même âge.
*
Sable chaud,
eau fraîche – besoin
de si peu.
*
Je me réveille…
Le verger me regarde
avec ses yeux de pommes.
*
Dans le brouillard dense
le voisin porte des seaux
de transparentes blanches.
*
D’une croix à l’autre
il vole ça et là, l’oiseau.
Pas de quoi s’ennuyer.
*
Cadenas rouillé,
de qui donc protèges-tu
la maison détruite ?
*
Dans la vieille armoire
des cintres vides – épaules nues
libres et tristes.
*
Doucement tombe la neige.
Transformant les barbelés
en guirlandes de Noël.
***
Guilhem FABRE, Instants éternels
Guilhem FABRE est sinologue, coordinateur de Révo.cul dans la Chine pop. : anthologie de la presse des gardes rouges, 1966-1967 (Éd. 10/18, Paris, 1974) et traducteur avec Huang San de deux romans de Yu Luojin, Le nouveau conte d’hiver et Conte de printemps (Christian Bourgois, 1982 et 1984).
Il a aussi traduit les poèmes choisis de Liu Hongbin (Un jour dans les jours, Ed Albertine, 2008) et de Liu Xiaobo (Vivre dans la vérité, Gallimard, 2012 ; Elégies du 4 Juin, Gallimard, 2014).
Ses écrits comprennent un tarot poétique illustré par Marq Tardy, L’empire de l’invisible, 2009, et plusieurs recueils de poèmes : Calculs de la poussière (2016), aux éditions L’Atelier du Grand Tétras et, aux éditions Phloème : Le dit de la grande peur (2017), Ciel de faim, (2018), Entre chien et loup (2019), Le Temps des vents (2021), L’homme au regard de soie, avec des encres de François Bossière (2023).
En revues sont parus : « De la stratégie inspirée », dans Caravanes, n°6, Éd. Phébus, 1997 ; « Territoires de la nuit », dans Action poétique n°198, décembre 2009 ; « Des nuits abandonnées », dans Voix d’encre n°54, mars 2016.
***
4ème de couv.
La poésie chinoise est au cœur d’une civilisation qui s’est perpétuée par les signes, en l’absence de monuments antiques. Instants Éternels rassemble les poèmes les plus connus, et détaille pour la première fois les usages contemporains des vers ou des quatrains célèbres, qui ont assuré leur transmission au fil des siècles.
La fréquentation assidue du terrain et des sources a permis de replacer les textes dans leur contexte, en dessinant une galerie de portraits qui incarnent l’histoire de la Chine à travers 56 de ses créateurs préférés, surtout les poètes des dynasties Tang et Song, du VIIe au XIIIe siècle.

Guilhem FABRE, Instants éternels, Cent et quelques poèmes connus par cœur en Chine présentés et traduits par l'auteur - poèmes en édition bilingue photographie de YANG Yongliang po&psy a parte, 424 pages, 35 €.
La traduction tente de recréer le flux et la vitalité des images portées par le tracé dense des caractères chinois qui sont placés en vis à vis. Elle s’attache à recréer l’effet du poème original dans un poème français à part entière.
Extraits :
Tao Yuanming (352 ou 365-427)
Le retour à la terre
J’ai semé des pois sous les monts du sud
L’herbe est foisonnante mais les plants épars
Dès l’aube debout à débroussailler
Je rentre à la lune la houe à l’épaule
La voie rétrécit dans l’épaisse verdure
La rosée du soir mouille mes vêtements
Mais qu’importe d’avoir mes vêtements mouillés
Pourvu que je vive selon mon souhait
Zhang Jiuling (678-740)
Rêveries au clair de lune
Le clair de lune se lève sur la mer
Ce moment partagé à l’autre bout du monde
Quand les amants en veulent à cette longue nuit
Qui soulève sans fin leurs pensées l’un pour l’autre
La chandelle s’éteint une clarté aimante envahit l’air
Je couvre mes épaules ressentant la rosée
Et n’osant vous offrir ces mains pleines de lumière
Je vais me rendormir pour des rêves de beauté
Wang Wei (700-761)
La villa des Monts Zhongnan
Au milieu des années j’ai pris goût à la voie
Et au soir de ma vie j’habite les Fronts du sud
Souvent l’envie me prend de partir solitaire
Vers des merveilles dont j’ai seul le secret
Mes pas m’amènent jusqu’aux limites des eaux
Où assis je contemple l’ascension des nuages
Dans la forêt je tombe sur un vieillard
Et devise gaiement sans songer au retour
Li Baï (701-762)
Pensées d’une nuit calme
La lune brille devant mon lit
Comme si le sol était de givre
Levant la tête je la contemple
Baissant la tête je songe à mon pays
Du Fu (712-770)
Pluie de joie dans la nuit printanière
La bonne pluie sait la saison
Elle arrive avec le printemps
Suivant le vent elle se glisse dans la nuit
Mouillant sans bruit en douceur toutes choses
Les sentes sauvages se perdent dans le noir des nuages
Seule lumière les feux d’un bateau sur le fleuve
L’aube verra ces lieux baignés de rouge
Les fleurs s’alourdiront par la Cité des soies
Li Yi (748-829)
À peine réjoui de revoir un cousin nous parlons du départ
Séparés dix années par les troubles
Adultes nous voilà face à face
Surpris de nous voir le même nom
Nos prénoms nous rappellent nos anciens visages
Sur l’océan du monde depuis notre départ
Les langues se délient jusque tard dans la nuit
Demain je reprendrai le chemin de Baling
Dans l’automne des monts combien restent à franchir ?
