Chantal Dupuy-Dunier, Parenthèses

Parenthèses : voilà un titre plutôt énigmatique. Est-ce celles qui bornent notre chemin, depuis l’avant jusqu’à l’après, faisant de nous… une parenthèse dans le cours des choses ? Il semblerait ici qu’il s’agisse des deux parents défunts : « ceux qui les referment sont les mêmes qui les ont ouvertes ». On peut y voir une charge agressive : ils n’étaient donc qu’une parenthèse ! On apprendra au fil de la lecture que le père a manqué à l’enfant, et que la mère l’a délaissée.

Chantal Dupuy-Dunier ne nous a pas habitué à ce type de texte, on perçoit bien qu’il fut une urgence pour elle. Tant est fort le besoin que nous ressentons tous de retracer l’histoire au moment du décès de père et mère. D’inscrire des mots sur la dalle :

 

Ces mots
couchés sur le papier dans l’urgence,
comme s’ils pouvaient prendre la place des morceaux
de ton corps qui se délite

 

On comprend dès lors que le texte tienne autant du récit que du poème. Pourquoi aussi il se lit d’une traite, comme si nous étions à la recherche de l’histoire familiale de l’auteur ; l’histoire de sa genèse puisque le récit des origines est à l’origine de toute histoire. Est-ce pourquoi celles-ci sont toujours reconstruites afin de donner à lire une légende où les ancêtres sont toujours valeureux ? Du coup nous voilà gonflés au narcissisme, fiers de nous et de notre tribu… Rien de tel chez Chantal Dupuy-Dunier, elle nous fait voyager sur l’autre versant de l’histoire, celle que l’on balbutie dans les larmes et l’amour.

La première partie du livre porte comme titre : Passe impair et manque : le père est passé, il a manqué, quel impair a-t-il commis ? Avant tout celui de mourir, dépouillé de lui-même :

 

changé en un autre que mon père.
Réduite, sa tête,
comme par les Jivaros
Nez busqué
avec cette trace de piqure
sous le menton
On t’a vidé de ton sang,
Vampirisé

 

Pendant neuf mois (soit le temps d’une naissance ?), la fille imagine la dissolution, la dislocation du corps paternel – un corps qu’elle aima pour le voir ainsi dans sa matérialité ; d’où cet érotisme noir où quelque chose du corps de la fille est enterré avec celui du père, avec lui elle endure le froid sous terre, elle assiste à la décomposition de son visage, la perte de son sourire, jusqu’à l’insoutenable :

 

Et les vers…
Non !

Ton ventre d’où je viens.
Vaine vendange des vers

 

Tant fut intense la fusion amoureuse.

La seconde partie du livre est titrée : Laisse de mère. On appelle « laisse de mer » la bande de débris déposés sur la plage au gré des marées, composée d’algues, de bois mort, mais aussi de déchets abandonnés par les humains. Nous voici donc prévenus !

 

Tu me délaisses,
je te délaisse.
C’est comme une comptine…

 

Il semblerait que la mère fut aussi abandonnée que la fille, sur le sable au gré des marées :

 

Naufrage de tout ce que tu aimais,
Épave rejetée sur le rivage,
ma mère

 

Je n’en dirai pas plus, au lecteur de découvrir le fond de l’histoire…

La fille n’ira pas saluer la mère agonisante. Ni son cadavre avant la clôture du cercueil. Son corps va disparaître, enfourné dans le crematorium, la fille est là :

 

Moi muette,
pas un poème lu,
étranglée.

 

C’est le père qui lui donna les mots. Quant à la mère : « de chair et de lait / de lèvres et de mains aimantes », ainsi fut-elle en un temps perdu, depuis longtemps semble-t-il. 

Un amour contrarié, donc. De sa mère, l’auteur dit : « l’imparfait porte bien son nom ». Et cependant :

 

Dans mon miroir,
c’est ton visage éteint que j’aperçois désormais.
En vieillissant, je te ressemble, ma mère.

