Entretien avec Abdellatif Laâbi

Abdelatif Laâbi connait la guerre, a subi la haine et les régimes coercitifs. En homme libre il a refusé d’accepter l’impensable, et regarde aujourd’hui les guerres, massacres et génocide comme un long chapitre que rien ne vient clore. Il a accepté de répondre à nos questions.

Les Palestiniens vivent des moments terribles. Et, bien sûr, vous avez déjà vous-même vécu des horreurs... Vous en avez parlé dans de nombreuses publications. Que peut faire la littérature aujourd'hui ?
Ce qu’elle a toujours fait quand il y a eu péril en la maison humaine : affuter ses « armes miraculeuses » pour se dresser contre la barbarie, défendre et illustrer ce qui fonde l’humain en chacun de nous, soutenir la raison au moment où elle est en passe de s’écrouler, rappeler, preuves esthétiques à l’appui, que rien ne saurait être plus sacré que la vie. Et puis, la littérature a cette capacité de nous grandir de l’intérieur, de féconder nos consciences, de nous faire rêver les yeux ouverts, d’abolir en nous l’indifférence, d’y combattre la haine, de nous engager, encore et encore, sur les « chemins de liberté ».
Cela dit, je ne vais pas revenir ici sur l’immense tragédie que les Palestiniens vivent aujourd’hui. Je préfère faire entendre avec le plus de fidélité possible les voix de leurs poétesses et poètes. Je m’en remets à elles et à eux pour m’éclairer et nous éclairer sur l’enfer qu’ils sont en train de vivre. Et je rappelle cette atroce adresse de l’un d’eux, Mouride al-Barghouti, qui nous a quittés il y a quelques années :
O Dieu !
Y a-t-il une vie
avant
la mort ? 
Pensez-vous qu'elle ait servi de guide à l'être humain pour l'aider à avancer vers une plus grande sagesse ? Y a-t-il dans l'histoire des exemples de livres qui ont changé le monde ou qui ont contribué à le rendre plus habitable ?
Je crois avoir énuméré, dans ma précédente réponse, les quelques « pouvoirs » que la littérature est en mesure de revendiquer, légitimement. Mais je n’irai pas plus loin ou ailleurs, en la dotant d’un rôle de « guide » ou de pourvoyeur de sagesse. Ces deux rôles me paraissent assez incompatibles avec ce que la littérature peut opérer.
Quant à savoir si des livres ont pu ou peuvent changer le monde, je m’abstiendrai de tout jugement. En revanche, à l’échelle individuelle, j’affirme qu’il y a eu des livres qui m’ont changé d’une façon ou d’une autre. Mais aucun d’eux ne m’a fait accéder à la sagesse, avec laquelle, d’ailleurs, je ne m’entends pas très bien.

Abdellatif Laâbi, L'arbre à poèmes, lu par l'auteur, 2017.

La poésie est-elle différente des autres genres ? Peut-elle, plus que la prose, évoquer les atrocités qui portent atteinte à la planète et aux êtres humains ?
Pardonnez-moi de ne pas répondre à cette question. Je vous renvoie à mon avant-dernier livre intitulé « La poésie est invincible ». Vous y trouverez, ce me semble, ample matière.
Quels sont les recueils qui vous ont marqué ou ouvert des portes ?
Plutôt que de recueils de poèmes, il me semble plus judicieux de parler de poètes. Parmi ceux-ci, il y a des anciens et des modernes, avec une prédilection pour des auteurs de langue arabe (en particulier les poètes soufis) et espagnole (la génération des années 30 en Espagne, et de nombreux poètes sud-américains). Et puis, il y a de grands frères en poésie comme Nazim Hikmet et Aimé Césaire.
Comment évolue votre écriture, votre poésie, alors que nous assistons, impuissants, à des crimes de part et d'autre de tant de frontières ?
Dans cette affaire, je ne peux être juge et partie. Il m’est arrivé de dire quelque part qu’on peut voir et lire dans les yeux des autres, mais pas dans les nôtres. Cela me rappelle aussi ce que je disais au tout début de mon expérience littéraire, en comparant le poète, et plus précisément son corps, à une sorte de séismographe. Les bouleversements qui s’opèrent dans le monde, la condition humaine, ont donc une répercussion quasi physique et au plus profond de mon être. Leur retentissement sur ma langue, ma voix et mes autres facultés, est immédiat.