Li Shangyin (812-858)
Sans titre
Il est dur de se trouver dur aussi de se quitter
Le vent d’est a faibli les cents fleurs sont fanées
Au printemps le vers à soie jusqu’à la mort tisse son fil
La flamme de la bougie devient cendre avant que ses larmes ne sèchent
Miroir de l’aube reflétant la tristesse de ses cheveux changés
Chants de la nuit gagnés par la froideur du clair de lune
Du Mont des immortels la route n’est plus longue
Oiseau bleu prévenant explore-la pour nous
Li Yu (937-978)
La joie de se revoir
Seul tu montes sans un mot au Pavillon de l'ouest la lune est comme un croc
Dans le fond de la cour le platane solitaire enferme l'automne clair
Couper sans pouvoir séparer et ranger quand revient le désordre telle est la douleur de la perte
La séparation a cette saveur qui vous reste sur le cœur
Su Dongpo (1037-1101)
Sur l’air « La ville au bord du fleuve »
Souvenir d’un rêve, dans la nuit du 20e jour du premier mois de l’année, yi mao (1075)
Dix ans déjà que la mort nous sépare une immensité noire
Je n’ai pas réfléchi mais n’ai pu oublier
Ta tombe solitaire à mille lieues d’ici
Et nulle part où parler de ma peine
À présent si nous nous retrouvions nous ne saurions nous reconnaître
Ton visage s’est couvert de poussière et mes cheveux de givre
Cette nuit j’ai rêvé que j’étais de retour au pays
À la fenêtre de ta chambrette tu te peignais te maquillais
Nous nous regardions sans un mot
Seuls coulaient des flots de larmes
Je vois déjà le lieu année après année où se brise mon cœur
Ta tombe au clair de lune le tertre de jeunes pins
Xin Qiji (1140-1207)
Sur l’air « La laideur de l’esclave »
Jeune je ne connaissais pas le goût de la tristesse
J’aimais monter jusqu’au dernier étage
J’aimais monter jusqu’au dernier étage
Pour composer des poèmes chantés me forçais à parler de tristesse
À présent j’ai touché le fond de la tristesse
Et je voudrais parler mais rien ne sort de moi
Je voudrais parler mais rien ne sort de moi
Si ce n’est : « Quel automne glacé ! »
Wen Tianxiang (1236-1283)
En traversant la Mer Solitaire
Tant d’épreuves traversées depuis mes études classiques
La solitude des combats sur quatre années de firmament
Monts et fleuves brisés chatons de saule dans le vent
La vie se fait flottante la pluie martèle les lentilles d’eau
Sur la plage de l’Effroi je parle de frayeur
Par la Mer Solitaire soupire de solitude
Si dans la vie humaine depuis la nuit des temps nul n’échappe à la mort
Autant laisser son cœur loyal briller dans les Annales
Note
-
Le trickster mythique ("celui-qui-joue-des-tours"), Nanabozo, incarne la vie et possède le pouvoir de la créer dans les autres êtres. Son sexe n'est pas défini et il apparaît parfois sous des traits féminins. On peut le trouver également sous l'apparence d'autres animaux tels que le corbeau ou le coyote. Comme toutes les figures mythologiques de type trickster, il est souvent réputé pour son insatiable appétit pour la nourriture et pour sa sexualité débridée. Ainsi, il offre un personnage paradoxal : il est tantôt un puissant bienfaiteur, tantôt un fou farceur et obscène.