Questionnements politiques et poétiques 6 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Amelia Rosselli, Corrado Govoni

Suite. Episodes précédents : Questionnements politiques et poétiques 5, Questionnements politiques et poétiques 4, Questionnements politiques et poétiques 3

 

Questionnements politiques et poétiques 6

 

Il y a dix ans – mais que cela semble loin, au vu de la vie parisienne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dramaturge Maurizio Scaparro et d’un certain nombre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aussi à l’Institut Culturel Italien de Paris) fut organisée une série de rencontres, lectures, débats autour de la poésie et de l’écriture dramatique italiennes au XXème siècle juste alors écoulé. Occasion aussi de diverses dégustations plus terrestres, hélas impossibles à ressusciter ici, en un temps où le Slow Food (invention piémontaise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en proposons ci-après une toute petite trace, telle que retrouvée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces intervenants (et donc éminemment partielle et sans doute partiale… pour qui en aurait conservé son propre souvenir). Où, avec un détour surprenant par la Belle Époque – mais un précédent épisode de cette rubrique ne portait-il pas sur Pascoli et son formidable Gog et Magog au tournant du siècle ? – nous pouvons bien toucher du doigt l’implication éminemment politique de la poésie la plus exigeante au plan linguistique et littéraire. Tel était le sens d’une présentation par Edoardo Sanguineti, dont nous n’avons pas réussi à retrouver la trace, mais que ses nombreux écrits engagés laissent imaginer sans peine. (Telle aussi l’intention des extraits théâtraux, dont il ne sera pas fait état). Et déjà en 2003 Giovanni Raboni avait, dans des circonstances semblables, essayé de faire mieux connaître cette littérature foisonnante de l’autre côté des Alpes. À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « rentrée littéraire » occupe l’essentiel des médias culturels, comme chaque année désormais – pendant que nombre d’écrivains et en particulier des poètes cherchent en vain un éditeur digne de ce nom…

Cela étant redit, et écrit noir sur blanc, sans animosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une certaine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papier, en France, les textes d’un certain nombre d’auteurs étrangers considérables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aussi répandue que l’anglo-saxonne par exemple. Citons encore Pascoli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des proses-récits des émouvants Ricordi, racconti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserver l’environnement en économisant les ressources premières nécessaires à la fabrication du papier, doit-on supposer, est tout à leur honneur. Les publications en ligne, après tout, sont faites aussi pour pallier la frilosité de ces vertueux et prudents opérateurs.

Pour des raisons d’espace et de lisibilité, cet ensemble est présenté aujourd’hui en plusieurs épisodes. Il complète, en quelque sorte, l’anthologie Amont dévers qui a également paru ici entre 2016 et 2019

Amelia Rosselli

 Le temps peut s'arrêter...

Le temps peut s'arrêter en bien
ou en mal ; il frissonne impertinent
de toute sa large bouche obscure, ou s'arrête
et hurle qu'il en a assez : de
cette belligérance.

Le Temps n'est pas un ventre ; c'est un croc
qui sourit sagement ou persifle
pendant que tu sers son maître, le cœur
brisé.

Le Temps coud et raccommode ! et demande
dans ton rapide, brisé penser
pourquoi tu as laissé la confiture
se gâter ? Je ne suis pas un croc dit
le jongleur, le Temps ne s'arrête pas pour moi
dit le poissonnier ; le tout est
le tout, le Temps est le Temps, bouté hors
des ciels.

Une perle, un sacrifice, un psalmodier
reportages de morts... Je ne suis pas un jongleur
cria le poissonnier, ma main
ma tête, chantent que le temps a
tous ses frissons coordonnés avec le Temps.

Onze chevaux allaient cueillant des mûres
pensant qu'ils deviendraient
vieux, mais le Temps, lui, était assis et
cousait, sans égards pour leurs
larges bouches ouvertes, leurs cavernes
qui désiraient davantage.

Commencèrent onze courses, la "free
lance" pensée vieillissait encore : le Temps
était assis encore pensant, qu'il ne
vieillirait jamais. Accidents indéfinis, paradis
aigris - tous sont dans les bouches
des chevaux, dans leurs ventres terrorisés.
Le Temps-pensant cadra le trou
le Temps-soucieux cherchait à devenir
vieux. Le Temps-assis se collait
à sa place : il n'y avait bataille plus terrifiante
que celle qui était mienne.

J'ai accroché le Temps : il est assis
cueillant des mûres collé à sa
place : mais des cris brisés glissent
de la bouche : le Temps n'a pas de frissons
n'a pas d'autre lieu que la terre !

Puis nous marquerons le Temps, qui
devint énorme beaucoup, portant des barils
à la terre déserte, ou transformant
les carottes en raves, ou différemment
occupant son âme désintéressée. Le Temps
n'a pas de butins ! il peut devenir
vieux, n'était pour mes butins,
qui partagent le total.

Des raves à gorge déployée sourirent :

n'es-tu pas préparée pour
la bataille encore ? Ta flèche est-elle si
légère ? L'encombrante nature
restituera le vol : tu mourras,
et deviendras forte, fumant des fournitures
ou autres maux.

Qui fumant des plats d'argent, creusèrent
leurs fosses légères assez pour
mener droit à ce paradis
où le Temps n'a aucun tort, ni
ornières pour t'agripper. Et encore
pendant que ton sourire blesse, avec
un vouloir de pleurs, qui mène la chanson
une misère brodée de blanc
Temps, plus moëlleux que la grâce
de mon ventre, son faire en te trop-faisant,
pendant que tu te dresses fort.

 

(Il tempo può fermarsiauto-traduction it., de : "Sleep"  
une version aussi dans le Nouveau recueil) 

 

 

 

Amelia Rosselli dice Amelia Rosselli (gitz6666).

 

∗∗∗

Et aussi, proposé par Edoardo Sanguineti :

Corrado Govoni

 

souffle d’éventail

 

Près d’un canal une fillette triste
aux yeux en amande, fleurs de lotus,
suavement désenfile de son koto
des sons comme grains d’améthyste.

L’aube, de ses mains ornemanistes
teinte avec soin le paysage inconnu
et le soleil surgit pareil à un ex-voto
bordé de filets violacés-bistres.

Des boqueteaux de graciles arbustes
frémissent tous d’ignorés oiseaux,
semblables parfois à des piverts ;

et c’est un matin paisible et clair
presque comme les aubades d’Outamaro,
le peintre dit des Maisons vertes.

 

 

 

crépuscule sur le Pô

 

Comme un fruit mûr tombe le jour.
Du pont qui enjambe le fleuve sonne un cor.
Avec un fracas de cascade élevée
un train perce le vide sur la voie ferrée.
Les bruits par le silence sténographe
s’effacent comme figures d’un cinématographe.
Le vent travaille ses gammes de flûtiste.
Le ciel est prompt autant qu’un transformiste.
L’eau qui court court à la mer
se teint le visage de lilas crépusculaire.
Dedans, les maisons mirent à la rive
leur image qui semble fugitive.
Dans une barque pleine de légumes
pendant que les maisons de lumières s’allument,
une femme avec un éventoir mangé aux mites
pousse le feu sous sa vieille marmite.