Abdellatif Laâbi, La porte de l'enfer, Bernard Ascal, L'étreinte du monde (Poètes & chansons) ℗ Ascal, 27 août 2014.

Votre carrière de poète s'est développée au niveau international. Pensez-vous que vos mots et votre présence rendent le monde plus conscient de ce qui se passe ?
Je n’ai pas cette prétention. Mais je ne peux pas nier ma satisfaction de voir que mes œuvres, notamment poétiques, sont suivies par un nombre grandissant de lecteurs à un moment où la poésie en général peine à sortir de sa marginalité ou sa marginalisation. De voir qu’elles sont traduites dans un nombre de langues tout aussi grandissant. Qu’elles puissent, de ce fait, avoir un certain impact, est assez normal.
Quels sont vos projets pour l'avenir ? Qu'en est-il de demain ?
A mon âge, ce serait un peu indécent de parler de projets ! J’en suis plutôt aux « finitions ». Ce qui ne veut pas dire que je chôme. Je me suis attaqué par exemple à la traduction vers l’arabe de l’intégrale de mes œuvres. Voilà un chantier qui avance et me donne de grandes satisfactions. Je continue à traduire en français des auteurs arabes, notamment palestiniens. Et puis, comme chacun ne le sait pas nécessairement, je poursuis une expérience avec la peinture commencée « clandestinement » il y a maintenant près de quinze ans. Il y a là de quoi cultiver amplement son jardin !
Je n’attends rien
de la vie
Je vais
à sa rencontre 

Le grand poète Abdelatif Laâbi, Pensée et culture, 2023.

Image de Une © Thierry Rambaud.

Présentation de l’auteur

Abdellatif Laâbi

Abdellatif Laâbi est né en 1942, à Fès. Son opposition intellectuelle au régime lui vaut d’être emprisonné pendant huit ans. Libéré en 1980, il s’exile en France en 1985. Depuis, il vit (le Maroc au cœur) en banlieue parisienne. Son vécu est la source première d’une œuvre plurielle (poésie, roman, théâtre, essai) sise au confluent des cultures, ancrée dans un humanisme de combat, pétrie d’humour et de tendresse.

Il a obtenu le prix Goncourt de la poésie en 2009, et le Grand Prix de la francophonie de l’Académie française en 2011. Parmi ses œuvres, publiées en majeure partie aux Éditions de la Différence :

  • L’œil et la nuit (2003), Le chemin des ordalies (2003),
  • Chroniques de la citadelle d’exil (2005),
  • Les rides du lion (2007),
  • Le livre imprévu (2010) ;
  • Le soleil se meurt (1992),
  • L’étreinte du monde (1993),
  • Le spleen de Casablanca (1996),
  • Les fruits du corps (2003),
  • Tribulations d’un rêveur attitré (2008),
  • Œuvre poétique I et II (2006 ; 2010).

Par ailleurs, les éditions Gallimard ont publié son roman Le fond de la jarre (2002 ; collection Folio 2010).

 

 

Textes

Abdellatif Laâbi

Autres lectures

Abdellatif Laâbi, le jardinier de l’âme

On serait tenté d'introduire au dernier livre d'Abdellatif Laâbi en affirmant qu'on ne présente plus ce grand monsieur du poème. Pourtant, à chaque livre, c'est un poète nouveau.

Abdellatif Laâbi, La Saison manquante

Ce livre d'Abdellatif Laâbi est composé de deux recueils relativement indépendants : La Saison manquante et Amour jacaranda. Mais de la première à la dernière page, c'est la même écriture simple aussi bien [...]

Entretien avec Abdellatif Laâbi

Abdelatif Laâbi connait la guerre, a subi la haine et les régimes coercitifs. En homme libre il a refusé d’accepter l’impensable, et regarde aujourd’hui les guerres, massacres et génocide comme un long chapitre [...]




