L'E.N.A. et la poésie
Adeline Baldacchino a fait l'ENA (promotion 2007-2009) ce qui ne l'empêche pas d'avoir publié de nombreux recueils de poésie. Le fait est d'autant plus remarquable qu'elle a un précédent illustre en la personne de Dominique de Villepin qui a intégré cette école en 1978 et qui a la réputation d'être poète sans que l'on puisse trouver ses recueils… Remarquable aussi dans la mesure où elle vient de publier en 2015 un essai sur ce prestigieux établissement dont elle ne dit pas que du bien et un douzième livre de poèmes…
La ferme des énarques.
C'est le titre de son essai qui fait tout de suite penser à La Ferme des animaux de George Orwell qui est une fable satirique critiquant le stalinisme. La couleur est annoncée, les énarques étant considérés comme de nouveaux apparatchiks qu'Adeline Baldacchino veut sauver, malgré eux, en proposant une réforme de l'École. Partant du constat (qu'elle maîtrise parfaitement) que les énarques, ont appris, non pas à trouver des solutions, mais à placer les problèmes sous le tapis (pour reprendre son expression), se servant allégoriquement de la fameuse statuette des trois singes (ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire), elle écrit ce réquisitoire, non pour souhaiter la suppression de l'ENA, mais faire des propositions de réforme de la formation suivie par ses élèves.
Que faire alors, s'interroge Adeline Baldacchino. Certes pas la Révolution, qu'elle assimile à la Terreur telle que vue par les ennemis de Robespierre. Si elle a le mérite de la franchise, elle n'expose pas les moyens à employer, de façon générale. Elle se fait sans doute des illusions sur l'État qui n'est que l'expression, à un moment donné, des rapports de forces et ce n'est pas en se réclamant de Michel Onfray -qui est tout sauf un intellectuel rigoureux : la préface qu'il a écrite pour Diogène, fragments inédits a soulevé de nombreuses répliques, toutes plus cinglantes les unes que les autres- et de son post-anarchisme qu'elle arrivera à convaincre le lecteur pourtant acquis à l'idée de changement. Les élèves qui intègrent l'ENA ont déjà suivi un cursus à Sciences Po où l'enseignement repose essentiellement sur l'économie et le droit. D'où la proposition d'Adeline Baldacchino d'introduire (ou de réintroduire) la culture générale et l'art du débat dans la formation dispensée par l'ENA. Le signataire de ces lignes (de formation littéraire et sociologique) ne peut qu'applaudir. D'où une deuxième proposition, à mettre en rapport avec sa remarque (exposée plus haut) sur les fonctionnaires de base : plutôt que de faire un stage en préfecture (par exemple) dans le costume du secrétaire général de la dite préfecture ( ! ), il vaudrait mieux envoyer l'énarque en stage sur le terrain, au plus près des préoccupations sociales, ou syndicales : ils pourraient ainsi constater de visu le résultat des politiques décidées par les énarques ou par les ministres qu'ils ont conseillés… Une troisième proposition est marquée par le coin du bon sens : se spécialiser en début de seconde année pour éviter le saupoudrage des connaissances… Mais il faut s'arrêter : une telle énumération risquerait d'indisposer le lecteur… D'autant plus qu'il y a encore bien des choses à relever comme le plaidoyer d'Adeline Baldacchino pour la relance, la croissance du pouvoir d'achat, le keynésianisme, l'intervention de l'État dans l'économie… Ce sont là des concepts hétérodoxes (ou du moins étrangers à la vulgate du moment) ! Si elle répète à l'envi l'expression "sculpter le réel" à tel point que ça en devient presque une incantation dont on ne sait trop ce qu'elle recouvre, on se demande ce qu'attendent les politiques pour confier à Adeline Baldacchino une mission pour réformer la formation à l'ENA… Mais le pouvoir étant ce qu'il est, ce n'est sans doute pas pour demain. Sauf si les citoyens s'emparent de cette idée... Adeline Baldacchino a écrit La Ferme des énarques non seulement pour faire ses propositions quant à une autre formation à l'ENA, mais surtout pour lutter contre l'ascension du