Carles Diaz : L’arbre face au monde
Poète et historien de l’art, le franco-chilien Carles Diaz nous entraîne sur les pas d’un peintre allemand exilé au Chili en 1850. Nous voici plongés, par le truchement d’un journal de bord imaginaire, dans l’aventure de Carl Alexander Simon disparu dans les forêts de Patagonie deux ans après son arrivée dans le pays. Voyage initiatique, faisant alterner textes en prose et poèmes, dans lequel Carles Diaz confie – à travers son héros – ses vues sur les rapports de l’homme et de la nature, mais aussi sur la liberté à conquérir, essentielle à tout artiste pour trouver sa propre voie.
Se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre. Imaginer ses émois, ses sensations, ses pensées. Vivre, au fond, par procuration. L’entreprise est hasardeuse mais des auteurs ne rechignent pas à recourir à cette méthode. On pense à Hubert Haddad épousant la vie d’un artiste japonais dans ses Haïkus du maître d’éventail (Zulma, 2013) Carles Diaz, lui, a jeté son dévolu sur un « petit maître » oublié des anthologies d’histoire de l’art mais qui, avant son exil au Chili, mena à la fois une vie de peintre et de militant du socialisme utopique qui a fait florès au 19e siècle. « Quand il s’exile au Chili, il obéit davantage à un romantisme exacerbé qu’à une fin utilitaire », note l’auteur.
Sur place, en effet, Carl Alexander Simon surfera sur des valeurs qui lui tiennent à cœur : le respect de la nature, la contemplation, l’empathie pour les peuples autochtones… « Je dessine ce que ma nature profonde a toujours et inlassablement aimé par-dessus tout : les forêts froides, impénétrables, les sommets déchiquetés, surgis comme des titans dans les récits des navigateurs ». Ce sentiment de la puissance du monde naturel se double d’une attention particulière aux « choses les plus précaires, infimes, insignifiantes ». Car « c’est dans la grandeur de l’infime que le Très-Haut se manifeste. Et c’est dans ce bain de lumière sylvestre que mon regard cherche à se perdre des heures entières. J’en tombe à genoux, je me sens rajeunir dans cette volupté silencieuse, loin de ce siècle et de la turpitude des hommes avec leurs pierres précieuses, leurs sceaux de commerce, leurs brevets en blanc ».
Carles Diaz, L’arbre face au monde, vie et destin de Carl Alexander Simon, POESIS 2022, 203 pages, 18 euros.
On croit entendre les imprécations de son contemporain Henry-David Thoreau (1817-1862) contre la société industrielle en gestation en Amérique du nord. Même approche des tribus indigènes, même admiration de « l’incessant labeur de la nature ».
« Qu’est-ce qui pourrait nous sauver, écrit Carl Alexander Simon dans son journal imaginaire, lorsque nous glissons dans une vie sans but, lorsque nous trébuchons dans l’amertume de la réalité, le courage usé, l’intelligence, la pensée et la poésie condamnées à la brutale indifférence d’autrui, voire à l’inconscience ? Carles Diaz se met de plain-pied dans la peau de son héros pour parler du temps présent. Il le fait depuis la Patagonie pour parler du monde occidental et de « l’indigence de notre époque ».
Il assigne alors une mission à l’artiste : « croiser le fer avec la médiocrité, l’imposture, l’abandon et l’égoïsme ». Carles Diaz nous dit, à travers l’évocation de son « petit maître », que « face à la pauvreté spirituelle grandissante », il faut continuer à « vibrer sans jamais oublier notre condition tragique ». Le désespoir ou l’amertume ne doivent pas nous aveugler. Il faut « réclamer la jubilation de l’instant ancien et renoncer à l’impatience, à la faim insensée de l’orgueil et de la suffisance, de l’hypocrisie et de la commodité ». Sans oublier de « porter dans son chant sa blessure intérieure ».Au bout du compte, c’est un véritable programme de vie que nous propose ici Carles Diaz : habiter poétiquement le monde, selon les aspirations mêmes de la maison d’édition qui le publie.