 

          De :  “les feux d’artifice

 

                            1

            Promenade romantique

 

Un trio de sœurs scrupuleuses
se sont assises parmi les roses.
En chemin ont mangé du massepain
et des figues fraîches sur du pain,
et ont cueilli des primevères
à enfiler dans leurs livres de prières.
Elles font la sieste dans la cour pavée
d’un château rouge tout déchaussé,
près d’une petite grange
où une jeune enfant doit s’appeler Solange.
– Ah, si nous avions cette belle vachette,
qui fait si bien du lait! Et cette courgette
Dieu sait comme elle doit être bonne frite! –
Sais-tu sais que tu pèches par désir ? Chut!
Allons plutôt visiter les salons
du château! Sur les marches attention! –
Les couloirs sont pleins de cadres écaillés
et de lambeaux d’étoffes bariolées.
Une pièce contient une cage à araignée
et des bouts de miroir encore argentés.
La plus jeune des sœurs hors piste
en cache deux dans son mouchoir de batiste,
tout heureuse. Un chat-huant s’enfuit
par le plafond. En bas dans le pré ça mugit.
– Regardez, une perruque! – Jette-la donc,
elle peut te faire avoir des boutons! –
Les heures doucement descendent la pente du Carmel
du jour comme des brebis à la blanche laine.
Dans la chambre la plus solitaire
poussière et mouches ont tant vicié l’air
que les sœurs pour pouvoir mieux respirer
ouvrent une fenêtre sur les prés-salés.

 

 

                             2

             Crépuscule ferrarais

 

Le minou s’étire sur le rebord
en bâillant dans la vitre à miroir.
Dans la marmite de terre moussue
le géranium ouvre ses fleurs embues.
Le rideau de la chambre étale
ses roses de fine percale.
Les portraits qui savent tant d’histoires
sont disposés en éventail de mémoires.
Dans le calme plat de la psyché ornée
la lampe semble un navire coulé.
Sur le toit d’une proche maisonnette
au bout d’une perche une girouette
agite ses ailes comme un oiselet
pris par les pieds dans un lacet.
Très haut, en l’air, depuis les remparts
cabriolent des cerfs-volants pleins d’art.
Les hirondelles murmurent dans les nids.
Un grillon au jardin fait son cricri.
Le ciel enferme dans un filet d’or
la terre comme un insecte chanteur.
Parmi de jaunâtres écumes, dans la glace
la pieuvre de la lampe remonte à la surface.
La tristesse s’appuie contre un accoudoir
pendant que les églises bercent le soir.

                                                                               (1905)

 

Corrado Govoni, Il Palombaro (Symphony DSCH).

 

air de danse en mélancolie

 

La vendange du couchant fait don à la verrière
du dernier ambré grappillon crépusculaire ;
le ciel inaugure sa palpitation d’étoiles
comme une immense géométrie de neige.
Deux blanches colombes qui roucoulent sur la gouttière
font croire un instant à l’âme qu’elle est comme au jour de la première  communion ;
ma joie est une marmotte qui danse sans excitation
sur l’épaule d’un savoyard qui fait pleurer sa vielle.
L’ombre compatissante avec son voile noir
s’assied au chevet de ma tristesse,
essayant de me consoler avec des mots de gentillesse
que la pendule dément de son déni sans espoir.
L’ampoule nue en frissonnant rince
sa maigre virginité dans le miroir comme en un flot profond,
pendant que des fleurs essuient la sueur de sang de leur front
dans le suaire charitable de l’eau.

 

 

 

                 Automne

 

Ô triste vent!
Voltigent comme des volants
les fruits ailés des samares.
Entre les arbres le froment
s’étend au loin très loin
comme une verte neige d’astres.
Les oies en triangle s’en vont
en nombre pair
vers les marais.
Adieu beaux nuages klecksographiques!
Adieu beaux couchants de cinabre!
Crissent sous les pieds
les petits obus des glands
(pensez au fils prodigue!).
Un triste refrain siffle sur ta lèvre.
Adieu belles nuits cryptographiques!
Et le sommeil qui ne vient plus...
Oh mais quand tu seras là>
et mettras entre les draps
des bouquets odorants de lavande!

 

 

 

 

Corrado Govoni, La Trombettina (Alamano Capecchi).

                   

beautés

Le champ de blé n’est si beau
que parce qu’il y a dedans
les fleurs de coquelicot et de vesce ;
et ton pâle visage
parce qu’il est tiré un peu en arrière
par le poids de ta longue tresse.

 

 

 

                       le soleil

 

Pendant que les bœufs labourent la terre luisante et brune,
énormes incertaines choses blanches tombées de l’œuf de coton de la lune,
saluée par les rauques coqs tôt réveillés
et saluée par les fouets des charretiers
qui claquent fort parce qu’imbibés de gouttes
rassemblées dans la nuit le long de la musicale route,
entre les peupliers, éternels inquiets pâles, elle est douce ta basse face
ronde de saine joie, brillante de grenache.

 

 

 

 

matin avec colombe imposée

 

“Colombe qui as les ailes d’argent”
ô colombe qui éveilles la lumière
avec tes ailes d’ange lascif
et apprends comment roucoule des mots
d’amour le vent aux feuilles et à l’herbe
“colombe qui as les ailes d’argent”
tu as les pattes fleuries de corail
et tu entraînes des colliers de sanglots
recouvrant de pudeur la rosée
tu gonfles l’ardoise de tes lisses plumes
tu emportes le toit roucouler au paradis
l’anneau de ton col est pour la terre le soleil
est une plume que murmure la mer
“colombe qui as les ailes d’argent”
colombe cendrée
tes pattes sont imprégnées d’aurore
de tes sanglots est enflé le matin
ô colombe qui détaches la lumière du chéneau
et la tapes et la fais vivre et la lances
avec un battement d’aile blonde
éternelle assoiffée d’amour colombe
martèlent la soif les cigales
pour toi de courageuses femmes nues
brilleront pour toi des gués limpides
“colombe qui as les ailes d’argent”
si dans le trèfle glapira le renard
dénonçant la lune parmi les fougères
qui cache ses fautes nocturnes
“colombe qui as les ailes d’argent”.

 

automne

Je suis tout épuisé
par le dur labeur solitaire
d’extraire la lumière chaude d’une femme
qu’elle ne s’écoule pas en pleurant
me glaçant pieds mains et cœur
hors de toute cette boue aqueuse alentour
fervent malchanceux inepte
pendant qu’un sein riait parfait
et que de la fraise brune du mamelon
j’ôtais le dernier petit nœud
l’autre restait laid et aveugle
comme une petite noix de coco
glorieusement nue était une jambe
mais l’autre était enserrée
dans une atroce jupe
de chiffons de lanternes ferroviaires
les yeux étaient deux pures aigues-marines
mais le lièvre barbarement tué
par moi avec la crosse du fusil
se vengeait sur sa bouche
inébranlable à l’horreur de mes baisers
à me faire sombre déçu dans le sang
par les verres d’hiver filé
avec mon visage de poisson asséché
annoncée par les coqs
de nausée des fanaux
je t’attends comme une aube sale ô brume.

