Chantal Bizzini, D’un pays inconnu 

Charles Borromée

Sous l’arcade à hautes baies,
visages levés et bras
tendus vers lui - mais sans force,
ils se tournent comme ils peuvent,

les malades, sur leur natte
ou leur matelas au sol,
implorant qui vient à eux
d’yeux perdus et brillants.

Le soir tombe, et cette femme,
à la lumière des torches,
voit sa fin et son salut
que ce visiteur lui tend.

La mort est sur le visage
pâle et l’abandon des membres ;
mais voici la Compassion,
en ange blanc, parmi nous.

4 novembre 2021

∗∗

À Esquirol1

Esquirol est là, de bronze
vert bleuté, inaltérable ;
à ses pieds, l’être tombé
qu’il a pris dans son manteau.

Verlaine en 87,
en 90 aussi,
est tombé à ses genoux,
comme lui, pieds nus et défait.

Dans le grand parc, une femme
demande une cigarette ;
plus loin, un homme qui boite,
l’infirmière l’accompagne ;

dans l’allée, sous les hauts murs,
couverts de lierre tombant,
il semble nous regarder,
il nous semble le connaître.

8 novembre 2021

∗∗

François, sur le chemin de Bevagna2

Pieds nus, penché vers le sol,
où sont venus les oiseaux -
d’autres arrivent encore… -
il les regarde, absorbé

dans une méditation
qui n’a pas de fin,
sur eux, sur nous et lui-même
son regard intense voit,

sa bouche parle, et le chant
des oiseaux se fait entendre
dans l’espace vide et bleu
où ses mains volent aussi.

Il n’y a pas de plus bel
olivier, d’étonnement
plus vrai que celui du frère,
bouche bée, qui l’accompagne.

20 novembre 2021

 

∗∗

Vincent de Paul

Vincent se tient dans le froid,
devant les portes muettes,
les hauts portails des églises
où l’on dépose l’enfant.

Je me le rappelle ainsi,
sur une image de livre
d’histoire où sa vie semblait
si simple et faite d’amour.

Mais ce n’est jamais ainsi.
De légende il en est peu
de si vraie et dont on veuille
tellement sur cette rive

que de ce berger, esclave,
et aumônier d’une reine,
secourable aux galériens,
aux enfants qu’on abandonne.

30 décembre 2021

Notes

[1] Jean-Étienne Dominique Esquirol, 1772-1840, est un aliéniste français, il est à l'origine de la loi de 1838 concernant les aliénés, qui met fin aux décisions d'internement arbitraires. Il travaille à l'aménagement de la nouvelle Maison royale de Charenton en 1825 et formera la majorité des aliénistes de son temps.

[2] Village italien d’Ombrie, près duquel eut lieu le sermon de François aux oiseaux.

Présentation de l’auteur

Chantal Bizzini

Chantal Bizzini, poète, traductrice et photographe, vit à Paris où elle enseigne les lettres dans le secondaire, ainsi que comme tuteur à l’Université américaine de Stanford in Paris. Elle a publié des poèmes, ainsi que des traductions de poésie anglo-saxonne - notamment d’Ezra Pound, Hart Crane, W. H. Auden, Adrienne Rich, Denise Levertov, John Ashbery, Clayton Eshleman, Quincy Troupe, Henri Cole - italienne et portugaise dans plusieurs revues : Po&sie, Europe, Poésie, Action Poétique, Le Mâche-Laurier, Rehauts, Siècle 21, Fario. Elle a soutenu, en 2001, une thèse en littérature comparée portant sur les poètes Ezra Pound et Hart Crane, à l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. Elle a traduit les œuvres poétiques complètes de Hart Crane, ainsi qu’une anthologie de poèmes d’Adrienne Rich. Ses poèmes sont traduits et publiés en anglais, en espagnol, en italien et en grec. Elle a composé également deux livres d’artistes, l’un avec le graveur Jacqueline Ricard, aux Éditions de l’émeraude, en 1992 : Nuit ocellée de la mémoire, l’autre avec le peintre Philippe Hélénon, aux éditions le bousquet-la barthe, en 2015 : Boulevard Magenta. Son recueil de poèmes : Disenchanted City/La ville désenchantée, est paru dans une édition bilingue (français / anglais) chez Black Widow Press, en 2015.

Chantal Bizzini tente également de saisir des yeux Paris, qu’elle parcourt et photographie ; elle a exposé ses photomontages à la Galerie Annette Huster (2009) : « Collages », à la Galerie IMMIX (2010) : « En attendant mieux », et ses photographies à l’espace Cargo 21 (2011), à l’Institut des cultures d’Islam (2011) : « L’autre hiver », ainsi qu’à la Maison de la Grèce (2012) : « Alonissos insolite », ses photographies et photomontages à la Galerie Annette Huster (2015) : « Choses délaissées, lieux fracassés ». 