 

… Telle est la thèse sur les parents de Chantal Dupuy-Dunier …

Présentation de l’auteur

Chantal Dupuy-Dunier

Poétesse, née le 28 novembre 1949 en Arles. A vécu douze ans dans le petit village de Cronce en Haute-Loire. Vit maintenant à côté de Clermont-Ferrand.
Elle a exercé la profession de psychologue dans un hôpital psychiatrique et a animé pendant onze ans un atelier d'écriture et de lecture poétiques. Crée des spectacles poésie-musique.

BIBLIOGRAPHIE :

A publié une trentaine de livres dont Initiales (Voix d’encre, Prix Artaud 2000), Creusement de Cronce et Des Ailes (Voix d’encre), Éphéméride et Mille grues de papier (Flammarion), Où qu’on va après ? (Cadex), Pluie et neige sur Cronce, Miracle et Ton nom c’était Marie-Joséphine, mais on t’appelait Suzon (Les Lieux dits), C’est où Poezi ? et Ferroviaires (Henry). Le plus récent : Cathédrale (Petra, collection Pierres écrites/L’oiseau des runes, juin 2019.

SITE : chantal.dupuy-dunier.fr

 

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Chantal Dupuy-Dunier reprend autrement son histoire avec Cronce, petit village que son art a rendu mythique. Dans Creusement de Cronce1, déjà elle recueillait la parole vivante des pierres avec lesquelles elle entretient toujours un rapport intime d’autant plus que le prénom Chantal signifie caillou, pierre. Avec Pluie et neige sur Cronce Miracle2, s’est poursuivie la sculpture du lieu, enrobant passé et présent. Il semble qu’elle aille plus loin ici dans l’appropriation du village qu’elle identifie à son corps. 

Dans la première et la dernière page, se trouve une allusion à Orphée : « un dernier regard et tu aurais disparu. » Cependant, c’est avec sa chair, avec son sang que l’auteur fait exister encore ce lieu où s’ancrent ses racines. « Ton souvenir est-il un présent / ou un maléfice ? » Pour marcher encore, elle a besoin d’y revenir et même de s’incarner en lui. « La rivière continue à creuser son lit dans ma peau » ... « je respire par tes mains » ... « tu parles par mon ventre, mes poumons, ma gorge. » De manière pudique, elle évoque la violence de la maladie qu’elle a subie : « Sang de ma chair où le scalpel a tranché. » Mais elle puise dans la verticalité des arbres celle de ses jambes et aussi une grande force dans la sensualité du corps et des mots toujours présente dans ses recueils : : « entre mes cuisses, / la mousse de ton sous-bois » ... « mon sexe est ta vallée. » Le berceau qui l’a accueillie deviendra tombeau, elle le sait et l’imagine : « lorsque ma gorge demeurera béante sur un dernier mot, / peut-être ton nom, /tu te tairas avec moi ».

Ainsi l’écriture tente de s’opposer à l’effacement, à la mort, comme les monotypes de Michèle Dadolle, qui depuis 20 ans, accompagnent superbement la poétesse dans ses chemins d’ombre et de lumière. 

Chantal Dupuy-Dunier, Cronce en corps, Monotypes de Michèle Dadolle, Les Lieux-Dits, Les parallèles croisées, 2022, 87 pages, 18€.

Présentation de l’auteur

Chantal Dupuy-Dunier

Poétesse, née le 28 novembre 1949 en Arles. A vécu douze ans dans le petit village de Cronce en Haute-Loire. Vit maintenant à côté de Clermont-Ferrand.
Elle a exercé la profession de psychologue dans un hôpital psychiatrique et a animé pendant onze ans un atelier d'écriture et de lecture poétiques. Crée des spectacles poésie-musique.

BIBLIOGRAPHIE :

A publié une trentaine de livres dont Initiales (Voix d’encre, Prix Artaud 2000), Creusement de Cronce et Des Ailes (Voix d’encre), Éphéméride et Mille grues de papier (Flammarion), Où qu’on va après ? (Cadex), Pluie et neige sur Cronce, Miracle et Ton nom c’était Marie-Joséphine, mais on t’appelait Suzon (Les Lieux dits), C’est où Poezi ? et Ferroviaires (Henry). Le plus récent : Cathédrale (Petra, collection Pierres écrites/L’oiseau des runes, juin 2019.