FN. Cependant, face aux Madoff, face aux Buffet et autres thuriféraires du profit libre et sans entraves, dont les politiques de droite et de gauche qui se succèdent aux affaires sont les complices, il importe de supprimer le capitalisme, si c'est encore possible. À lire Michel Onfray qu'elle cite longuement et qui déclare que l'autre gauche qu'il appelle de ses vœux se situe entre "éthique de conviction responsable et éthique de responsabilité convaincue. Elle veut ici et maintenant produire des effets libertaires. Son souci n'est pas de gérer le capitalisme, comme la gauche libérale, ni de briller dans le ressentiment et les mots sans pouvoir sur les choses, comme la gauche antilibérale, mais de changer la vie dans l'instant, là où l'on est" (p 208), on serait tenté de dire "chiche" ! Mais le grand chantier idéologique du XXI ème siècle sera l'articulation entre le communisme dit officiel et le communisme libertaire, faute de quoi rien ne changera en ce monde. Entre transformer le monde et changer la vie... C'est donc un pari osé que fait Adeline Baldacchino, sans même être certaine qu'il existe une justification universellement valable à ce pari. En l'état, La Ferme des énarques est une pièce à verser au dossier du changement plus que jamais nécessaire.
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33 Poèmes composés dans le noir (pour jouer avec la lumière).
… avant de se retrouver à l'ENA ! D'ailleurs son essai sur la formation des énarques est émaillé de nombreuses références aux poètes (Rimbaud, Whitman, Éluard, Césaire, Char, Aragon pour ne citer que ceux-là). Aussi ne faut-il pas s'étonner que paraisse un recueil de poèmes presque simultanément à son essai dont il est question plus haut…
Ses 33 poèmes composés dans le noir font, dès le titre, penser aux 33 sonnets composés au secret de Jean Cassou (parus sous le pseudonyme de Jean Noir…). Il n'est pas jusqu'à la présentation (qui accompagnait l'édition clandestine de 1944) de François la Colère (un pseudonyme qu'Aragon utilisa pendant la Résistance) qui ne rappelle le goût d'Adeline Baldacchino pour la poésie, Aragon dont elle disait, dans son article de Faites Entrer L'Infini, ce qu'il représentait pour elle, en 1998, dans la poésie contemporaine : "c'est pour moi Aragon, pas grand-chose après, pas grand-chose au-delà"… D'ailleurs dans La Ferme des énarques, Char, Aragon, Éluard (qui furent des Résistants) traversent fugitivement quelques pages… Si Adeline Baldacchino écrit : "Je n'ai pas l'outrecuidance de croire que l'on devient résistant en lisant un poème d'Aragon" (p 138 de cet essai), elle semble particulièrement marquée par la poésie de la Résistance. Mais je n'écris pas ces lignes pour faire savant, mais simplement parce qu'elles éclairent singulièrement la poésie d'Adeline Baldacchino telle qu'on peut la découvrir dans les 33 poèmes composés dans le noir.
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Il faut lire ces deux livres qui ne sont pas de tout repos pour l'abîme de réflexions dans lequel on est plongé. Que l'on soit d'accord ou non sur tous leurs aspects, ou quant aux propositions d'Adeline Baldacchino, peu importe, car ils appellent la discussion. Au lecteur alors de faire usage de sa liberté critique…
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Note
1. Paru en 2013 aux éditions Michalon.
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Adeline Baldacchino, La Ferme des énarques. Éditions Michalon, 230 pages, 17 euros.
Adeline Baldacchino, 33 poèmes composés dans le noir. Éditions Rhubarbe, 80 pages, 9 €.
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«Pierre et Ilse GARNIER : le monde en poésie». Catalogue de l'exposition.
sur l'influence qu'eut l'œuvre de Nietzsche sur Pierre Garnier. Giovanni Fontana analyse «Tristan et Iseult» de Pierre Garnier…
Mais je ne dirai rien des Cabotans, de Francis Edeline, ni de la poésie numérique présentée par Martial Lengellé, ni des contributions d'Eugen Gomringer et de celle d'Eduard Ovcacek : c'est pourquoi il faut se procurer et lire ce catalogue !