Abdellatif Laâbi, Le dernier poème de Jean Sénac

 

Il ne s'est pas enfermé pour écrire
son poème a flairé le danger
lui a laissé la porte ouverte

Pas de poème sans risque
Sa barbe lissait le pubis
de la page transparente
et ses lèvres murmuraient
la sourate du pardon

Il dessina d'abord un soleil
un petit rond d'écolier
affublé de rayons démesure

La nuit criait au viol
Alger buvait à mort
entre hommes

Puis il tailla son crayon
ou se taillada une veine
mais j'imagine
qu'il écrivit au rouge
sans ratures
les fragments que voici:

"Naufrage des doigts
sculptés dans le silence
d'autres suffocations montent
du goulot amer du dire
Tous ces riens vomis
sur le parvis du poème’’

Les mots ne manquent pas
plutôt
le vouloir dire
A quoi bon
à quoi mauvais ?

La douleur
seule

Le poème qui ne veut pas naître
a ses raisons

Surtout
ne pas mendier
à la porte du silence
mais le gérer
comme un grand texte

C'est nous
qui avons vieilli
pas le monde

J'ai mangé
l'une après l'autre
mes petites illusions

Quant aux grandes
je me les garde
pour qu'elles éclairent durablement
ma sépulture
tels des joyaux

Pourquoi je me sens coupable
quand le bonheur m'envahit?

Heureusement qu'il y a la mer
bleu-gris de son vert gorgé de mouettes
une barque jubilant on ne sait
au fond de l'eau ou dans l'ourlet des nuages

Heureusement qu'il y a ce large
retenant le souffle de la terre
et le vent coulis ondoyant de frondaisons câlines

Heureusement que l'homme peut se voir
sourire à son lointain sosie
autrement que dans les miroirs

 

Rien de ce que j'ai appris
ne m'a servi
à déchirer l'hymen de tes yeux
arbre serein de sève pérenne
qui m'irriguera encore
quand ma bouche s'éteindra dans les sables

Je suis né
pour aimer
la haine m'est étrangère

Les peuples heureux
n'ont pas de poésie"

La porte s'est refermée
L'ombre sans odeur
apparut sur le seuil

Le couteau a fendu le soleil en deux
avant de pénétrer
dans l'enceinte sacrée
du souffle
Sénac avait levé la tête
il regardait dans les yeux
riait
comme il en avait l'habitude
en tendant au premier venu
son dernier poème

 

Présentation de l’auteur

Abdellatif Laâbi

Abdellatif Laâbi est né en 1942, à Fès. Son opposition intellectuelle au régime lui vaut d’être emprisonné pendant huit ans. Libéré en 1980, il s’exile en France en 1985. Depuis, il vit (le Maroc au cœur) en banlieue parisienne. Son vécu est la source première d’une œuvre plurielle (poésie, roman, théâtre, essai) sise au confluent des cultures, ancrée dans un humanisme de combat, pétrie d’humour et de tendresse.

Il a obtenu le prix Goncourt de la poésie en 2009, et le Grand Prix de la francophonie de l’Académie française en 2011. Parmi ses œuvres, publiées en majeure partie aux Éditions de la Différence :

  • L’œil et la nuit (2003), Le chemin des ordalies (2003),
  • Chroniques de la citadelle d’exil (2005),
  • Les rides du lion (2007),
  • Le livre imprévu (2010) ;
  • Le soleil se meurt (1992),
  • L’étreinte du monde (1993),
  • Le spleen de Casablanca (1996),
  • Les fruits du corps (2003),
  • Tribulations d’un rêveur attitré (2008),
  • Œuvre poétique I et II (2006 ; 2010).

Par ailleurs, les éditions Gallimard ont publié son roman Le fond de la jarre (2002 ; collection Folio 2010).

 

 

Textes

Abdellatif Laâbi

Autres lectures

Abdellatif Laâbi, le jardinier de l’âme

On serait tenté d'introduire au dernier livre d'Abdellatif Laâbi en affirmant qu'on ne présente plus ce grand monsieur du poème. Pourtant, à chaque livre, c'est un poète nouveau.