 

 

 

le roitelet

 

En haut, en bas, il va et vient toujours inquiet,
fouille et becquette parmi les ronces :
ici une graine, là une goutte et une feuille
sans que de manger il ait très envie,
sans savoir s’il vole ou s’il marche.
Il ressemble aux filles les plus vives :
on ne les arrête qu’avec des baisers.

 

Corrado Govoni, La primavera del mare, voce di Karl Esse (Sergio Carlacchiani).

 

* * *

 

La pluie est ton habit.
La boue est tes souliers.
Ton fichu est le vent.
Mais le soleil est ton sourire et ta bouche
et la nuit des foins tes cheveux.
Mais ton sourire et ta peau chaude
est le feu de la terre et des étoiles.

 

 

 

Trad. de l’italien : J.-Ch. Vegliante 

 

Présentation de l’auteur

Amelia Rosselli

Amelia Rosselli (Paris, 28 Mars 1930 - Rome , 11 Février 1996), poète italien qui a fait partie de la "génération des années trente", avec quelques-uns des noms les plus connus dans la littérature italienne.

Née à Paris, fille  de Carlo Rosseli ayant fui le fascisme, théoricien du socialisme libéral, et Marion Cave, militante du Parti du Travail de la foi quaker. 1940, assassinat de son père et de son oncle aux mains des milices fascistes en France (1937).

Les Rosselli s'installent d'abord en Suisse , puis aux États-Unis. Amelia Rosseli termine ses études à l'étranger.

Dans les années 40 et 50, elle se voue à la théorie musicale, ethnomusicologie et de la composition, la transposition de ses recherches dans une grande série d'essais. En 1948 elle commence à travailler comme traducteur de l'anglais vers plusieurs maisons d'édition de Florence et de Rome et de la Rai. Elle continue à se consacrer aux études littéraires ainsi qu'à la philosophie. En 1950 , elle rencontre l'écrivain Scotellaro, qui lui présente ensuite Carlo Levi. Puis les artistes qui ont par la suite donné naissance à "l'avant-garde du groupe 63".

 

Amelia Rosselli

Dans les années soixante, elle rejoint le PCI et commence à publier ses écrits principalement dans les magazines, attirant l'attention de Zanzotto , Raboni et Pasolini .

En 1963 , elle publie dans "Les Fausses" vingt à quatre poèmes. L'année suivante, parait son recueil de poèmes, "la guerre Variations", publié par Garzanti , et en 1967 la collection "Série hôpital." En 1981 parait "Impromptu", un long poème divisé en treize sections.Plusieurs de ses histoires en prose ont été publiés en 1968 sous le titre "Journal terne".

Deux longues maladies et la mort de sa mère la plongent dans une dépression nerveuse. Elle n'a jamais accepté ni le diagnostic de schizophrénie paranoïde qui a été donné par un certain nombre de cliniques en Suisse et en Angleterre, ni celui de la maladie de Parkinson.

Figure de l'écrivain multilinguiste, elle tente de combiner l'utilisation de la langue et l'universalité de la musique. Elle a vécu les dernières années de sa vie à Rome, à son domicile dans la Via del Corallo, où elle se suicide le 11 Février 1996 pour des raisons liées à la dépression sévère

Autres lectures

Impromptu, d’Amelia Rosselli

En une matinée romaine de 1979, Amelia Rosselli trouve soudain la force de briser le mur de silence qui l’enserre depuis des années (« questo / mio muro d’un più alto [...]

Présentation de l’auteur

Corrado Govoni

Corrado Govoni (né le 29 octobre 1884 à Tàmara, une frazione de la commune de Copparo, dans la province de Ferrare, en Émilie-Romagne et mort le 20 octobre 1965 à Lido dei Pini, une frazione de la commune d'Anzio, dans la province de Rome, dans le Latium) est un écrivain et poète italien.

Poèmes choisis

Autres lectures




Amont dévers — une anthologie poétique (4) : La poésie, le disparaissant…

 

 

Nous savons que le mot « rose » peut éveiller, mieux que sa savante description, au delà même de sa « réminiscence » plus ou moins sentimentale, la surprise neuve de « l’absente de tous bouquets ». C’est que sa « presque disparition vibratoire », le quasi-mutisme du mot – conformément ici à l’étymologie – va (re)créer une réalité différente, immatérielle et efficace pour qui veut bien la lire, agissante, plus durable enfin que les êtres et les objets caducs qui nous entourent et parfois nous rassurent. Le poème « fait » (réalise), dans tous les sens, précisément ce qu’il « dit » (énonce) : souveraine présence au monde alors, que son énergie interne continue de soutenir. De ranimer pour chaque nouvelle lecture. Il est, affirmait déjà Dante Alighieri, une pure invention, une fiction, certes, mais construite, fabriquée, forgée (poïta) avec musicalité et suivant les règles esthétiques (alogiques) du langage : « fictio rhetoricâ musicâque poïta » (De Vulgari Eloquentia, II, iv, 2). Touchant donc à l’action, et même à l’action future « en avant » (Rimbaud), que l’on pourra reconnaître ensuite sans l’avoir jamais rencontrée ni conçue. « Je suis une flamme qui attend », écrivait Palazzeschi en 1910, alors que la folie guerrière couvait déjà. Fragile action, compromise parfois par l’ivresse du jeu, mais jamais abolie ; du moins lorsque l’invention est soutenue par l’enérgeia et le rhuthmós, ces ingrédients internes pour une « présence » manifeste – que la traduction (texte de destination) s’efforce non pas de singer, de réinventer à sa manière. 

 

-       La poésie, le disparaissant…

 

 

 

                           (Ballade) 

Ah larmes, ah douleur :
la vie passe et se dissout et s’enfuit,
comme glace aux chaleurs.
    Toute hauteur s’incline et rend à terre
tout solide soutien ;
tout royaume puissant
en paix enfin tomba, grandi en guerre,
et comme rais l’hiver ternit, et meurt
la gloire des splendeurs.
    Et comme alpestre rapide torrent,
comme un éclair soudain
en nocturne serein,
comme brise, fumée ou dard filant
s’envole renommée, et chaque honneur
semble fragile fleur.
    Qu’espère-t-on, qu’attend-on désormais ?
Après triomphe et palmes
ne reste plus à l’âme
que deuil, plaintes et larmes désolées.
De quoi sert l’amitié, de quoi l’amour ?
Ah larmes, ah douleur.

                                           T. Tasso, Torrismondo [1586]      

 

 

 

      Horloges à roues, à poussière et à soleil

Celui qui vole et trahit la vie des autres,
le voilà tournant, condamné sur cent roues ;
lui qui transforme les hommes en poussière,
d’un peu de poussière on le mesure et noue.