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Note
1. Ouvrage publié sous le même titre, Presses de l'Université d'Angers, 2001, 570 pages (hors annexes).
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1 est sans surcoût pour l'acheteur. Mais je m'éloigne des recueils de Laurent Grisel !
Au-delà des différences de formes, la poésie didactique, qui remonte à l'Antiquité gréco-latine, est un "genre" où l'auteur transmet des connaissances précises dans un certain domaine. Il n'est pas question ici d'entrer dans le détail des nuances qui ont marqué le point de vue des spécialistes au cours des siècles. On peut reprendre cette remarque, trouvée dans une célèbre encyclopédie en ligne : "Un auteur de poésie didactique affirme généralement sans équivoque ses intentions poétiques. En effet, la poésie didactique se différencie de la prose du même type par le fait que l'auteur affiche distinctement une volonté de faire de la poésie en même temps ou même avant d'enseigner à son élève au point que, souvent, les lecteurs ne s'attendaient pas à ce que l'auteur maîtrisât à la perfection le domaine qu'il voulait enseigner". Si l'on trouve des traces (et plus) de cette poésie dans l'histoire de la littérature française jusqu'à la fin du XIXème siècle (siècle où elle ne fait que survivre), depuis le début du XXème, le "genre" est peu illustré. Laurent Grisel renoue avec cette tradition dans Climats qui mêle informations scientifiques et lyrisme : le lecteur de poésie appréciera des vers comme "la fenêtre est ouverte / l'air est la lumière". Mais les informations scientifiques sont glaçantes de vérité, elles font craindre le pire. Et ce n'est pas la récente conférence parisienne qui va faire disparaître ces craintes ! Laurent Grisel s'est parfaitement documenté, le lecteur ne maîtrise pas toutes les informations exposées, mais c'est convaincant. Laurent Grisel ne se contente pas de dénoncer l'incurie et l'aveuglement des politiques, et leur malhonnêteté (la page 54 du recueil est exemplaire), mais il ne manque pas de lucidité en dénonçant la propriété privée des moyens de production et d'échange. Faute de s'attaquer à cette dernière, rien ne sera résolu car la soif de profits rapides des maîtres du monde et de leurs laquais élus (ou non) est sans limites. L'exemple des brevets (voir les agissements de la firme Monsanto dont on ne parle pas assez !) est éclairant : entre la brevétisation du vivant et la "culture" paysanne, mon choix est fait. Climats est une heureuse découverte pour son retour à la poésie didactique, en rapport avec l'actualité…
Un hymne à la paix (seize fois) se présente de manière différente mais c'est toujours la même volonté du poète d'enseigner, la paix cette fois. Cet hymne se présente comme un dialogue répété seize fois entre un Homme, une Femme, un Bourreau et la Justice. L'allégorie symbolise ici le didactisme. Seize fois car ces poèmes correspondent aux seize manuscrits peints d'Anne Slacik… Laurent Grisel multiplie les moyens de diffusion de ce poème (car il s'agit plus d'un poème que de seize textes) : livre imprimé (la présente édition de publie.net est la deuxième, Rüdiger Fischer l'a publié en bilingue en 2010 à ses éditions Verlag Im Wald, des extraits sont parus dans différentes revues tant en ligne que papier et même en italien), livre numérique mais aussi représentations et lectures publiques). Se battre pour la paix est toujours d'actualité, et il faut se souvenir de Gabriel Celaya qui écrivait "La poésie est une arme chargée de futur".
Place pour terminer à Celaya : "Poésie pour le pauvre, poésie nécessaire / Comme le pain chaque jour, / Comme l'air que nous exigeons treize fois par minute, / Pour être et tant que nous sommes donner un oui qui / Nous glorifie" ou encore "Je maudis la poésie conçue comme un luxe / Culturel par ceux qui sont neutres / … / Je maudis la poésie qui ne prend pas parti / Jusqu'à la souillure"… Laurent Grisel s'inscrit dans cette lignée.
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Note.
1. Voir le site www.publie.net à l'article la maison d'édition.
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