Bonnes feuilles PO&PSY : Lucian Blaga, Apirana Taylor, Rutger Kopland
Lucian Blaga, La lumière d’hier
Lucian Blaga est né le 9 mai 1895 à Lancrăm, dans le Sud de la Transylvanie. Il a été philosophe, théologien, diplomate de 1926 à 1938 (successivement en poste à Varsovie, Prague, Vienne, Berne et Lisbonne), puis professeur à l’université de Cluj de 1940 à 1948. À partir de ce moment-là, marginalisé en tant que philosophe, il devient journaliste et bibliothécaire.
Limogé en 1959 et persécuté par le nouveau régime, il meurt le 6 mai 1961, des suites des traitements subis en incarcération. Auteur d’une œuvre philosophique impressionnante, dramaturge, poète, traducteur, il fut membre de l’Académie roumaine dès 1937.
Après avoir soutenu, en 1920, sa thèse de doctorat à l’université de Vienne, il élabore au cours des années 30 une philosophie de la culture qui est aussi une métaphysique de l’inconscient. Dans ses cinq Trilogies philosophiques, il s’emploie à « mettre en lumière non seulement les structures de l’être humain (ses structures mentales conscientes – un patrimoine relativement invariable de l’humanité) mais aussi ses modes existentiels : les spécificités ethniques et culturelles de l’homme, sa créativité et son mode ontologique d’existence – ce qu’il appellera les « catégories stylistiques de l’inconscient », éminemment variables dans le temps historique et dans l’espace géographique, car elles changent d’une collectivité à l’autre, d’un individu à l’autre.
Lucian Blaga, La lumière d’hier, traduit du roumain par Andreea-Maria Lemnaru, avec des pastels de Sophie Curtil, 84 pages – 12 €.
Il élabore une « noologie abyssale », une étude des catégories de l’inconscient créateur – créateur d’ordre, d’organisation, à l’opposé du chaos animique – qui alimente le phénomène dominant de la culture, le « style », milieu permanent impliquant les divers horizons, accents, attitudes des peuples, tous les domaines de leur activité. Plus spécifiquement, il crée le concept d’« espace mioritique »1 qui va lui permettre de définir l’identité culturelle roumaine. Pour Lucian Blaga, les coordonnées spatio-temporelles – les « horizons », qu’il faut aussi entendre dans un sens métaphorique – jouent un rôle essentiel. Le village roumain, en osmose avec une nature omniprésente est considéré comme le lieu névralgique de la prise de conscience de soi. La place fondamentale qu’il donne à l’enracinement et à la transcendance mythologique a sans doute à voir avec ses origines familiales (il est le neuvième fils d’un pope) et avec son profond attachement pour sa Transylvanie natale.
Marquée par le dor2, une conscience aiguë de la nécessité, et par la religion populaire roumaine riche en rituels pré-chrétiens, l’œuvre poétique de Lucian Blaga répond à son système philosophique. Puisant dans le fond primitif de la culture et l’expérience primordiale de la nature, sa poésie est un horizon cosmique où se côtoient l’âme et le néant à la lueur des âges qui reposent sous terre.
Écrivant dans une langue archaïque, proche des incantations et des conjurations populaires de la tradition orale, le poète de Lancrăm connaît intimement l’esprit chtonien des campagnes.
Entre expressionnisme et néoromantisme, l’œuvre poétique de Lucian Blaga exprime une mystique de la terre qui se dit en mots de l’esprit.
Extraits
La fille de la terre danse
Je ris de tes aubes, ancien soleil, nouveau soleil.
Des oiseaux embrasés s’ébattent dans l’éther.
Qui m’appelle ? Qui me chasse ? Ah là là ! Eh là là !
Sous la glèbe des tombes, il est une église.
À présent, mille ans ont sombré dans la terre.
Sept prêtres aujourd’hui encore
y officient pour le diable.
Eh là là ! Pour le diable.