Abdellatif Laâbi, La Saison manquante

Ce livre d'Abdellatif Laâbi est composé de deux recueils relativement indépendants : La Saison manquante et Amour jacaranda. Mais de la première à la dernière page, c'est la même écriture simple aussi bien [...]

Entretien avec Abdellatif Laâbi

Abdelatif Laâbi connait la guerre, a subi la haine et les régimes coercitifs. En homme libre il a refusé d’accepter l’impensable, et regarde aujourd’hui les guerres, massacres et génocide comme un long chapitre [...]




Traversées n°73 : A. Laâbi et les littératures du Maghreb

Ce soixante treizième acte de la revue Traversées, née et encore domiciliée en Belgique, tourne autour de la personne du grand écrivain marocain Abdellatif Laâbi.

Dans une première partie, le responsable de la revue, Patrice Breno, fait état de la raison de ce numéro spécial : la manifestation Tarn en poésie, organisée par l'association ARPO - laquelle, en plus d'un auteur réputé, convie une revue à venir débattre autour de l'écriture et de la littérature. Pour cette année 2014, ce fût à A.Laâbi et à la revue Traversées de venir à ces rencontres.

 

Point d'orgue de cette manifestation, la rencontre entre l'auteur et les collégiens/lycéens de la région qui, pour l'occasion, ont lu, étudié, et travaillé autour de l’œuvre du poète originaire de Fès. Retranscrits presque intégralement, ces propos entre gens égaux - car pas de posture de l'écrivain face au péquin, pour A. Laâbi - laissent entrevoir tout le combat de l'homme, le travail de l'auteur, la sincérité sans calcul de l'homme, l'humanisme de l'auteur. Il explique, en des mots simples et percutants, son vécu de résistant poétique, dans les années soixante-dix ; engagements pour le droit à vivre comme un citoyen respecté, quels que soient ses choix de vie. Combats qu'il mène encore, même si le Maroc a considérablement changé, comme la France et le reste du monde, d'ailleurs.

Traversée n°73, septembre 2014

On retiendra, mais pas seulement, de ces pages passionnantes, ces quelques mots de l'auteur qui, espérons-le, en feront réfléchir certains, quand on sait que A.Laâbi a passé un nombre considérable d'années en prison, pour "délit d'opposition" : " Je ne sais pas si vous êtes conscient du privilège qui est le vôtre. D'être dans un pays où le fait de s'exprimer librement, de critiquer ceux qui gouvernent, dans ce pays, est une chose normale."

Pour finir cette première partie de la revue, un article en  hommage à A.Laâbi, écrit par Paul Mathieu ; suivi de ces mots de respect, voire d'affection, du poète algérien Abdelmadjid Kaouah, dont l'aphorisme de résistance reste gravé pour longtemps dans la mémoire du lecteur : "Les poètes ne font pas les révolutions, ils écrivent le rêve de changer la vie."

Vient la seconde partie de ce numéro, qui offre à lire des écrivains du Maghreb via  proses, poèmes ou fables réalistes mordantes, auteurs parmi lesquels Abdelmajid Benjelloun ("Le seul mystère que je connaisse consiste dans ce que je ne vois pas dans ce que je vois."), ou bien Aya Cheddadi ("Jamais est un mot-lunette pour ceux comme toi / qui ont besoin de certitudes extérieures").

Enfin, pour conclure , un dossier sur quelques poètes marocains, préparé par Nasser-Edine Boucheqif, avec, entre autres, Naïma Fanou ("Le paysan tire la terre par ses cheveux / et elle enfonce / ses ongles / dans la boue"), Mohamed Loughafi ("les nuages du cœur s'amoncellent / et le corps un désert / qui tente la séduction de l'empressement"), ou encore Hassan Najmi ("Ce poème ne m'appartient pas -")

Ces deux dossiers transmettent une vision très précise, voire particulière ; on est guidé du début à la fin par un certain lyrisme, un raffinement de la langue, un engagement poétique/politique des auteurs, un rapport intense à la Foi (sous de multiples formes), et même parfois un humour sophistiqué. Mais est-ce là la plus complète représentation de la littérature du Maghreb ? Non, le choix est évident. Toute revue a une ligne éditoriale qu'elle se doit de respecter. Aucun reproche à faire, donc, sur ce point, à cette anthologie contemporaine rondement menée. En revanche, on pourrait, non pas reprocher, mais demander pourquoi n'a-t-on droit qu'à une si petite participation féminine à l'ensemble. 