Et s’il assombrit de ses ombres nos jours,
lui-même au soleil en ombre se résout ;
apprends par là, mortel, comment sur la terre
dissolvent toutes choses Temps et Nature.

Sur ces roues-là il triomphe et il glisse ;
de sa poussière il voudrait t’aveugler ;
et parmi cette ombre il médite ta perte.

Sur ces roues-là il torture tes pensées ;
dans sa poussière il inscrit tes délices ;
parmi cette ombre, ombres de mort il verse.

                                                  Giovan Leone Sempronio, La Selva poetica (1633)

 

 

 

 

             Stabat nuda aestas

En premier j’entrevis son pied mince
glisser sur les aiguilles sèches des pins
où bouillonnait l’air avec un grand
frisson, comme une flamme blanche diffuse.
Les cigales se turent. Plus rauques
se firent les ruisseaux. À foison
la résine suinta par les fûts.
Je reconnus le serpent à son odeur.

Dans le bois d’oliviers je la rejoignis.
J’ai vu les ombres bleuâtres des rameaux
sur le dos sinueux, et les cheveux fauves
onduler dans l’argent de Pallas
sans un bruit. Dans les chaumes, plus loin,
l’alouette bondit du sillon fauché,
l’appela, l’appela par son nom là-haut.
Alors moi aussi je dis son nom.

Je la vis se tourner, vers les oléandres.
Elle entra comme en des moissons brunes
au milieu des joncs, vivement refermés.
Plus loin, vers le rivage, parmi la paille
marine, un faux pas lui fit tordre le pied,
tomber étendue entre le sable et l’eau.
Le couchant moussa dans ses cheveux.
Immense elle parut, nudité immense.

                                           Gabriele D’Annunzio, Alcione, 1903 (une version

                                                          légèrement différente dans Po&sie 56, 1991)  

 

 

 

              Le port enseveli

                                       Mariano, 29 juin 1916

Là parvient le poète
puis il retourne à la lumière avec ses chants
et les disperse

De cette poésie
me reste
ce rien
d’inépuisable secret

 

                                              G. Ungaretti, Il Porto Sepolto, 1916

 

 

 

 

Mais c’est vrai pourtant qu’aux vieux,
dépouillés de la beauté,
reste ce signe, dans l’âme,
de son rapide apparaître
et disparaître, ce sillon de chose
qui a été, qui saigne encore,
lourde, dans la conscience ;
mais qui, goutte à goutte, ensuite
va lentement s’enfonçant dans une presque,
dans une presque rancœur
de blanche innocence…

                                           C. Betocchi, Poèmes épars [1965-70]    

 

 

 

 

 

Le froid ça fait peur et le sang aussi
la mer a des sources empaillées dans la secrète
splendeur de son écroulement : le froid
ça fait froid et le chaud ne se montre pas pour
trahir ses camarades.

Esseulé le froid adore la chaude
saison mais sévèrement est interdit de se crever
par les choses basses et c’est pourquoi éclairante
se fait la ressource du pauvre : tamiser
l’univers en vue d’un repas.

J’ai froid aujourd’hui et je ne sais pourquoi dans le
cœur se tamise une nouvelle aptitude :
celle de s’en ficher du lendemain : mais
il n’est pas vrai que le lendemain soit sûr
et il n’est pas vrai que l’aujourd’hui est calme.

                                                                Amelia Rosselli, Documento, 1976    

 

 

 

                       Morts

J’ai écrasé des herbes plutôt tendres,
j’ai livré passage à des voix diverses,
et j’ai vu
avec quel sacrifice nous peuplons nos corps
et nos pas qui diminuent.
Attirés par quelques mots et insouciants
comme si nous étions déjà les autres parmi eux,
comme si nous étions loin
de tout avertissement et de toute étreinte. 

                                                  Nicola Ghiglione, Ritmi (éd. F. De Nicola, 1983)     

 

 

 

 

             La voix des ancêtres

 

1.

Le soleil d’hiver fait obstacle au chant
qui se brise contre sa barrière
tiède. Comme dans le désert tu attends
la nuit glaciale, c’est du froid
que renaissent les chants assoupis
dans le tiède hiver de Rome.
Comme du désert dans le froid
avant la nuit se chuchotent des chants
plus hauts peu à peu, miaulements
sur les violons des femmes.

28.12.1987

 

2.

Affleure dans l’Europe de mars
après plusieurs naufrages
après avoir perdu ses dents sur les rochers
jaillissent les notes et puis s’abattent.

28.12.1987

 

 

3.

Aimée, je veux qu’ils nous écoutent
qu’ils entendent le gargouillis que je ne retiens pas,
comment se forme le chant
comment il se calme dans la poitrine
comment il peut sectionner la gorge,
comment la langue s’est épluchée.

28.12.1987

                                                  Antonio Porta, Yellow (2002, version rectifiée) 

 

 

 

 

                     (un inédit)

 

Le marchand de fruits pouillais
célèbre dans le quartier
pour rester ouvert même en août
s’en est allé, je ne sais si dans l’autre monde
ou aux Seychelles ou aux Maldives,
en tout cas pour jouir du très mérité
fruit de sa sueur.
Jusqu’aujourd’hui le trou de sa boutique
n’a pas été obturé
si bien que ce tronçon de la rue Tadino
où Clemente Rèbora a habité
avant de devenir prêtre
a quelque chose d’incertain, d’inachevé,
de mélancoliquement hésitant
comme le sourire d’un brèche-dents.

                                                   G. Raboni, Altri versi [2006] 

 

 

 

 

 

 

 

                      Augenlicht

... miro este querido
 mundo que se deforma y que se apaga
en una pálida ceniza vaga…

J.L. Borges, Poema de los dones

I.

C’est comme de se trouver à l’intérieur d’un jeu vidéo
et d’être l’ours, le grizzly que l’on vise ;
à chaque coup du laser qui rapièce,
un éclair vert, un élancement subtil.
Le microscope fouille, met au point
la rétine déchirée, et tu contemples
une lande lunaire, une plaine toute fendillée :
tu peux penser, si tu veux, aux Fissures de Burri.

 

II.

« L’œil est un organe clos, mais keine Angst,
la légère hémorragie devrait se résorber. »
Elle ne se résorbe pas, non, et voici alors
des hippocampes, des ombres chinoises,
de volantes figures noires et étranges.
Mouches volantes ? Tu parles,
plutôt de gros corbeaux aux ailes déployées.
Techniquement, eine massive Blutung.

 

III.

Une poix tenace
bleuâtre et jaune encrasse le cristallin :
si tu bouges la tête, si tu tournes le regard
tout dans l’œil se met à mixer
et une partie du monde se dérobe.
Quand apparaît un nuage
très noir, effiloché,
et dessous, le long du bord,
des éclairs qui fusent
en lignes horizontales,
il n’y a pas de temps à perdre
c’est au chirurgien d’intervenir.

 

IV.