Géants mortels, nains mortels, j’époussète mes talons sur les croix
plantées dans vos maisons. Qu’on sonne les cloches royales.
Que personne ne me défie. Ah là là ! Eh là là !
Maintenant je danse. La fille de la terre couronne ses seins d’épines
Anéantis par cette vision, ils tombent en poussière
les prêtres de la lumière, les prêtres de l’abîme.
*
L’esprit du village
Chère enfant, pose tes mains sur mes genoux.
Moi, je crois que l’éternité est née au village.
Ici, toute pensée est plus lente
et le cœur bat plus doucement,
comme s’il ne battait pas dans la poitrine
mais quelque part dans les profondeurs de la terre.
Ici guérit la soif de salut
et si tes pieds saignent
tu peux t’asseoir sur une motte d’argile.
Regarde, c’est le soir.
L’esprit du village flotte près de nous,
comme un timide parfum d’herbe fauchée,
comme le ruisseau de fumée d’un toit de chaume,
comme un jeu de chevreaux sur les hautes tombes.
*
Lucian Blaga lit Trezire.
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Apirana Taylor, Pepetuna
Apirana Taylor, né en 1955 à Wellington (Nouvelle-Zélande), est un écrivain māori (tribus Ngāti Porou, Te Whānau a Apanui, Ngāti Ruanui iwi), et pākehā (européen).
Poète, scénariste, romancier, nouvelliste, conteur, acteur, peintre et musicien, il a publié plusieurs recueils de poésie (dont He Rangi Mokopuna, publié en version française par les éditions de la Tortue en 2017), des nouvelles et deux romans. Il est présent dans toutes les anthologies majeures de Nouvelle-Zélande. Ses écrits sont traduits dans plusieurs langues. Il a obtenu de nombreux prix et résidences.
Apirana Taylor écrit également pour les enfants et pour le théâtre. Comédien, enseignant, il est membre du Māori Theater Group Te Ohu Whakaari. Il a également travaillé avec la New-Zealand Drama School et la Whitireia Polytechnic en qualité de dramaturge et d’animateur d’ateliers d’écriture.
Apirana voyage sur le territoire néo-zélandais et au-delà en qualité de poète et de conteur. Il a été invité par deux fois en Inde en tant que poète, il a parcouru l’Europe (Autriche, Suisse, Italie et Allemagne) durant trois mois de tournée poétique dans le cadre de World from the Edge, en 2000 et 2006, et il a participé au Festival de poésie de Medellin (Colombie) en 2012.
Apirana Taylor, Pepetuna, traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) et du maori par Manuel van Thienen et Sonia Protti, avec une peinture de Germain Roesz, 96 pages – 12 €.
Il est venu pour la première fois en France pour une tournée organisée par Sur le Dos de la Tortue en collaboration avec l’université d’Udine (Italie), en mai 2017.
Extraits
calme
souffle douce brise
laisse le ciel respirer
en paix
*
pūkana3
la fleur rouge
explose
et fait la grimace
avec sa
langue de
nectar
*
tout
cœur dans poitrine
poitrine dans corps
corps dans ciel
ciel dans univers
univers dans cosmos
cosmos en moi
tout en un
*
dans la pulsation
petit canari
tu
as brisé
les barreaux
de
la cage de la vie
la beauté réside
aussi dans la
pulsation
de la mort
*
compréhension
la compréhension vient de la guérison
a guérison vient de la vie
la vie vient de la douleur
la douleur vient de ce que l’on ressent
la peur vient de ce que l’on ne connaît pas
la lumière vient de ce que l’on connaît
la guérison vient de ce que l’on comprend
l’amour
*
stupéfaction
te Mangaroa
est le grand requin
connu sous le nom de Voie lactée
Patiki est le flet4
une autre constellation d’étoiles
je suis stupéfait d’admiration et de joie
quand je vois ces merveilles
car voilà des millions d’années
que le grand requin nage
à travers la galaxie
alors que Patiki le flet
attend à jamais dans les estuaires à marée basse de la nuit
*
Apirana Taylor accompagné par Manuel Van Thienen, à l'église de Sigale, dans la vallée de l'Estéron, le 7 mai 2017, à l'occasion de la tournée organisée par Sur le Dos de la Tortue en collaboration avec l’université d’Udine (Italie).