Adresse de son site personnel : https://sites.google.com/site/chantalbizzini/

Elle a parallèlement entamé une réflexion sur le livre illustré de photographies, à partir de la première édition de The Bridge de Hart Crane et de Walker Evans (Colloque de Cerisy : 

« Carrefour Stieglitz », juillet 2010), puis des œuvres de Rodenbach : Bruges-la-Morte, Brassaï : Paris la nuit, et Walker Evans : Many are Called (Université Paris 4 – Sorbonne, avril 2011) et tout dernièrement du roman de Sebald : Austerlitz (NYU in Paris, octobre 2012). Ces interventions ont été publiées sous forme d’articles.

Une anthologie de poèmes d’Adrienne Rich : Paroles d’un monde difficile. Poèmes 1988 - 2004, qu’elle a traduite et préfacée, est parue en 2019 aux éditions la rumeur libre.

Autres lectures




Chantal Bizzini, Dioramas de l’enfance, (extraits)

Enchantés

Et tout cela dans le silence
d’un autre monde,
au cœur d’un août profond
où l’on est transporté,
et, n’étaient ces ombres belles,
signes du temps qui passe,
qui ne se croirait là pour toujours ?

Ne sommes-nous pas déjà
dans l’au-delà,
exilés, morts,
dans les limbes, chétifs,
relégués au fond du Temps,
désormais visités par le soleil seul,
enchantés par le merle,
gros pompon noir,
piqué de jaune,
qui se pose au coin du toit
et s’en va dans l’autre cour,
parmi ses hautes plantes.

Bientôt c’est la nuit,
celle des fêtes clandestines
que l’on donne,
rires,
conjurant
on ne sait quoi,
bris de verre,
son à fond, pour voir,
si les murs explosent,
ou pour le fun
et les rectangles brillants
ne quittent pas les mains
des amis,
autour du barbecue,
éclairent, déforment, bleuissent
les visages
de leur lumière surnaturelle.

 

Magie

Nous voici
aux confins de la terre
et du temps,
sur ces îlots isolés, divagants,
et nous ne regardons plus en arrière
où n’est plus rien que de détruit,
ni au sol noir et stérile ;
au loin, des vagues grises,
aux creusements verts, opalins,
- brume diffuse,
entre l’orange et le violacé,
nous nous perdons.
Et, plus haut, c’est le ciel, et tout l’espace
blanc, que l’on sait violé
- mais ça ne se voit pas.

Le futur est captif
de ce jour assombri.
La séparation,
où nous gisons sans souffrance,
est lente anesthésie.
Et peu importe,
puisque nous avançons encore,
amoindris, et persévérons,
lancés vers ce qui n’a plus nom
d’infini ou d’éternité.
Et quelle magie ! Nous voyons l’absence,
entendons le silence.

 

Présentation de l’auteur

Chantal Bizzini

Chantal Bizzini, poète, traductrice et photographe, vit à Paris où elle enseigne les lettres dans le secondaire, ainsi que comme tuteur à l’Université américaine de Stanford in Paris. Elle a publié des poèmes, ainsi que des traductions de poésie anglo-saxonne - notamment d’Ezra Pound, Hart Crane, W. H. Auden, Adrienne Rich, Denise Levertov, John Ashbery, Clayton Eshleman, Quincy Troupe, Henri Cole - italienne et portugaise dans plusieurs revues : Po&sie, Europe, Poésie, Action Poétique, Le Mâche-Laurier, Rehauts, Siècle 21, Fario. Elle a soutenu, en 2001, une thèse en littérature comparée portant sur les poètes Ezra Pound et Hart Crane, à l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. Elle a traduit les œuvres poétiques complètes de Hart Crane, ainsi qu’une anthologie de poèmes d’Adrienne Rich. Ses poèmes sont traduits et publiés en anglais, en espagnol, en italien et en grec. Elle a composé également deux livres d’artistes, l’un avec le graveur Jacqueline Ricard, aux Éditions de l’émeraude, en 1992 : Nuit ocellée de la mémoire, l’autre avec le peintre Philippe Hélénon, aux éditions le bousquet-la barthe, en 2015 : Boulevard Magenta. Son recueil de poèmes : Disenchanted City/La ville désenchantée, est paru dans une édition bilingue (français / anglais) chez Black Widow Press, en 2015.

