Quels aspects de son œuvre avez-vous explorés ? Quels livres à son sujet et pourquoi ?
J’ai exploré son œuvre à partir de la notion de Tout-monde. Dans le Tout-monde – un monde où les êtres humains, les animaux et les paysages, les cultures et les spiritualités sont en connexion mutuelle –, les phénomènes linguistiques et les événements musicaux sont parallèles : face à la tragédie mondiale des langues menacées de disparition, Glissant en appelle à davantage de solidarité, pour protéger la diversité des langues et des dialectes. Un patois local ou une langue régionale (le breton en France, le zazaki en Turquie, le kabyle en Algérie, le tibétain en Chine, le navajo aux États-Unis…) manifeste une sensibilité, incarne une mémoire et enrichit le monde. Contre la domination monolithique, Glissant écrit « en présence de toutes les langues du monde. Beaucoup de langues meurent aujourd’hui dans le monde […], je ne peux pas écrire ma langue de manière monolingue ; je l’écris en présence de cette tragédie, de ce drame ».
J’ai donc beaucoup travaillé les livres de Glissant liés au langage, comme son livre intitulé L’imaginaire des langues. Avec Glissant, on comprend que la hiérarchie des langues est une impasse, toutes les langues se valent. Et ce qui se joue sur le plan culturel et linguistique, au niveau de l’oralité et du vocable, se retrouve également sur le plan musical. Parler et chanter se rejoignent souvent d’ailleurs, dans la poésie orale par exemple : on le voit avec la chanson des troubadours, les traités poétiques de Dante, Pétrarque ou Boccace. Et l’histoire plurielle de la musique, je propose d’appeler ce processus le Tout-musique.
De la rumba congolaise à l’aléké guyanais, du maloya réunionnais au kuduro, rap, slam et hip-hop angolais, les musiques participent d’une conscience politique et mémorielle, elles incarnent le passé et le présent des luttes et des engagements.
Face à la mondialisation standardisée, Glissant invite à la mondialité qui partage et réunit les différences. La question du Tout-musique signifie élargir l’intérêt et prêter attention aux musiques existantes, présentes ou passées, insoupçonnées ou situées en « devenir mineur ». Il faut redécouvrir et explorer sans cesse des musiques inconnues ou oubliées. Ne pas le faire, c’est prendre le risque que les musiques, ou les langues, disparaissent.
Cette perspective conduit à emprunter les chemins artistiques de traverse, vers des rencontres musicales inédites, créations originales ou phénomènes de créolisation, au sein du Tout-monde des arts et cultures. Cela permet aussi de comprendre par exemple comment les chants des anciens esclaves malgaches ou africains inspirent l’imaginaire de la révolte et de l’insoumission jusqu’au groupe Delgres ou la rappeuse Casey. Cela permet enfin de retrouver la philosophie spirituelle et poétique inscrite dans la création musicale.