Avec grâce l’Augenschwester
libère ta joue des pansements, soulève
la coquille en plastique, la gaze, entrouvre
les cils encombrés de pommade et de sang :
merveilleusement
tout retrouve sa place, le plafond,
la fenêtre, les maisons, les collines
là derrière la haute tour qui se dresse
vers le ciel, à Züri West.

 

Pietro De Marchi, La carta delle arance, Bellinzona, 2016.

 

 

-       Et son énigme

 

 

Peut-être un matin allant dans un air de verre,
aride, me retournant, je verrai se produire le miracle :
le néant dans mon dos, le vide derrière
moi, avec une terreur d'ivrogne.

Puis comme sur un écran se camperont d'un jet
arbres maisons collines pour la duperie habituelle.
Mais ce sera trop tard ; et je m'en irai en silence
parmi les hommes qui ne se tournent pas, avec mon secret.

                                            (E. Montale, Ossi di seppia, 1925)

 

 

 

. . .

 

Qu’est-il arrivé, la plage était vide et maintenant
je vois quelqu’un assis, là là sur une pierre.
Un dieu y est assis et il regarde la mer en silence.
Et c’est tout.

                                                                 [1911-12 ?]

                                              Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie (éd. 1981),
écrit directement en français

 

 

 

 

 

                            toi !
réentrai       née        parla        main(on)

                                                     Giancarlo Majorino, Provvisorio, 1984  

 

 

 

* * *

un dieu se jette continûment sur nous.
Pour cela tu pleures, tu ne dors pas la nuit,
tu vois les champs par les files de vitres botaniques
se défigurer, le blé transformé en sombre tabac,
des sables soulevés en amas pour couvrir l’azur
très tendre.

– Grand Jardinier, chef (instamment je demande),
Étant donné l’irrécupérabilité de tout ça, sera-ce possible
De le changer en un futur d’eaux et de plantes pérennes…… –

                                                   Remo Pagnanelli, Le Poesie, 2000 (posthume)

 

 

 

 

         pour une poétesse analphabète
Maintenant dans sa vieillesse
la tension des vers
enfermés entre les parois des os
augmente. Vivante est l’image
des lettres tracées il y a une vie.
Mais le crayon se brise
sous l’étreinte des doigts enflés.
Qui n’obéissent pas.
Autres étaient les devoirs
des filles des paysans
et durant des siècles l’écriture
privilège de quelques-uns.
Claire est la poésie
dans l’enclos de la mémoire.
Elle y restera encore un peu
puis s’en ira en même temps qu’elle.

                                        Barbara Pumhösel, Prugni, 2008    

 

 

 

 

 

ils s’orientent
apparemment
à l’intuition
sans cartes ou croquis
ne demandent pas
d’indications
flegmatiques
ne donnent jamais l’impression
de se perdre

maîtres d’eux-mêmes
et sur leurs gardes
en chaque situation

 

ils errent
dans les zones industrielles
aux marges
des habitations
apparaissent
dans la brume épaisse
sur les berges
hauts sur l’horizon
défilent
sombres et solennels

 

par les nuits claires
on les voit
sortir des wagons
qui gisent
abandonnés
aux dépôts
des gares
ils s’engagent
le long des voies
et disparaissent
dans le lointain
on les aperçoit
ensuite des trains qui passent
apparaissent
dans la vision
et en un instant
comme animaux sauvages
s’évanouissent

                                           Italo Testa, i camminatori, 2013

 

 

 

____________________________________

 

 

 

 




Impromptu, d’Amelia Rosselli

En une matinée romaine de 1979, Amelia Rosselli trouve soudain la force de briser le mur de silence qui l’enserre depuis des années (« questo / mio muro d’un più alto silenzio »). Comme une pièce de musique improvisée, elle écrit d’une traite Impromptu. Paru en 1981, ce sera son dernier grand poème publié en italien. La nouvelle édition qui paraît pour Guernica (Montréal), accompagnée d’une double traduction  –  anglais et français  – restitue pleinement la force de cette écriture.

En un souffle, Impromptu traverse les colères politiques d’années sombres, la mort de Pasolini, une période insoutenable de silence. L’auteure elle-même y figure, masquée sous les apparences d’un « clown » ambigu, d’une « Mistinguette » (surnom que lui aurait attribué Montale). Elle choisit aussi d’innombrables figures paternelles, pour mieux s’en détacher (les « santi padri » de La Libellula), allant de Dante à Bachmann, de Leopardi à Modugno.

 

Impromptu, Amelia Rosselli, Amelia Rosselli, Guernica Editions, 2014, 104p

Impromptu, Amelia Rosselli, Amelia Rosselli, Guernica Editions, 2014, 104p

Ce poème habité par l’urgence de s’exprimer a quelque chose d’ « hypnotique » – comme le dit Antonella Anedda  –, par son rythme syncopé et sinueux, un mouvement tournoyant qui évoque encore les « rouleaux chinois » de La Libellula, les chants modernistes ou les mantras d’Allen Ginsberg. Si ce n’est qu’ici, le vers est bref et mobile, léger et rapide, libéré de toute forme fixe qui réglait auparavant les expérimentations trilingues d’Amelia Rosselli.

Alors que le précédent recueil, Documento, tendait vers la simplicité linguistique jusqu’à la raréfaction, Impromptu joue à nouveau du trilinguisme, errant entre les lieux et les souvenirs, « vagabondando / d’un ostello all’altro ». Dante contre Pétrarque, encore une fois. Ce n’est pas un hasard si, dans la même période, paraissent les écrits trilingues d’Amelia Rosselli (Primi scritti, 1980), en même temps qu’elle travaille – certes depuis longtemps déjà – à la publication de son recueil en anglais, Sleep. Sans doute Impromptu est-il la récapitulation de tout un parcours poétique – certains y ont vu même un testament spirituel – mais aussi, dans une inspiration rimbaldienne maintes fois revendiquée, un plongeon dans « l’inconnu ».

Publié à deux reprises en Italie en 1981 et 1993, Impromptu (relu par l’auteure) avait paru encore en 1987 avec la traduction de Jean-Charles Vegliante pour La Tour de Babel (Paris), mais n’avait pas encore été traduit en anglais. Dans ses lettres à ses traducteurs, Amelia Rosselli soulignait que la difficulté de ses traductions provenait surtout de la superposition de langues et de la condensation de significations. Or, l’originalité de cette édition qui propose, du même coup, la version française et la version anglaise, est justement de répondre à ce trilinguisme et d’en offrir un prolongement. Chaque version illumine une facette de ce texte, et révèle une des langues sous-jacentes à l’italien, que la nouvelle édition veille à préserver (présentant sur ce point quelques différences par rapport à celle des Meridiani Mondadori, 2012).