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Chantal Dupuy-Dunier, Les Compagnons du radeau

« Dans nos maisons d'enfance / craquait le parquet familier, / comme ces grands sapins / qu'un souffle insistant a rendu vulnérables. / Grincent aussi / les planches du radeau. » : ainsi s'inaugure le voyage initiatique auquel nous convie Chantal Dupuy-Dunier sur cette embarcation fragile impliquant néanmoins l'humanité entière...

Nous sommes tous « les compagnons du radeau », les compagnons d'infortune ou de chance des existences vécues au fil des bonheurs et des malheurs du temps qui passe, avant de connaître la dernière heure, celle du trépas ou du passage vers une autre odyssée, cycle de la vie ou de la mort dont nous, les compagnons, sommes tour à tour les naufragés et les rescapés. C'est le non-sens même de notre condition, au travers de laquelle vivre, c'est apprendre à mourir, que la métaphore du frêle esquif interroge, dans ce fragment clé où les interrogations se croisent jusqu'au sans réponse du mystère : « Sur le radeau, / chaque être ne tend finalement / que vers l'absurdité du voyage. / Jamais le radeau ne s'immobilise. / Il poursuit sa route insensée / jusqu'au lieu où les questions / ne peuvent plus être posées. »

Comment ne pas évoquer la référence à la toile de maître du peintre romantique Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, érigeant aussi en symbole de la destinée humaine un épisode tragique de l'histoire de la marine coloniale française : le naufrage de la frégate Méduse ?

Chantal Dupuy-Dunier, Les Compagnons du radeau, Les Écrits du Nord, Éditions Henry, 132 pages, 12 euros.

Comment ne pas lire également entre les lignes une allusion aux Travailleurs de la mer de Victor Hugo derrière le personnage porte-parole de Yorick, dont le nom signifie en grec « le travailleur de la terre » ? À moins qu’il ne s’agisse d’un double de L’Homme qui Rit à travers le rire cathartique, à la fois exorcisme et exutoire, de ce clown-miroir à notre partage entre sublime et grotesque ? Véritable emblème par ce fameux rictus tranchant, blessure et cicatrice, poison et remède, symptôme et médecine, de notre portrait universel d’êtres humains, entre le grandiose d’artistes manqués et le ridicule d’insectes mort-nés ?

« Le rire de Yorick / escaladerait les montagnes / s’il y en avait sur le radeau. / Il grimpe au mât et monte aux nues. / L’océan le porte / comme une flottille d’oiseaux migrateurs, / le répercute de souffle en souffle, / l’amplifie jusqu’au toit du monde. / Ris, bouffon ! / Ris, philosophe ! / C’est la même chose : / il faut être fou pour oser réfléchir à notre condition. / Ris, bouffon, de ton squelette futur / et des cavités de ton crâne » : l’écriture au couteau de Chantal Dupuy-Dunier entre l’éclat mordant du fou du roi, dont la satire sociale fait de ce spectacle sur les planches le théâtre de notre monde, et le brocard insolent du sage ironique, en accoucheur d’âmes en éveil au lyrisme contenu dans l’écrin de ses vers travaillés, comme si nous étions à l’écoute d’un démon socratique, tour à tour négateur ou affirmatif, qui nous soufflerait la dérision de l’aventure collective…

C’est d’ailleurs ce rire de Yorick qui détient le dernier message, moins en trait d’esprit qu’en aveu d’impuissance, face au silence infini de l’immensité de l’univers qui nous dépasse, en véritable pied de nez aux considérations scientifiques contemporaines, l’image d’un abîme trop grand sur le point d’engloutir une terre trop plate et trop petite : « Qui a dit que la terre était ronde ? / Soudain, tu vois se profiler à l’horizon / la gueule grande ouverte, / sépulcrale et bleue, / l’abrupt du gouffre. / Un immense éclat de rire de Yorick, / le dernier. / Nous tombons… » De cette chute sans fin en coup de théâtre d’un récit, qui aurait évité l’écueil du roman trop long, pour lui préférer l’épopée métaphysique mais dans la fulgurance d’une nouvelle au dénouement révélateur du vide et de l’horreur du terme ultime, comme un saut dans le vide, remontent presque les paroles enfouies du début du poème sur la pointe des pieds…