Abdellatif Laâbi, L’arbre à poèmes. Anthologie personnelle, 1992–2012

La collection Poésie/Gallimard vient de publier « l’anthologie personnelle, 1992-2012 » d’Abdellatif Laâbi, précédée d'une courte préface de Françoise Ascal. On regrette que le volume ne propose pas de véritable dossier, contrairement aux habitudes de la collection, tout juste une notice biographique d’une page et demie et une bibliographie de deux pages.

 

Il faut d'ailleurs s'y référer pour connaître la date de parution des recueils choisis par le poète pour cette anthologie, qui n’est pas donnée au fur et à mesure. Ces réserves n'enlèvent rien à l'intérêt du livre qui permet de suivre l'évolution et les constantes d'une création poétique de vingt années. C’est le vers libre qui est le plus utilisé, en dehors de quelques poèmes de L’Étreinte du monde, qui sont plutôt de brefs contes, et parfois, on glisse d’une forme à l’autre, comme dans le bouleversant « Gens de Madrid, pardon ! » (Écris la vie, 2005) quand l’indignation face à « Messieurs les assassins » amplifie la phrase, qui déborde alors de la ligne. C’est que, malheureusement, entre les poèmes de 1992 et ceux de 2012, la condition humaine n’a pas évolué.

Face à un monde où les barbares sont « nos semblables », où, « au commencement était le cri / et déjà la discorde », surgit toujours la même interrogation sur la place que l'on peut et doit avoir dans le monde. On ne peut qu’osciller entre le doute et l’espoir, comme le dit Le soleil se meurt, qui date de 1992, entre l'obstination :

 

Abdellatif Laâbi, L'Arbre à poèmes, Gallimard,
poésie, 2016, 272 pages, 8,50 €.

 

J’écris par compassion
en tendant ma sébile

et peu importe si je n'y récolté que des crachats (L'étreinte du monde1993)

 

et la tentation du repli :

 

Il est temps de quitter
la maison des illusions

pour le large d’un océan de feu
où les métaux humains 
pourraient enfin fondre

 

Dans un monde où l’Apocalypse se déroulera

 

en un coin perdu
dans la boue d’une tente de réfugiés

là où un enfant couvert de vermine
exhale son dernier souffle(Fragments d’une genèse oubliée, 1998)

 

on ne sait plus « ce que penser veut dire ce qu’écrire veut dire »

Pourtant, il est des gestes fraternels, serrer les mains des amis, « partager le peu du rare » car « noblesse des humbles oblige ».Pourtant, l’amour est là pour consoler et rendre à la vie sa lumière, mieux même, pour interdire de baisser les bras :

 

Tu es là
Tout n’est pas perdu 

Devant toi
j’ai honte de mon désespoir

 

Et de toute façon, l’humour, cette forme de résistance, est un antidote à la tristesse : « Comment dirait-on / fée du logis / au masculin ? »et quel dommage que l’homme ne puisse être enceint que dans ses rêves(« Exercice pour un psychanalyste ») ! 

L’humilité est constante chez « cet artisan fils de l’artisan »Artisan des mots, artisan du cuir, c’est tout un, et c’est le métier d’homme. Il signifie qu’il faut accepter d’être dans l’entre-deux, entre la langue maternelle et celle dans laquelle on écrit le plus souvent, entre le pays que l’on a quitté et celui où l’on habite, entre l’Orient et l’Occident, entre la racine et la frondaison, entre la cime et l’abîme (L’Automne promet, 2003). C’est dans cet entre-deux l’humanité se cherche / et tente l’impossible.