Chantal Bizzini tente également de saisir des yeux Paris, qu’elle parcourt et photographie ; elle a exposé ses photomontages à la Galerie Annette Huster (2009) : « Collages », à la Galerie IMMIX (2010) : « En attendant mieux », et ses photographies à l’espace Cargo 21 (2011), à l’Institut des cultures d’Islam (2011) : « L’autre hiver », ainsi qu’à la Maison de la Grèce (2012) : « Alonissos insolite », ses photographies et photomontages à la Galerie Annette Huster (2015) : « Choses délaissées, lieux fracassés ». 

Adresse de son site personnel : https://sites.google.com/site/chantalbizzini/

Elle a parallèlement entamé une réflexion sur le livre illustré de photographies, à partir de la première édition de The Bridge de Hart Crane et de Walker Evans (Colloque de Cerisy : 

« Carrefour Stieglitz », juillet 2010), puis des œuvres de Rodenbach : Bruges-la-Morte, Brassaï : Paris la nuit, et Walker Evans : Many are Called (Université Paris 4 – Sorbonne, avril 2011) et tout dernièrement du roman de Sebald : Austerlitz (NYU in Paris, octobre 2012). Ces interventions ont été publiées sous forme d’articles.

Une anthologie de poèmes d’Adrienne Rich : Paroles d’un monde difficile. Poèmes 1988 - 2004, qu’elle a traduite et préfacée, est parue en 2019 aux éditions la rumeur libre.

Autres lectures




Chantal Bizzini, TRANSFERTS

TRANSFERTS

(en écho à l’œuvre Different Trains  de Steve Reich)

1.America—Before the War

 

The sun’s moved to Jersey, the sun’s behind Ho-
boken.
    Covers are clinking on typewriters, rolltop desks
are closing ; elevators go up empty, come down
jammed. It’s ebbtide in the downtown district,
flood in Flatbush, Woodlawn, Dyckman Street,
Sheepshead Bay, New Lots Avenue, Canarsie.
    Pink sheets, green sheets, gray sheets, FULL
MARKET REPORTS, FINALS ON HAVRE
DE GRACE. Print squirms among the shop-

worn officeworn sagging faces, sore fingertips,
aching insteps, strongarm men cram into subway
expresses. SENATORS 8, GIANTS 2, DIVA
RECOVERS PEARLS, $800,000 ROBBERY.
    It’s ebbtide on Wall Street, floodtide in the
Bronx.
    The sun’s gone down in Jersey.         
—JOHN DOS PASSOS, Manhattan Transfer.

 

 Le soleil s’en est allé vers Jersey. Le soleil est
derrière Hoboken.

Les couvercles des machines à écrire décliquent,
les rideaux des bureaux se rabattent.
 Les ascenseurs
montent vides, redescendent bondés.
 La marée
descend dans le quartier des affaires et monte à Flatbush,

Woodlaw, Dyckman Street , Sheepshead
Bay, New Lots Avenue, Canarsie.

 Feuilles roses, feuilles vertes, feuilles grises.
« CÔTÉ DU MARCHÉ, RÉSULTAT FINAL
 DES
COURSES AU HAVRE DE GRÂCE. »
 Les journaux palpitent sous les visages penchés, fatigués
par la vie de magasin et de bureau.
 Bouts de doigts
douloureux, pieds endoloris, homes aux bras
robustes entassés dans les métros express.

« SENATORS 8, GIANTS 2, DIVA RETROUVE
SES PERLES. VOL DE $$ 800x000. »
Marée basse à Wall Street. Pleine mer au Bronx.
Le soleil s’est couché derrière Jersey

 — JOHN DOS PASSOS, Manhattan Transfer.
[I]((Traduction Maurice-Edgar Coindreau, Paris, Gallimard,1928.)

 

 

Toujours cet homme, à travailler, en face de moi ;
il ne regarde pas la pluie, ces hachures
sur la vitre, qui brouillent le paysage,
la campagne, ce soir…
est-ce un visage, ce reflet qui s’y superpose sur la vitre noire ?
est-ce un paysage réel, pour filer ainsi,
comme une pellicule
qui se consume et part en nuages d’encre ?

Dans la salle de projection, suite
en noir et blanc d’images mouchetées, sombres, rayées,
décalées maintenant,
L’homme qui rit,
l’enfant,
la neige, ses pieds nus,
son rire fixe,
dans la douleur même, et la peine,
la machine s’emballe,
la bande crisse, fond, se crispe, se tord,
l’écran est mangé par la lumière
le film a pris feu…

Vers le Sud, vers l’Ouest ; il refait la route de son enfance,
autrefois de New York à Chicago,
un destin confié aux roues ;
en sens contraire à ceux qui fuyaient vers le sud,
ou qui progressaient vers l’ouest ;
et les hobos, quel manque décidait leur fuite,
comment s’accrochaient-ils
au train-destin
et à son battement régulier ?