« Ceux des petits, / à l’odeur de caillé, / que leurs mères croquent en bêtifiant, / des larmes de rire plein les yeux. / Ces jeux détournent un temps les pensées / des angoisses au regard fixe des méduses, / qui harcèlent les hommes du radeau, / des peurs livides qui broient leur sommeil. / Au fond d’eux s’allume une lueur venue de très loin, / tremblante comme une lampe à huile / voguant au fil de l’eau. » : éclats de rires cristallins, innocents, ceux de l’enfance cajolée, en conjurations de la peur, détournements de l’insignifiant et de l’abject qui fait donc aussi la trame de notre existence pour libérer cette lueur d’espoir au rire franc, vœu à exaucer, du moins à ne pas trahir, dans ce si vaste et inexorable voyage, si infime en soit le radeau d’aventures, que nous relate cette grande poétesse initiatique…

Présentation de l’auteur

Chantal Dupuy-Dunier

Poétesse, née le 28 novembre 1949 en Arles. A vécu douze ans dans le petit village de Cronce en Haute-Loire. Vit maintenant à côté de Clermont-Ferrand.
Elle a exercé la profession de psychologue dans un hôpital psychiatrique et a animé pendant onze ans un atelier d'écriture et de lecture poétiques. Crée des spectacles poésie-musique.

BIBLIOGRAPHIE :

A publié une trentaine de livres dont Initiales (Voix d’encre, Prix Artaud 2000), Creusement de Cronce et Des Ailes (Voix d’encre), Éphéméride et Mille grues de papier (Flammarion), Où qu’on va après ? (Cadex), Pluie et neige sur Cronce, Miracle et Ton nom c’était Marie-Joséphine, mais on t’appelait Suzon (Les Lieux dits), C’est où Poezi ? et Ferroviaires (Henry). Le plus récent : Cathédrale (Petra, collection Pierres écrites/L’oiseau des runes, juin 2019.

SITE : chantal.dupuy-dunier.fr

 

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Chantal Dupuy-Dunier, bâtisseuse de cathédrales

Chantal Dupuy-Dunier, auteure d'une trentaine de recueils,   dont Initiales (éditions Voix d'encre)  qui lui avait valu le prix Artaud en 2000,  publie un nouveau recueil, l'impressionnant Cathédrales, aux éditions Petra. Elle y retrace, depuis le néolithique, le mouvement qui pousse l'humanité à ériger des pierres vers le ciel. Cet ouvrage de plus de 300 pages - dont elle nous offre 5 extraits accompagnés de leur lecture par elle-même - est une sorte de chant qui, en trois mouvements  ("Sanctuaire mégalithique", "Crypte primitive", "Cathédrale ogivale")  retrouve, suit  - mime aussi par la disposition des mots sur la page - les rituels sacrés qui lient depuis toujours la pierre à la prière - révèlant ainsi  la profonde et troublante énergie poétique de ces gestes qui font de l'écrivain le compagnon des bâtisseurs. 