N’est-ce pas précisément le rôle du poète que d’élargir le domaine des possibles,

 

de taquiner les cordes du mystère
de laisser entendre tels frôlements

tels balbutiements
telle tombée de rosée 
au cœur de la désolation

 

L’automne de la vie a des fruits inattendus : l’imprudence, la déraison, la libre parole. Le poète blasphémateur fulmine et chante « les superbes raisons de vivre », et sa seule guerre est la « guerre d’amour ».

« Vaincu, je ne me rends pas », comme le dit L’Étreinte du monde, telle pourrait être en définitive la devise du poète. Et la leçon qu’il nous donne à méditer, en dépit de toutes les épreuves et toutes les souffrances qu’il a subies, est en définitive une leçon d’espoir :

 

Il n’y a pas de nuit
qu’on ne puisse affronter

Il n’y a pas de ténèbres
sans ligne d’horizon

 

 




Abdellatif Laâbi, La Saison manquante

Ce livre d'Abdellatif Laâbi est composé de deux recueils relativement indépendants : La Saison manquante et Amour jacaranda. Mais de la première à la dernière page, c'est la même écriture simple aussi bien dans les proses que dans  les poèmes en vers libres, la même écriture traversée par un humanisme de tous les instants, une tendresse et une révolte qui, curieusement, coexistent… Cette simplicité ne va pas sans un aspect convenu comme dans ces vers : "… le petit dieu ailé / bien connu des amants / m'a décoché / sa flèche imparable" (p 75), répétés avec une légère variante (p 152) : "l'ombre du petit dieu ailé / bien connu des amants / qui m'a décoché / jadis / sa flèche imparable". Le mérite de la répétition de ce cliché est de mettre en évidence la cohérence et la construction d'Amour jacaranda qui est en fait un long poème de célébration de l'amour et de la femme aimée. Mais cela était à signaler…

La Saison manquante s'ouvre sur un poème qui prévient le lecteur qu'il ne trouvera dans les pages qui suivent que sensations et impressions personnelles de l'auteur, mais "rien qui mérite / d'être gravé dans le marbre". Modestie, mais curiosité, qui prennent différentes formes. Les proses de Cercles de l'étonnement interrogent l'univers, l'existence, le rapport de l'individu au monde. Autant de questions qui restent sans réponse mais qui disent parfaitement l'absurdité de la vie car cette dernière n'a que le sens que lui donne l'homme concret par son action. Météo métaphysique va plus loin : Abdellatif Laâbi semble avoir trouvé, non une réponse à ses questions, mais une raison d'être à notre présence au monde ; à propos de l'univers, il écrit : "Son expansion / part de nous / Et de nous / tient sa raison / son étrange folie". Et dans Suppositions (une suite de poèmes commençant tous par ces mots, À supposer), rien ne vient conforter ce début de réponse, si ce n'est le dernier vers de la première strophe du troisième poème qui reprend le titre de l'ensemble "la saison manquante". Laâbi semble ainsi affirmer que notre existence est placée sous le signe du manque, et la deuxième strophe commence alors par ce qui est grammaticalement attendu : "L'utopie / serait dans son élément"… Reste alors à vivre, sans illusions…

