Les brodèmes d’Ekaterina Igorovna

Le rythme est certainement l'essence du poème, la musicalité une opportunité de libération hors des carcans du langage. Je me suis demandé si c'est ce que représente Ekaterina Igorovna dans ses Brodèmes, qui sont des poèmes traduits en en morse et brodés sur du tissu. Est-ce qu'il s'agit de dessins, de signes ? Ce qui est certain c'est que le morse, structure binaire, donne à voir la trame rythmique du poème, et rend perceptible cette dualité qui entre la parole et le silence ouvre aux multiplicités des réceptions, donc des interprétations. C'est donc avec une vive curiosité que je l'ai interrogée, peut-être aussi pour savoir si elle avait approché cet ailleurs de la poésie, grâce à son dispositif, son art, sa sensibilité.

Pourquoi broder des poèmes en Morse ?  Qu’est-ce qui motive votre démarche ?

Pour moi, la broderie et la poésie possèdent un point commun : des mouvements piquer-percer créant un rythme vital faisant écho au rythme des vers. En ce qui concerne les poèmes, je suis attirée par leur dualité : la poésie classique est éthérée mais d’une structure réglée et ciselée. Je me nourris de cette coexistence, la broderie la possède également. 
Depuis l’enfance je suis attachée à ces deux arts. Au fil du temps j’ai décidé de les unir grâce au code Morse que j’utilise comme symbole d’une communication humaine très codifiée mais pourtant floue et mystérieuse. Dans ma série phare « Brodème » (mot-valise issu de « broderie » et « poème »), j’attire l’attention sur valeur des mots prononcés et écrits. L’ignorance abîme et anéantit ; apprenons à entendre, nous entendre autant entre-nous qu’en nous.
Cette idée est accomplie par la technique du point de croix que j’utilise. Le processus de création requiert temps et patience. En exécutant une oeuvre j’essaye de m’écouter, je muris mes réflexions, je chasse mes peurs… afin d’écouter les autres.
Le Morse est à l’origine de toutes les communications numériques et fut créé pour que des gens puissent garder le lien dans des environnements hostiles, pour qu’ils puissent mener conversation et actions. Depuis sa création en 1832 nous communiquons sans cesse mais nous ne sommes plus/pas capables de nous écouter vraiment. J’espère qu’en regardant mes brodèmes les gens se poseront la question : « Qu’est-ce que je veux vraiment ? », « Que dit ma voix intérieure ? ».

Le Lion et La Colombe d'Alyre, broderie à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

Quels poèmes avez-vous déjà transcrits ? Comment les choisissez-vous ?
Mon premier brodème reprend un poème écrit par mon ami poète Alyre ; il s’agit de vers d’amour. Ensuite, je suis tombée sous le charme de « Je vous aimais… » d’Alexandre Pouchkine, « Albatros » et « Une Charogne »de Charles Baudelaire, « Alicante » de Jacques Prévert, « Certitude » de Paul Éluard… Il y a également quelques citations de Nietzsche et de Tolstoï.
Je ne choisis que des poèmes qui me font vibrer, qui me rappellent des souvenirs, devant lesquels je suis subjuguée…

Je vous aimais...d'Alexandre Pouchkine, broderie à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

 

 

 

Je vous aimais... et mon amour peut-être
Au fond du cœur n'est pas encore éteint. 
Mais je saurai n'en rien laisser paraître. 
Je ne veux plus vous faire de chagrin. 
Je vous aimais d'un feu timide et tendre, 
Souvent jaloux, mais si sincèrement, 
Je vous aimais sans jamais rien attendre...
Ah! puisse un autre vous aimer autant.

Alexandre Pouchkine

 

Est-ce que le fait de traduire des poèmes en Morse permet de rendre perceptible leur rythme ? Est-ce que le « dessin-poème » réalisé restitue une sorte de trame rythmique, prosodique, de l’écrit ?
Si on élude la problématique de la fluidité de la transcription, i.e. la maitrise du code Morse, le brodème ajoute une seconde structure poético-visuelle entre l’oeil et l’oeuvre poétique.
Mes brodèmes magnifient la poésie car ils conservent son lyrisme mais exacerbe son mystère.
Réalisant des poèmes en langue française, polysémique par excellence, le sens du poème varie selon la perception personnelle de chacun. C’est ce qui rend la poésie énigmatique et mystérieuse. Donc la transcription des poèmes en Morse permet plutôt de rendre perceptible leur secrète profondeur, leurs vibrations comme leurs jeux de mots.

 

Pensez-vous que vous exposez des poèmes, ou bien des œuvres picturales, ou est-ce entre les deux, entre écriture et dessin, ou un dessin écrit mais pas un calligramme ?
Comme leur nom l’indique, mes brodèmes forment une oeuvre protéiforme qui se transforme devant nos yeux et se joue des deux registres d’expression.
D’emblée, une abstraction nous saisit puis, dès que nous avons la bonne clé (le code Morse), nous découvrons des mots cachés, des vers et le sens de l’oeuvre s’enrichit.
Il s’agit d’une dialectique entre poésie et picturalité.

 

Alicante de Jacques Prévert,  broderie à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

L’ensemble se situe entre le dessin et l’écriture, mais il s’agit d’une écriture tout de même, le Morse, composé de structures binaires, comme la parole et le silence, dualité qui sous-tend l’écriture poétique. Est-ce ce que vous traduisez l’essence du poème ?
 Comme vous l’avez souligné, il ne s’agit pas de traduction mais de transcription d’un alphabet à un autre. En occurence, l’essence du poème est mieux que restituée, elle est rendue à son origine primitive, mise en abîme par l’hermétisme du code Morse.
Quelle seront les poèmes que vous traduirez encore, et est-ce que vous pensez à étendre votre démarche à d’autres catégories génériques ?
 Actuellement, je travaille sur plusieurs projets. Je continue ma collaboration avec Alyre, je m’inspire toujours des classiques.
Récemment, j’ai reçu une proposition d’une collaboration avec un artiste sculpteur, donc vous verrez prochainement des sculptures avec des poèmes en Morse.

 

Charles Baudelaire, Une charogne

Une Charogne de Charles Baudelaire, broderie
à la main, mouliné et canevas, 50 x 40 cm.

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

 

Présentation de l’auteur

Ekaterina Igorevna

Ekaterina Igorevna est une artiste textile basée en France dont les pièces ont été exposées dans de nombreux événements nationaux. De plus, son art fait partie de la collection permanente du Musée de la Broderie de France. Son travail est une fusion de broderie, de poésie et de code numérique traduit à travers le «kaléidoscope de nos émotions ».

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