Anne-Lise Blanchard, Je n’invente rien, tout est là et autres poèmes
Je n’invente rien, tout est là1
Bétail humain marqué du nom de la bête têtes
comptabilisées
vies assignées à l’obsolescence
images recyclées rengaines des peurs ad
nauseam bouches d’or distillant
la mort un instant encore
je veux déplier
le grand film de la vie aborder
les îlots d’Humanité mains nues
embrasser à pleine bouche le chaud
pelage de la tendresse m’immerger
dans la lumière pleine de grâce
d’un regard de chair d’un clair sourire
boire – à petites lampées - l’espoir
qui se heurte aux lèvres
avant avant le sourd hivernage
avant la tentation du silence
un instant encore
*
Nous avons perdu les contours
nous avons condamné le distinct et la nuance
nous nous sommes alignés sur une langue numérique
(aveuglement prométhéen) qui inocule des
îlots de bestialité occulte le ciel
Brutalité des chimères nouvelles
qui corrode le corps collectif
la pourriture étreint l’imaginaire des enfants
*
Je mastique le nom du père
sorti de l’histoire au forceps
j’assiste au viol des consonnes
qui contiennent le lieu la lignée
Oblitération d’une syntaxe
s’accordant aux passerelles
silencieuses nourricières d’imaginaire
(l’invisible n’a pas son mot à dire)
Élimination de la limite
ellision du vivant
et la terre entière se dilue
dans l’arasement de tout relief
qui fixe le socle
abrite le port
Humains liquides sommes-nous encore humains
notre libre arbitre déclaré illégal
le cavalier de l’apocalypse nous tient par la menotte
allons allons où faiblit
la lumière oblique d’une parole possible
*
Lentement
se défait la rosace des jours
depuis longtemps son cœur a noirci
consumé au bûcher des idéologies
Ivresse
d’un pouvoir
tentaculaire qui
occulte tout salut
Alors qui me connaîtra
prendra soin de moi
me consolera
*
Avons-nous vu quelque présage
un croissant de soleil
un ballon dans l’azur (ainsi se renvoient-ils
la balle) les arbres craquent
le ciel s’est écarté la lumière s’éteint
dans la létale fusion des espaces
des espèces Babel Babel
et tes promesses Avant que tu n’exécutes
notre libre arbitre
donnons-nous le baiser de l’adieu
*
Laisserons-nous dérober
la cartographie de notre for intérieur
ordonner l’usufruit de nos vies
un sourd entêtement nous maintient
en quelques arpents de parole libre
L’œil du cyclope est sans paupière
il ne s’éteint jamais2
Quelle montagne nous faudra-t-il gravir
pour désencombrer l’ouïe
déloger les visions colonisatrices
qu’exacerbent des forêts de fibres
Une main despotique nous déroute
de la caravane des anges
*
Une bruine sourde
efface la trace de ce qui fut nos lèvres
se souviendront-elles de ce qu’elles nommaient
naguère
Saurons-nous encore énucléer
le vide désaturer le corps
des mots rendre grâce aux corps de pierre
vivifier nos corps de chair
cueillir les étoiles
et tresser nos harmonies
Notes
- Réginald Gaillard
- Christian Bobin