Le lecteur que je suis – dans ce domaine qui m’est si essen­tiel, à savoir la poésie – ne peut être qu’ex­trême­ment sen­si­ble à un recueil qui renoue avec la fibre artau­di­enne du souf­fle et du rythme, des sonorités et de l’élan.

 

La poé­tique de Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est le déploiement con­tinu d’une force qui prend aux tripes le lecteur et l’ex­pulse, essouf­flé, hors de lui-même. Elle utilise à cet effet les modes poé­tiques les plus sub­tils, des oxy­mores – « Arche ver­sée sur l’ar­doise des mers1 » – à l’alexan­drin – « Un sub­strat dans l’hu­mus enracine ton corps / à la peau des bam­bous2 » – jusqu’aux images qui vien­nent s’y entre­cho­quer – « Tu grelottes / Les trot­toirs musar­dent / Les fumées ros­es aux chem­inées abreuvent le silence de leur dis­pari­tion / Tout chan­celle au ver­sant la rumeur des flo­cons / Même la peau du ciel avoue son aban­don au buvard de coton3 ». La poétesse ranime chez le lecteur qui en expéri­mente la sève les racines orig­inelles du verbe.

 

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian, Onto­genèse des bris, PhB édi­tions, 2019, 47 pages, 10 €.

Car ce martèle­ment est sem­blable à des lames qui cisail­lent – par la suc­ces­sion inin­ter­rompue des allitéra­tions menant à une ryth­mique tou­jours chirur­gi­cale – toutes les entra­vent, tel le « filet du couteau vis­sé entre tes mains4 » et récla­ment de notre part le long souf­fle pour en main­tenir la lec­ture. C’est d’un tel engage­ment de l’être total qu’il s’ag­it quand on s’en­gage dans l’u­nivers expéri­men­tal suiv­ant : « J’ai lié mes mur­mures aux pages labyrinthiques / pour habiller ma peur / d’une étole mys­tique / alu­nie de couleur5 », ou encore « Les toi­tures n’abri­tent que la sur­face d’un vide / Ni d’i­ci ni d’ailleurs / Ni même quelque chose6 ».

Avec Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian, le lecteur est face à face avec ce qui l’an­cre dans cette part de lui-même oubliée – mais agis­sante – qui le relie avec les plus loin­taines orig­ines de l’être, comme le dit superbe­ment ce vers de la page douze : « Comme on avale hier / Vien­dra l’outrepassé ». Tout par­le, crie, vocif­ère, déchire dans cette human­ité, où tout l’u­nivers « (…) arpente dedans la pen­sée de mon corps (…) Que la pluie ren­ver­sée arrose du cha­grin », sans que d’il­lu­soires lim­ites vien­nent voil­er la réal­ité au regard.

Nous sommes ici dans ce que peut être le verbe quand le style sait creuser jusque vers la source originelle.

 

Notes

1 P. 9.

2 P. 10.

3 P. 43.

4 P. 15.

5 P. 35.

6 P. 46.

 

Présentation de l’auteur

image_pdfimage_print
mm

Jean-Yves Guigot

Enseignant le français et la philoso­phie, âgé de 52 ans, l’ac­tiv­ité à laque­lle je m’adonne sur le plan exis­ten­tiel est la quête de l’u­nité. L’écri­t­ure poé­tique est le lieu expéri­men­tal où se mêlent la vie et l’œuvre à naître, et les recueils, ain­si que ce vers quoi je tends, sont tournés vers cette quête. Le site lenchassement.com par­ticipe de cette expéri­ence à tra­vers tous les arts et les modes d’écriture.