Comment dire sans mémoire, comment écrire le ressenti du naissant, du bébé, avec les mots appris plus tard ?
C’est la gageure du premier recueil de Brigitte Mugel, Le soleil pour unique chapeau. Il faut inventer, elle invente, elle, la fille déjà, avec des mots trouvés dans la besace à mots que son frère, ses deux sœurs, sa mère et son père transportent dans leur quotidien. Elle emprunte ces lettres apprises qu’elle assemble joliment pour dire que les chats rient avec elle. En pleurant aussi, sous leurs masques. Cette phrase est majeure pour servir d’éclairage à ce récit d’enfance : c’est Bonjour tristesse revisité en creux, ce livre d’une autre, si lointaine, si proche. Que se passe-t-il, quelle passion se dessine sous les draps qui sentent bon les draps propres ? Le quotidien va et tous s’y retrouveront. Presque tous. Car l’enfance de la fillette se déroule « normalement », avec ce qu’il faut d’amour pour que les lendemains puissent coiffer le soleil pour chapeau. L’effrayante force de cette prose est de nous transporter sans élan dans ce que la vie recèle au fond : simplicité, banalité des rites quotidiens…
Brigitte Mugel, Le soleil pour unique chapeau, PhB, Paris, 2018, 81 pages, 10 euros
Mais l’imaginaire est là, qui s’immisce et projette entre gestes mesurés la muséographie exaltante de tous les possibles ; tous ces possibles que l’on n’ose même pas nommer, qu’on ne sait pas nommer, qui sont des rêves plus forts que la meule de la vie qui ne sait que hoqueter ses heures ; la fillette gratte la première croûte qui s’est formée sur un genoux après une chute, comme pour son frère et ses sœur avant elle, pareil ! C’est une maladie, quelque chose de puissant, l’irruption du désir. Alors on gratte la croûte pour sentir ce vertige qui vous sort de l’ordinaire, on entretient la croûte qui devient la maladie de l’inconnu ; et lorsqu’elle tombe, la nouvelle peau délicate teintée de rose appelle une nouvelle vie. Est-ce bien cela ? Tant d’existences nouvelles dans âme et corps grâce aux croûtes de la vie ; et si cela était vrai ?
Le vide, dans sa poitrine, ouvre ses déserts. Ces derniers mots de l’ouvrage signent cette attente que l’enfant nomme vide, il se résout dans ses déserts, les siens propres que personne ne lui a fabriqués. Il est essentiel alors d’ouvrir Blancs et de voir de quels déserts il s’agit : serait-ce ceux d’Isabelle Eberhardt qui affronta le grand Sahara ? ou ceux de la métamorphose, ceux de la nudité parée des solitudes immenses. Quels manteaux de sable pour vêtir le corps transformé, quels oueds taris pour étancher la soif ?
Brigitte Mugel laisse la lumière décider seule de son ombre. Point n’est besoin pour cela de s’enfuir, le sentiment géographique n’a pas cours. Le soleil en chapeau frappe aussi bien là qu’ailleurs ! Elle se souvient, adulte, du questionnement implacable de la plage de sable immense cerveau nu/ou j’écris inlassablement mon nom/et où inlassablement la vague l’efface. Elle construit un trou virtuel sur cette plage Cerdagne, tel est le but, tel est le moyen, bientôt les choses se nomment. En baie de Rance cela va de même et à Paris elle creuse aussi. La trace de l’homme dans le sable de ses rêves à demi accomplis est trace douce : tes mains lourdes ont tracé leurs pas/dans mes blancs dans mes fissures fraîches.
C’est tout blanc, blanc. Il faudrait que sous la main caressante l’enfant d’hier chante mais ça n’est plus possible. L’innocence est aussi une maladie que l’hôpital peine à soigner. Les oiseaux peut-être encouragent l’innocence, on connaît des exemples fameux. C’est bien cela, « il n’y a nulle part où aller qu’en dedans », découvre-t-elle dans Doris Lessing ; la construction se fait au centre de soi. Et pour cela nul besoin d’aller dans le grand Sahara, les Corbières de son enfance sont un « désert » bien suffisant pour descendre vers le haut. Mais c’est difficile.
Comment dire blanc sans que cela gêne les couleurs, comment peindre blanc lorsqu’on a soif du rouge des lèvres peintes, du sang de celui qui passe dans le vent de la bouche offerte. Comment être soi dans le trou creusé et voir, voir, est-ce possible cela ?… Pourtant/le ciel/déjà/d’un bleu très sûr couvre les parois du gouffre de la possibilité d’un havre. C’est bien ce bleu, entrevu, qui bouscule Blancs.
Présentation de l’auteur
- Perrine Le Querrec, Vers Valparaiso - 21 janvier 2022
- Christine Durif-Bruckert, L’origine d’un monde - 21 septembre 2021
- Olivier Vossot, L’écart qui existe - 5 avril 2021
- Jean-Pierre Bobillot , Dernières répliques avant la sieste - 5 mars 2021
- Carole Carcillo Mesrobian, Alain Brissiaud, Octobre - 6 février 2021
- Perrine Le Querrec, Vers Valparaiso - 6 septembre 2020
- Brigitte Mugel, Le soleil pour unique chapeau et Blancs - 21 juin 2020
- Christophe Esnault, Ville ou jouir et autres textes navrants - 6 mai 2020
- Murielle Compère-Demarcy, Dans les landes de Hurle-Lyre - 21 avril 2020
- Carole Carcillo Mesrobian, Fem mal - 5 février 2020
- Claude Minière, Un coup de dés - 5 janvier 2020
- Philippe Mac Leod, Supplique du vivant et Variations sur le silence - 21 novembre 2019
- Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991–2018 suivie de L’Amour là - 25 septembre 2019
- Carole Carcillo Mesrobian, À part l’élan - 4 juin 2019
- Pascal Boulanger, Trame : Anthologie 1991–2018, suivie de L’Amour là - 3 mars 2019
- Pascal Boulanger — Trame : Anthologie 1991–2018, suivie de L’Amour là, Lydia Padellec, Cicatrice de l’Avant-jour - 3 février 2019
- Pierre Stans, Opus niger - 5 novembre 2018
- Carole Carcillo Mesrobian, Aperture du silence - 4 septembre 2018
- Tristan Felix, Aphonismes - 3 juin 2018
- RUINES, de Perrine Le Querrec : L’éblouissement - 5 mai 2018