En route, les pistes qu’on abandonne se dispersent,
et les cris ne sont plus ceux d’animaux,
traqués dans le désert ou les montagnes,
mais ceux du vent dont la vitesse multiplie la puissance.

Les animaux se sont cachés, loin
des pistes, loin des rails qui mènent
aux concentrations humaines
— certains capturés, tués, mangés,
ou bien élevés en captivité, torturés, mutilés —
où les êtres se rencontrent, travaillent, se multiplient,
dans la misère et la répétition.

Cependant, sur la tapisserie, pré pacifié semé de fleurs,
les animaux sourient :
licorne et lapins, oiseaux…

Il y a une direction : que signifient
ces noms de villes
pour celui qui les dit :

— Chicago, New York 

quand la voix
et la mémoire résonnent-elles ?
Quel est leur écho maintenant ?
… mesurer ces ondes

Sur tes genoux, ce livre, le tracé des lignes,
tissage des vies, cartes raturées, pliées, usées par
ces allers-retours
traversant le paysage
– mais de part et d’autre des voies
vit tout ce qui échappe au tracé rectiligne
du côté des bois, du côté des montagnes
et des sources ;
quelle vie s’y réfugie encore ?

Le courant de ce fleuve ne fait plus battre cette nouvelle terre
industrielle, il ne donne plus vie ni ivresse,
ni ne permet l'abandon au voyage
vers le delta, puis le golfe,

Sur ton chemin de chaque jour (que signifie chaque jour ?),
quelle variation dans la répétition ?
Des trains différents mènent à travers les orages,
voir passer ne permet pas de comprendre…
sur place, sifflets du progrès,
les rails, et ce battement syncopé…
Directions : d’un point à un autre,
emportés par l’expansion,
pouvait-on envisager alors… ?
aller vers plus de bonheur, peut-être…
comment le soleil luit-il
aujourd’hui, ou
pleut-il ?
… demain…
mais toi,
es-tu deux fois le même ?

La voie,
est déjà tracée, coupée dans les forêts, dans la pierre,
dans la terre et dans les vies d’hommes ;
et nous y avançons vers cette dissolution,
cette fin,
dans les larges rues, entre les bâtiments
plus ou moins denses selon les reflets
sur le verre ou le métal,
ou le passage des nuages ;

… à l’assaut des hauteurs, mais toujours dans la lumière variable
et le vent,
venu de la mer,
en cette île pacifiée
qui reçoit et qui donne, où la moindre contradiction
n’est pas, à Bryant Square,
la torsion de ses branches d’arbres sur les raies verticales noires et blanches
des buildings,
ou ces grues, au loin, qui montent plus haut encore
et, de leur mouvement, déploient le ciel, les parcs, leurs ombrages,
et les églises ouvertes sur la rue passante s’illuminent
dans le soir.
et la foule va à pied,
parmi les vitrines éclairées…

Voici de minuscules cadeaux japonais,
ces fruits nouveaux, plus sucrés, artificiels
qui fondent sur les lèvres comme le baiser
des fleurs
et ces brassées, en sous-sol, dans la pénombre
du restaurant,
et l’élancement des branches
disposées,

mais tout cela n’est que souvenirs d’avant,
(souviens-toi, ce masque de papier)
— d’avant l’accélération, le danger —
qui voyagent et s’échangent : paroles, lettres, cartes postales, photographies,
voici une nouvelle année où
le progrès nous a menés…
Crystal Palace et Chrysler Building…
nous sommes bien après l’insouciance…
et nous montons,
-Empire State Building
tout en haut, pour voir
la foule naufragée, en bas,
ou bien visitons le musée
où clignote la maquette, un grand jouet :
on peut tourner autour de cette ville miniature,
le temps passe et la nuit et la journée alternent, elle s’éclaire,
puis s'assombrit, tremblante de vie électrique ;

Réfugiés sur ces bords
du monde
ou sans abri,
aveugles,
nous nous heurtons contre les parois,
– ô rivage amer,
qui avait dans la bouche le goût d’une promesse, dans
l’autre langue.

Où faut-il être pour voir encore
se succéder les soleils et les nuits ?
Naufragés,
naufragés à la Nouvelle-Orléans, naufragés
à New York,
naufragés au cœur de la foule
et non plus seulement sur l’île écartée des voies maritimes,
naufrage advenu en chacun de nous ;
porosité des parois, des tissus,
girouettes sensibles aux cris, aux éclats des
phares,
hommes,
animaux
maintenant rendus fous…

un kangourou se dresse, l’œil
agrandi et la mâchoire ouverte, figé
par le faisceau dans la nuit
qui l’a arrêté…