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Rutger Kopland
Rutger Kopland est le nom de plume de Rutger Hendrik van den Hoofdakker, né le 4 août 1934 à Goor, dans la province d’Overijssel, aux Pays-Bas, et mort à Glimmen le 11 juillet 2012.
Professeur en psychiatrie biologique, il enseigne à l’université de Groningen à partir de 1983. Il est l’auteur de deux études combattant la « morale conservatrice » de la caste des médecins.
En ce qui concerne son œuvre poétique, la critique distingue trois périodes : une première, anecdotique, inaugurée par Onder het vee (« Parmi le bétail »),1966 ; une deuxième, nue et austère, à partir de Een lege plek om te blijven (« Un endroit vide où rester ») 1975 ; une troisième, philosophique, dans ses derniers recueils Over het verlangen naar een sigaret (« Sur le désir d’une cigarette ») 2001 ; et Wat water achterliet (« Ce que l’eau a laissé ») 2004.
Il a reçu le Prix P.C. Hooft en 1988. En 1999 ont paru ses Gedichten (« Poèmes »), réunissant les onze recueils publiés jusque-là. Deux choix de poèmes ont été publiés chez Gallimard dans la traduction de Paul Gellings : Songer à partir(1986) et Souvenirs de l’inconnu (1998).
Rutger Kopland, traduit du néerlandais par Jan Mysjkin et Pierre Gallissaires, dessins de Jean-Pierre Dupont, 64 pages – 12 €.
Extraits
Drentsche Aa
I
Matins au bord de la rivière, matins où
elle semble encore se demander
où elle ira encore
ce jour-là,
si elle fera comme toujours
les mêmes mouvements vifs,
ou non,
ou si ces oscillations sans fin
sont les gestes vides de quelqu’un
qui déjà n’existe plus,
et s’est résigné
à ce qu’il est, entre ses rives,
dans le vain sillon
qu’il a creusé.
II
Comme si elle voulait recommencer,
tant ses mouvements semblent agités,
comme si elle pouvait retourner
à son pays d’origine,
à son passé brumeux,
puis venir ici se reposer à nouveau,
mais elle est calme entre
ses rives, et aussi
ses rives sont calmes.
III
Comme si elle voulait aller plus loin
qu’ici, comme s’il y avait une destination,
quelque part un lieu où elle
n’a jamais été
et qu’elle pouvait l’atteindre,
mais là-bas, au loin
elle est déjà – la même
qu’ici.
IV
Matin au bord de la rivière,
matin où enfin
elle ne sera rien de plus
que la rivière.
Rutger Kopland lit Leets 'Aan het grensland.
Notes
1. Mioritique : de miorița, « agnelle », titre d’une célèbre ballade populaire due à un auteur anonyme et considérée comme une des plus importantes expressions du folklore roumain, tant au plan artistique que mythologique.
2. Dor (du latin dolus – un dérivé de dolor – douleur) exprime un sentiment complexe qui mêle la nostalgie et la mélancolie, la douleur et la joie. Proche de la notion portugaise de saudade, il traduit le souhait irrépressible et persistant de revoir quelque chose ou quelqu’un de cher, ou de revivre des situations plaisantes.
3. pūkana : « grimace » pratiquée au cours du haka (danse chantée rituelle pratiquée lors de conflits, de manifestations de protestation, de cérémonies ou de compétitions amicales, pour impressionner l’adversaire).
4. flet : poisson plat en forme de losange de la famille des pleuronectidés.