Chère Chantal, je pense que mes premières questions porteront sur la genèse de cet ouvrage :
- comment t'es venu le désir / l'idée de ce thème? Comment s'insère-t-il dans ton oeuvre (souvent plus autobiographique, ou intimiste) et dans ton parcours de vie personnel ?
- c'est une épopée qui cite des auteurs, et même quand tu ne cites pas, on devine l'énorme quantité de lectures / de visites qui nourrissent ce livre : peux-tu parler de ton travail préparatoire de documentation, de la façon dont tu as constitué/exploré/exploité ces sources ?
Ensuite, je pense qu'il serait intéressant de savoir comment tu t'y es prise pour construire ta cathédrale : tes choix de construction et de mise en page (car c'est très construit - le choix des "pierres", les calligrammes...) - c'est de mon point de vue, assez vertigineux. Une oeuvre somme ! 
Cette cathédrale, je la portais sans doute en moi depuis longtemps.
Une vieille fascination pour le travail des hommes qui ont bâti ces monuments, devant la foi qui les portait, ce d’autant plus que je suis incroyante. J’envie ceux qui ont, entre la mort et eux, le rempart d’une croyance rassurante.
Je suis devenue athée vers 22 ans, mais j’ai un passé de religiosité important. Vers l’âge de 10 ans, je voulais devenir carmélite, cela n’a duré que quelques mois. J’avais et j’ai conservé une attirance pour Sainte Thérèse de Lisieux. J’admire qu’on puisse consacrer toute sa vie à un idéal, même si ce n’est pas le mien, et que cet idéal soit tourné vers les autres. En faculté, j’ai suivi quelques cours de théologie.
Ce projet d’écriture s’est imposé à moi en voyant un « œuf de lumière » au sol de la cathédrale de Chartres, reflet d’un vitrail sur lequel l’ombre de nuages se mouvait (photo ci-jointe. J’ai même une petite vidéo). Oui, cela a débuté par cette « illumination », donc par la manifestation du soleil, ce dieu primitif dont on retrouve la présence dans des objets religieux comme les ostensoirs et surtout dans les rosaces. C’est ce qui m’a fait signe.

toutes les photos sont de l'auteur

Pourquoi tous ces auteurs cités (et j’aurais aimé en citer tant d’autres) ? Parce que j’ai voulu que ma « Cathédrale » soit une grande métaphore de la poésie. Elle symbolise la pyramide poétique. Depuis les origines, chaque poète en étant une pierre, écrivant sur les fondations que tous ses prédécesseurs ont édifiées, et déposant sa propre pierre sur laquelle pourront s’appuyer d’autres poètes à venir. Cette cathédrale s’appelle « la poésie ».

.

Dans mes recueils précédents, il est vrai que la part autobiographique était importante. Cependant, j’ai toujours espéré que le lecteur n’y verrait pas simplement « ma petite histoire», mais pourrait projeter la sienne. Beaucoup m’ont dit que le village de Cronce était pour eux un autre village de leur enfance. De même, quand j’écris sur la mort, il est évident que cela concerne tout le monde et résonne.
De plus, j’entretiens avec les pierres un rapport intime car mon prénom « Chantal » signifie « caillou, pierre ». Dans  Initiales, des lettres et une date gravées dans un mur servaient de point de départ au poème. Dans Creusement de Cronce , c’était déjà « la parole des pierres » que je recueillais. En ce qui concerne Saorge, dans la cellule du poème ((Les trois recueils ont été publiés par Voix d’encre.)), les pierres du monastère sont aussi très présentes. La pierre fait pour moi partie du vivant, je suis avec elle dans une relation orphique comme avec toute la nature, avec tout le vivant. Lorsque j’écris, je me sens tailleur de mots, sculpteur dans le matériau du langage. Mon stylo est un burin.
Des lectures, des visites ? Bien sûr, durant plusieurs années, mais j’aurais aimé avoir le temps de lire davantage, il y avait déjà Victor Hugo avec « Notre-Dame de Paris » et ma découverte principale a été Joris-Karl Huysmans. Dans son roman  La cathédrale , c’est justement celle de Chartres qu’il évoque. J’ai donné le nom de son héros Durtal à un de mes personnages. J’ai rejeté certains livres exposant des théories délirantes, comme ceux qui racontent que des extraterrestres sont venus construire nos cathédrales ! Le sujet stimule les imaginations. Les lectures se faisaient en chemin, en même temps que l’écriture. Je n’ai pas fait un travail rigoureux de préparation. Quand on écrit sur un sujet, j’ai remarqué que les choses se présentent autour de ce sujet, sans doute parce que l’on est dans l’état d’esprit de les remarquer. Beaucoup d’images quand même, d’intuition aussi. Je voyais l’évolution de mon sanctuaire mégalithique et du lieu où il se trouvait. Je voyais mes personnages. J’ai préparé mes calligrammes en prenant des croquis de vitraux, notamment à la Sainte-Chapelle de Paris. Le problème est que je ne sais pas dessiner et j’aurais aimé que la rosace finale figure vraiment une grande rosace.
En matière de visites, c’est la même chose, j’aurais voulu voir toutes les cathédrales ! J’ai aussi fait en sorte que l’Auvergne où je vis ait sa place et j’ai fait des emprunts à nos belles basiliques en plus de la cathédrale de Clermont-Ferrand et de celle du Puy qui valent un détour.
Comme tu le notes, ce livre est très construit. Je l’ai vraiment bâti. Chacun des trois chapitres comporte un préambule où le même personnage est présent, un homme qui retranscrit ce à quoi il assiste (il est bien sûr le poète), puis des « Pierres », qui peuvent être des animaux, des personnages, des éléments, etc. Dans chaque section, on retrouve un sacrifié, un officiant, un incroyant, un astre, de l’eau, des arbres et les bruyères qui vont donner son nom à « Notre-Dame des Bruyères », ainsi que « Pierre, la Pierre » qui, de pierre d’autel du sacrifice primitif, devient marche devant l’autel d’une première église avant de clore le tombeau d’un Maître d’Œuvre de la cathédrale. J’ai réellement posé mes pierres poétiques les unes sur les autres.