Du reste, chaque traducteur relève le défi d’accueillir, dans sa langue de destination, ce texte joueur et plurilingue, qui fait d’un « tank » un « tango », d’un « sol » français un « soleil » italien, échangeant un grain de blé (« grano ») contre un fil de gazon (« grass »). Glissant entre les ambivalences, Impromptu est également truffé de mots inventés, une des caractéristiques de la poésie d’Amelia Rosselli, comme on le sait depuis la préface historique de Pasolini. Certains éditeurs étonnés – Vittorini notamment – avaient d’ailleurs voulu réfréner cette créativité linguistique, ou imposer des « glossaires » pour l’expliquer. Ici, c’est aux traducteurs d’ouvrir leur laboratoire, grâce à des remarques en fin de volume qui illuminent leur interprétation des néologismes. C’est l’un des apports essentiels de cette nouvelle publication. Prenons « tralappio », inventé en croisant « tralasciare » et « acchiappare » (négliger et attraper). Si l’anglais s’en sort avec « gralapsing » (« to grab » et « to lapse »), le français propose « translope » et non « néglitrape » ou « néglope », observe le traducteur, qui est à l’occasion revenu sur quelques néologismes. Parfois les traductions divergent. Ainsi, après avoir décrypté les variations autour du mot « frassine », qui désigne ici Pasolini, l’anglais donne « ash », alors que le français préfère « frêne », écho du mot « frère ». Le mot contient les deux et bien plus... Les trouvailles sont encore nombreuses ; au lecteur de les découvrir, s’aventurant dans les méandres de « l’entrelangue ».

Guernica, qui avait commencé son parcours avec des auteurs italo-québécois (et l’excellente revue Vice Versa), nous fait là un beau cadeau poétique : nous lui souhaitons tout le succès que cette impeccable édition mérite.

Présentation de l’auteur

Amelia Rosselli

Amelia Rosselli (Paris, 28 Mars 1930 - Rome , 11 Février 1996), poète italien qui a fait partie de la "génération des années trente", avec quelques-uns des noms les plus connus dans la littérature italienne.

Née à Paris, fille  de Carlo Rosseli ayant fui le fascisme, théoricien du socialisme libéral, et Marion Cave, militante du Parti du Travail de la foi quaker. 1940, assassinat de son père et de son oncle aux mains des milices fascistes en France (1937).

Les Rosselli s'installent d'abord en Suisse , puis aux États-Unis. Amelia Rosseli termine ses études à l'étranger.

Dans les années 40 et 50, elle se voue à la théorie musicale, ethnomusicologie et de la composition, la transposition de ses recherches dans une grande série d'essais. En 1948 elle commence à travailler comme traducteur de l'anglais vers plusieurs maisons d'édition de Florence et de Rome et de la Rai. Elle continue à se consacrer aux études littéraires ainsi qu'à la philosophie. En 1950 , elle rencontre l'écrivain Scotellaro, qui lui présente ensuite Carlo Levi. Puis les artistes qui ont par la suite donné naissance à "l'avant-garde du groupe 63".

 

Amelia Rosselli

Dans les années soixante, elle rejoint le PCI et commence à publier ses écrits principalement dans les magazines, attirant l'attention de Zanzotto , Raboni et Pasolini .

En 1963 , elle publie dans "Les Fausses" vingt à quatre poèmes. L'année suivante, parait son recueil de poèmes, "la guerre Variations", publié par Garzanti , et en 1967 la collection "Série hôpital." En 1981 parait "Impromptu", un long poème divisé en treize sections.Plusieurs de ses histoires en prose ont été publiés en 1968 sous le titre "Journal terne".

Deux longues maladies et la mort de sa mère la plongent dans une dépression nerveuse. Elle n'a jamais accepté ni le diagnostic de schizophrénie paranoïde qui a été donné par un certain nombre de cliniques en Suisse et en Angleterre, ni celui de la maladie de Parkinson.

Figure de l'écrivain multilinguiste, elle tente de combiner l'utilisation de la langue et l'universalité de la musique. Elle a vécu les dernières années de sa vie à Rome, à son domicile dans la Via del Corallo, où elle se suicide le 11 Février 1996 pour des raisons liées à la dépression sévère

Autres lectures

Impromptu, d’Amelia Rosselli

En une matinée romaine de 1979, Amelia Rosselli trouve soudain la force de briser le mur de silence qui l’enserre depuis des années (« questo / mio muro d’un più alto [...]




Amelia Rosselli, La libellule. Panégyrique de la liberté (suite)

 

Et la tourneuse langue des saints tombés avec les
allumettes ont failli incendier le vrai ciel tellement
déchiré de sermons bien administrés à la meilleure
jeunesse. Non que l’obstructionnée jeunesse sache
dire qui sera son père, qu’elle hait, mais elle sait
reconnaître sa mère, qui l’allaite. Je vivrai avec
une multitude tout en restant bien clair, dit alors
ce requin qui n’est plus en vie. Dans le caractère
c’est, de survoler les étoiles, que ma volonté soit
la reine des étoiles et des nuits. Je n’ai aucune espèce
d’appel et aucun credo par où commencer mon long
appel, aussi, silencieux soyez royales nuits comme la
fleur qui défleurit.

    Il parle de lui-même en un lugubre monotonage,
je fleuris les vers d’autres altitudes, les externes
ennuis, élucubrations, automobiles ; qu’est-ce qui
m’a pris ce jour dans la fine poussière d’un après-midi
pluvieux ? Sous le rideau le poisson chante, sous le cœur
le plus pur chante la libre mélodie de la haine. La vengeance
salée, l’intellect assoupi, les rimes dénonciatoires seront mes
plus fidèles lecteurs assidus, créateurs dessous l’espoir rebelle ;
d’inégaux enchantements se fera ta plainte, à moi, qui prête serai –
te recevoir avec toutes les dues intelligences avec l’ennemi, comme
l’est la voiture trop légère pour toutes les vïolences. Alors il sera
temps toi et moi nous retirions dans nos tentes, et rythmiquement
alors tu opposeras ton pied contre mon avant-bras, et ténuement
peut-être moi, je t’enduirai de mon sourire à peine intelligible,
si tu sais le saisir, mais si tu ne sais que banqueter, siffler au
bec du vin e de l’ambitieuse plus sévère même que cette aspiration
que j’ai vers ta partie la plus sévère, alors détends-toi seulement
parmi tes planètes. Je ne sais si moi oui ou non je me mourrai
de faim, peur, les yeux trop ouverts pour miraculeusement
manger, la terre qui enveloppe et soutient toute l’eau bien
trop noire pour la légèreté du ciel. Combien est étrange
ce rire de chauve-souris que j’ai, combien étrange est cet
extravagant délire mien sans oreilles, combien extravagant
cet étrange délire mien sans oiselles. Combien étrange est cet
aimer les amères oisivetés de la vie.

    Et si les soldats qui firent irruption dans la tente de
Dieu furent cette désespérée dispute qu’est la haine ;
alors j’avance le poignard dans un poing bien serré,
et je te tue. Mais l’univers c’est tout pareil et tu le
sais ! L’air, l’air pur, la maladie, et le somniolent
adieu. L’air, l’air pur, le bon bifteck pourri,
et l’ultime vert de l’été. Et la graine de l’ultime
violence de l’été.