Amour jacaranda mérite une explication préalable. Le jacaranda est un arbre qui a la particularité de fleurir deux fois, en début d'été et en début d'automne, ses fleurs sont d'un bleu violacé. C'est sans doute cette particularité qui donne son titre à la dernière suite de l'ensemble : "Une étrange floraison". Il faut dire que le jacaranda traverse toute cette seconde partie du livre. Faut-il penser que l'amour renaît toujours de ses cendres ? En tout cas, Abdellatif Laâbi fait un bilan de sa vie avec celle qu'il connaît depuis un demi-siècle. Poésie de célébration donc. Et peu importe si le lecteur trouve à l'occasion une certaine impudeur dans ces poèmes car c'est toujours émouvant. Abdellatif Laâbi ne cache pas les difficultés de la séparation (il fut emprisonné au Maroc de 1972 à 1980) : le seul moyen de communiquer avec la femme aimée était alors le courrier. Dans la section, intitulée Lettres, Laâbi ne regrette pas ce temps mais semble regretter le poids qu'avaient les mots dans une lettre. C'est ainsi qu'il note : "Et voilà qu'aujourd'hui / nous en sommes presque à bénir / l'époque qui nous fut si rude…" Mais le poète parle aussi de la joie de vivre simplement, de partager. La connaissance de l'autre passe par celle de la langue ; d'où un éloge du multilinguisme. De même l'éloge de la banalité revendiquée dans Fourberies du temps est-il à mettre en rapport avec le passé de révolte du poète et son emprisonnement. Abdellatif Laâbi aime à se fondre dans la foule la plus banale, il a le goût du jardinage ; mais ce n'est pas qu'il soit rentré dans le rang…

Simplement, pour reprendre les mots de Paul Éluard, c'est qu'il ne faut pas de tout pour faire un monde, il faut du bonheur et rien d'autre. Mais, voilà, chez Laâbi (comme chez Éluard) le bonheur n'est pas égoïste, il suppose le bonheur des autres.

 




Abdellatif Laâbi, le jardinier de l’âme

On serait tenté d'introduire au dernier livre d'Abdellatif Laâbi en affirmant qu'on ne présente plus ce grand monsieur du poème, cette grande voix humaniste ayant œuvré pour la paix entre les cultures, grand révolté, grand impliqué, grand indigné, grand traducteur, grand professeur, grand écrivain. Certainement n'aimerait-t-il pas l'emploi ni la répétition de cet adjectif. Qu'il nous permette.

Mais Abdellatif Laâbi nous offre avec Zone de Turbulences un chant à la hauteur de ses plus belles réussites, celles qui amenèrent le couronnement de son œuvre par le prix Goncourt de poésie en 2009.

Et, de fait, ce livre, d'une certaine manière, remet en perspective l'œuvre de l'homme. Zone de turbulences force à reconnaitre que chaque livre de Laâbi nous met en présence d'un poète que l'on doit présenter à nouveau tant les modulations de sa voix ajoutent des couleurs aux couleurs connues, des nuances aux cernes de lumière, une émotion renouvelée de poème en poème, comme une marche de la vie à la mort assumée à hauteur d'homme.

Abdellatif Laâbi est né en 1942 à Fès, au Maroc. Professeur de français, il fonde avec des poètes marocains la revue Souffles qui joua un rôle majeur dans la culture maghrébine des années 1966 à 1972. « Le projet de Souffles, écrit Jacques Alessandra, invitait à la redéfinition de la fonction sociale de l'écrivain, à la légitimité de la langue d'expression, à la rénovation technique de l'écriture, à la revalorisation de la culture nationale, à l'inflexion du cultuel vers le politique. » Le lecteur passionné pourra se rendre avec profit sur le site des archives de la revue : http://clicnet.swarthmore.edu/souffles/sommaire.html

Son combat pour la liberté d’opinion vaut à Laâbi d'être emprisonné à plusieurs reprises de 1972 à 1980. Il est assigné à résidence, puis s’exile en France en 1985. La même année, Jack Lang le nomme commandeur dans l'ordre des Arts et des Lettres.

« Mon premier choc, révèle Laâbi,  fut la découverte de l’œuvre de Dostoïevski. Je découvrais avec lui que la vie est un appel intérieur et un regard de compassion jeté sur le monde des hommes. »

La compassion, voilà le maitre mot, peut-être, de ce pas supplémentaire dans la vie, dans l'être, dans le poème, accompli par Zone de turbulences.

Tout commence par la douleur du corps, ce "continent",  douleur qui n'épargne pas l'homme qui a vécu, a résisté, s'est engagé au péril de sa peau, cette douleur qui, comme un vent du soir, s'abaisse enfin, se calme et ouvre la brèche par laquelle l'esprit du poète peut envisager de chanter.

Mais chanter quoi ?