    La veste de tous les tours d’adresse me prenait
fort sur mon côté faible : oh moi j’aime plus peut-être
les collines et les fraîches brises et les vert sombre
pinèdes, que les géants pas de l’homme : je rêve
le soleil d’hiver et voici que les fraîches brises
m’éveillent l’été ! C’est pas pour toi ! que je crie
hors de toute limite, mon souffle court contre
le léger et secret souffle des étoiles ; ce n’est
pour aucune main terrestre. Mais qui me fit donc
si aveugle ? Si ce n’est pas pour moi, que ce soit
pour toi ! N’ai pas le temps entre les mains : lumières
et terrains, visages et foules impitoyables, visages agonisants,
vous vous poussez en direction du clair avec un regard de la
lune.

    Je ne sais pas si ta figure sait répéter une
fissure en toi ou si mes sentiments savent mieux
que cette tête virile mienne que c’est vrai, ou si est
faux celui qui est beau, beau parce que semblable à.
Ou beau parce que bon ? Je cherche et cherche, tu cours
et cours. Et je cours ! et tu ris aux foules épouvantées !
Ne sais quelle grandeur nous fut préparée : Dieu
ne pardonne pas à qui porte du bout des lèvres seulement
son difficile nom, son don de sang en héritage, sa
jaune forêt. J’aplanis un terrain pour le recevoir,
mais je m’enfuis avant que les tambours ne résonnent.
Comme ça tu sauras qui je suis ; la sotte abeille qui bourdonne
pour un point fixe, en le cherchant Lui, cette jungle aux
arbres de fer forgé.

    Et la voix rhétorique du bellâtre que je
vois sans amertume m’implique magiquement
et par luxure dans ses braves bras grands ouverts.
De blancs et bruns Anges survoleront, et le temps
et le chantage des vieux et le chantage de la musique
et le lieu de toute la beauté. Si je te vends le joug
léger de mon esprit malade cependant qu’entre
les deux rideaux des impossibles cercles qui
se sont tendus entre nos âmes, dans l’air, lequel
palpite entre ta révolte et la mienne, et qui pousse
et gémit devant la grand’porte, dans le grenier ouvert
à la plus profonde tristesse qui m’unissait à tes rêves
rappelle les mots écrits sur les murs des plus grandes
forteresses des Égyptiens. Je suis une femme qui fait
des expériences avec la vie et ne peut laisser aucun
rival lui toucher le cœur, les membres insatiables.
Je suis une femme qui laisse volontiers la gloire
aux autres mais se désole d’être retenue par les
malheureux nœuds de sa gorge. Je suis une parmi
tant de voraces comme moi mais par Dieu je forgerai
si je peux un autre canal pour mon besoin et mes
envies seront d’une autre trempe ! Et si assurée
je triomphe sur de ces peines, triomphante et pénitente
je poursuis le pardon total, et que Dieu permette
ma présomptueuse discordance d’avec les guides
du ciel perlé. Souviens-toi que je fus parmi les plus
fatigués des cavaliers de nos imperfections. Souviens-toi
que nous tous fûmes mis au monde pour présenter toutes
les fatigues. Rappelle-toi cette vie par moi-même attachée
à l’inconnu déguster goutte à goutte de tes pupilles. Repose
durement jusqu’à la fin – et qu’éclatants soient tes clairs
jours sans repos.

    Je ne sais pas si entre le sourire du vert été
et ta verte différence il existe une différence
je ne sais pas si je rime par charme ou tourmenteuse
peine. Je ne sais si je rime par charme ou par raison
et je ne sais si tu le sais que je rime entièrement
pour toi. Trop de soleil a imbibé la mer dans son
tranquille emprisonnement, où le fleurage de la
mer ne veut pas mettre la main aux bâtiments coulés.
L’aube lointaine se meut à des grisailles. Je ne sais
si parmi les pâles roches je rencontrais le regard,
je ne sais si parmi les monotones cris je rencontrais
ton regard, je ne sais si entre la montagne et la
mer, il existe quand même un fleuve. Je ne sais
si entre côte et désert revient à soi un fleuve accosté,
je ne sais si parmi la brume tu accostes. Je ne
sais si tu tombes ou trembles, tu ne sais si je pleure
ou désespère. Désespérer, désespérer, désespérer,
c’est toujours un fabriquer. Tu ne sais si je pleure
ou désespère, tu ne sais si je ris ou désespère. Je
ne sais si parmi les pâles roches ton sourire.

Trad. J.Ch. Vegliante

[La première partie a été publiée
par CIRCE, Univ. Paris 3 - S.N.]

Présentation de l’auteur

Amelia Rosselli

Amelia Rosselli (Paris, 28 Mars 1930 - Rome , 11 Février 1996), poète italien qui a fait partie de la "génération des années trente", avec quelques-uns des noms les plus connus dans la littérature italienne.

Née à Paris, fille  de Carlo Rosseli ayant fui le fascisme, théoricien du socialisme libéral, et Marion Cave, militante du Parti du Travail de la foi quaker. 1940, assassinat de son père et de son oncle aux mains des milices fascistes en France (1937).

Les Rosselli s'installent d'abord en Suisse , puis aux États-Unis. Amelia Rosseli termine ses études à l'étranger.

Dans les années 40 et 50, elle se voue à la théorie musicale, ethnomusicologie et de la composition, la transposition de ses recherches dans une grande série d'essais. En 1948 elle commence à travailler comme traducteur de l'anglais vers plusieurs maisons d'édition de Florence et de Rome et de la Rai. Elle continue à se consacrer aux études littéraires ainsi qu'à la philosophie. En 1950 , elle rencontre l'écrivain Scotellaro, qui lui présente ensuite Carlo Levi. Puis les artistes qui ont par la suite donné naissance à "l'avant-garde du groupe 63".

 

Amelia Rosselli

Dans les années soixante, elle rejoint le PCI et commence à publier ses écrits principalement dans les magazines, attirant l'attention de Zanzotto , Raboni et Pasolini .

En 1963 , elle publie dans "Les Fausses" vingt à quatre poèmes. L'année suivante, parait son recueil de poèmes, "la guerre Variations", publié par Garzanti , et en 1967 la collection "Série hôpital." En 1981 parait "Impromptu", un long poème divisé en treize sections.Plusieurs de ses histoires en prose ont été publiés en 1968 sous le titre "Journal terne".

Deux longues maladies et la mort de sa mère la plongent dans une dépression nerveuse. Elle n'a jamais accepté ni le diagnostic de schizophrénie paranoïde qui a été donné par un certain nombre de cliniques en Suisse et en Angleterre, ni celui de la maladie de Parkinson.

Figure de l'écrivain multilinguiste, elle tente de combiner l'utilisation de la langue et l'universalité de la musique. Elle a vécu les dernières années de sa vie à Rome, à son domicile dans la Via del Corallo, où elle se suicide le 11 Février 1996 pour des raisons liées à la dépression sévère

Autres lectures

Impromptu, d’Amelia Rosselli

En une matinée romaine de 1979, Amelia Rosselli trouve soudain la force de briser le mur de silence qui l’enserre depuis des années (« questo / mio muro d’un più alto [...]