Chanter pourtant, même s'il faut entamer ce chant précisément par ce qui semble lui faire défaut, vouloir l'en empêcher, l'atteindre. Car il s'agit sans cesse de cela et aujourd'hui comme jamais : ouvrir une brèche contre tout ce qui, méthodiquement, cherche à museler l'âme et l'homme, tout ce qui entend contraindre l'homme aux brouhahas, aux commentaires, à la réaction pulsionnelle en le privant de temps, de temps pour chanter et vivre.

La douleur calmée, c'est donc tout naturellement, tout généreusement que le poète s'engage dans le chant. Ce chant qui doit lui permettre de traverser sa "zone de turbulences". Et les poèmes alors égrenés définissent et subliment les turbulences en question, qui sont celles d'une vie responsable, souffrant dans son corps les maux infligés par l'humanité à elle-même, portant voix compassionnelle sur les travers et les souffrances, trouvant toujours le souffle pour consacrer la beauté dans les trésors insoupçonnés.

Et c'est alors au jardinier de l'âme que le poète s'adresse, à celui qui sarcle l'aire du dedans tant qu'il reste une respiration pour animer le corps et l'esprit. Car il s'agit, jusqu'au dernier instant, d'opposer au néant le ferment du verbe composé, de transformer l'antimatière informe et éphémère du chaos individuel en paysage augmenté d'amour.

Livre après livre, jour après jour, pas après pas et sans relâche, Laâbi est lui-même ce jardinier laissant entrer en terre le semis du poème.

Demain
n'est pas de mon ressort

Je ne suis
et ne saurais être
que le fils d'aujourd'hui
.




Abdellatif Laâbi, Le livre (extrait)

Ô jardinier de l'âme
as-tu prévu
un carré de terre humaine
où planter encore quelques rêves ?
As-tu sélectionné les graines
ensoleillé les outils
consulté le vol des oiseaux
observé les astres, les visages
les cailloux et les vagues ?
L'amour t'a-t-il parlé ces jours-ci
dans sa langue étrangère ?
As-tu allumé une autre bougie
pour blesser la nuit dans son orgueil ?
Mais parle
si tu es toujours là
Dis-moi au moins :
qu'as-tu mangé et qu'as-tu bu ?




Abdellatif Laâbi, Prélude

La douleur physique s'est calmée
Tu peux donc songer à écrire
sauf que tu n'as pas là
d'idée
ni même une vague intuition
de ce qui va donner des ailes aux mots
les inciter
à traverser ta zone de turbulences

Premiers signes :
dans les tripes
une rage mêlée de douceur
Un regain de désirs
sans objet pour le moment
Des accords tirés d'un instrument
féru de nostalgie
Des images muettes
couleur sépia
suggérant un lointain avenir

Présentation de l’auteur

Abdellatif Laâbi

Abdellatif Laâbi est né en 1942, à Fès. Son opposition intellectuelle au régime lui vaut d’être emprisonné pendant huit ans. Libéré en 1980, il s’exile en France en 1985. Depuis, il vit (le Maroc au cœur) en banlieue parisienne. Son vécu est la source première d’une œuvre plurielle (poésie, roman, théâtre, essai) sise au confluent des cultures, ancrée dans un humanisme de combat, pétrie d’humour et de tendresse.

Il a obtenu le prix Goncourt de la poésie en 2009, et le Grand Prix de la francophonie de l’Académie française en 2011. Parmi ses œuvres, publiées en majeure partie aux Éditions de la Différence :

  • L’œil et la nuit (2003), Le chemin des ordalies (2003),
  • Chroniques de la citadelle d’exil (2005),
  • Les rides du lion (2007),
  • Le livre imprévu (2010) ;
  • Le soleil se meurt (1992),
  • L’étreinte du monde (1993),
  • Le spleen de Casablanca (1996),
  • Les fruits du corps (2003),
  • Tribulations d’un rêveur attitré (2008),
  • Œuvre poétique I et II (2006 ; 2010).

Par ailleurs, les éditions Gallimard ont publié son roman Le fond de la jarre (2002 ; collection Folio 2010).

 

 

Textes

Abdellatif Laâbi

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