Avec “Une autre poésie italienne” : Amelia Rosselli

Ce titre est celui du blog que nous animons, et augmentons chaque mois, « sous » le site institutionnel du groupe de recherche CIRCE (Paris 3 - LECEMO), Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Échanges (domaine italo-roman).

Une autre poésie italienne par rapport à celle, largement masculine et nordique, et presque toujours écrite en langue standard centrale, que diffusent les grandes maisons d’édition de Milan et Turin ; mais aussi différente de celle que, par suite de divers avatars d’un « horizon d’entente » convenu entre opérateurs culturels des deux côtés des Alpes, les fameux passeurs officieux nous font connaître ici – et parfois même avec bonheur, pourquoi pas –, en français, selon le bon vouloir de quelques grands éditeurs (presque exclusivement parisiens). Il serait trop long, et ennuyeux peut-être, de revenir ici sur cette misère bien connue des Lettres italiennes et françaises, les unes et les autres condamnées par leur centralisme même et leur structure de pouvoir à devenir petitement « provinciales », comme on disait naguère quand Paris et Florence/Rome se croyaient naïvement encore au centre du monde. Sic transit gloria mundi : il n’y a pas si longtemps au regard de notre éternité anthropologique minuscule, le poète Guinizelli recommandait de « laisser dire aux sots / s’ils croient que le Limousin((Giraut de Borneilh (1138-1215).)) vaut davantage((Davantage qu’Arnaut Daniel, admiré de Dante (et plus tard de Pétrarque), inventeur entre autres de la sextine (1150-1200 env.).)). / Ils prêtent l’oreille au renom plus qu’au vrai / et forment ainsi leur opinion avant / que l’art ou la raison soient écoutés » (Dante Alighieri, La Comédie : Purgatoire, chant XXVI, v. 119-23). Ce dont l’élève Dante prend acte, donnant même sa voix provençale au personnage d’Arnaut Daniel qu’il va rencontrer peu après.

Un auteur exemplaire, pour nous, de cette ouverture, de cette diversité, de ce refus de mise en conformité, voire d’une forme d’insoumission à la doxa et d’insolence, est bien sûr une femme, s’étant exprimée en trois langues au moins (le français et l’anglais avant l’italien qu’elle choisira pour finir), et n’ayant appartenu à aucun courant ni école, même si la néo-avant-garde des années 1960 et l’antagoniste célèbre Pasolini ont essayé de l’annexer. Parler de cet auteur, proposer ses textes (aussi bien originaux que traduits) est devenu plus facile depuis sa mort (elle s’est jetée dans le vide un 11 février), au risque de la canonisation, entre Rimbaud (qu’elle aimait dire sororal), Campana et Artaud, même pour de jeunes publics qui la découvrent aujourd’hui. Mais Amelia Rosselli – dont j’avais édité en 1987 Impromptu, avec la Librairie italienne de Paris ‘La Tour de Babel’ (à défaut de grands éditeurs) – ne fait pas partie des poètes présents dans notre blog, tout simplement parce qu’elle n’a jamais écrit, sauf erreur de ma part, dans le domaine thématique qui oriente aussi nos choix, sommairement présentés ci-dessus : pour faire vite, la dégradation du paysage européen et ce que j’ai essayé d’exprimer une fois (en poésie) comme « désastre atmosphérique »((Dans Le nouveau recueil 81, déc. 2006 - fév. 2007. La première partie de La libellule a paru sous forme de pré-publication CIRCE il y a quelques années (une réédition d’Impromptu, enrichie de sa version anglaise, est sous presse chez Guernica, au Canada, par les soins de Gianmaria Annovì).))

Il était juste qu’elle figurât ici, en ouverture d’une possible collaboration entre notre petite équipe de jeunes chercheurs italianistes et la revue en ligne qui nous a offert généreusement son hospitalité. J’ajoute que deux membres de CIRCE impliqués dans l’opération travaillent eux-mêmes sur cet auteur, Sarah Ventimiglia (surtout attirée par l’étude du rythme) et Emilio Sciarrino, déjà spécialiste reconnu du plurilinguisme dont Amelia était et demeure l’un des principaux représentants dans le domaine ‘italique’ ou italo-roman qui est le nôtre.

 

Présentation de l’auteur

Amelia Rosselli

Amelia Rosselli (Paris, 28 Mars 1930 - Rome , 11 Février 1996), poète italien qui a fait partie de la "génération des années trente", avec quelques-uns des noms les plus connus dans la littérature italienne.

Née à Paris, fille  de Carlo Rosseli ayant fui le fascisme, théoricien du socialisme libéral, et Marion Cave, militante du Parti du Travail de la foi quaker. 1940, assassinat de son père et de son oncle aux mains des milices fascistes en France (1937).

Les Rosselli s'installent d'abord en Suisse , puis aux États-Unis. Amelia Rosseli termine ses études à l'étranger.

Dans les années 40 et 50, elle se voue à la théorie musicale, ethnomusicologie et de la composition, la transposition de ses recherches dans une grande série d'essais. En 1948 elle commence à travailler comme traducteur de l'anglais vers plusieurs maisons d'édition de Florence et de Rome et de la Rai. Elle continue à se consacrer aux études littéraires ainsi qu'à la philosophie. En 1950 , elle rencontre l'écrivain Scotellaro, qui lui présente ensuite Carlo Levi. Puis les artistes qui ont par la suite donné naissance à "l'avant-garde du groupe 63".

 

Amelia Rosselli

Dans les années soixante, elle rejoint le PCI et commence à publier ses écrits principalement dans les magazines, attirant l'attention de Zanzotto , Raboni et Pasolini .

En 1963 , elle publie dans "Les Fausses" vingt à quatre poèmes. L'année suivante, parait son recueil de poèmes, "la guerre Variations", publié par Garzanti , et en 1967 la collection "Série hôpital." En 1981 parait "Impromptu", un long poème divisé en treize sections.Plusieurs de ses histoires en prose ont été publiés en 1968 sous le titre "Journal terne".

Deux longues maladies et la mort de sa mère la plongent dans une dépression nerveuse. Elle n'a jamais accepté ni le diagnostic de schizophrénie paranoïde qui a été donné par un certain nombre de cliniques en Suisse et en Angleterre, ni celui de la maladie de Parkinson.

Figure de l'écrivain multilinguiste, elle tente de combiner l'utilisation de la langue et l'universalité de la musique. Elle a vécu les dernières années de sa vie à Rome, à son domicile dans la Via del Corallo, où elle se suicide le 11 Février 1996 pour des raisons liées à la dépression sévère

Autres lectures

Impromptu, d’Amelia Rosselli

En une matinée romaine de 1979, Amelia Rosselli trouve soudain la force de briser le mur de silence qui l’enserre depuis des années (« questo / mio muro d’un più alto [...]