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Tu as répondu de façon exhaustive aux deux premières questions - c'est un texte extrêmement intéressant ! M e restent des demandes concernant la suite : comment t'y es-tu prise pour construire ta cathédrale, comment se sont déterminés tes choix de construction et de mise en page (car c'est très construit- le choix des "pierres", les calligrammes...)
Après la survenue de l’inspiration, déclenchée par cet « œuf de lumière » mouvant vu au sol de la cathédrale de Chartres, l’idée s’est imposée à moi qu’il fallait vraiment essayer de construire ce livre comme les bâtisseurs de cathédrales, en y consacrant beaucoup de temps et de passion. Victor Hugo cité en exergue écrivait : « Quiconque naissait poète se faisait architecte. »
J’étais habitée par ce projet à long terme. Oui, je voyais le lieu, les édifices. Je côtoyais mes personnages. Eux aussi se sont imposés à moi.
J’ai fait un plan, que j’ai remanié plusieurs fois. Deux choix s’offraient à moi : construire un ouvrage encore plus important en incluant un chapitre qui se serait appelé « Cathédrale romane » ou élaguer un édifice qui risquait de devenir trop « lourd » pour le lecteur. J’ai choisi d’élaguer en faisant un saut un peu rapide de « Crypte primitive » à « Cathédrale ogivale ». « Cathédrale » a compté une cinquantaine de pages supplémentaires et des « Pierres » (paragraphes) en plus. Il y a peut-être quelques anachronismes, mais je me pose en poète pas en historienne, même si je me suis documentée.
Au fond ma cathédrale, dont je reconnais que la construction est ambitieuse, se veut non seulement une grande métaphore de la poésie, mais tente de représenter l’humanité dans son ensemble et l’univers avec tous les éléments qui le composent (ce qui est bien sûr impossible). Le choix de la mise en page accompagne mon écriture depuis mes premières publications. Elle doit s’accorder au texte, elle fait partie intégrante du poème, en renforce le sens.
Les calligrammes de vitraux sont pour moi le moyen de figurer la lumière passant à travers les « espaces blancs » des poèmes.
Je reviens aussi au culte du soleil, depuis le sacrifice primitif accompli pour qu’il se lève chaque jour jusqu’à la rosace finale. Souvent, il y a une « boucle » dans mes recueils, un retour au début.
Le style aussi change selon le sujet. Ici, il y a beaucoup de formes litaniques parce qu’elles rappellent les prières.

lumière sur un signe lapidaire à Orcival.

 

 

5 extraits de Cathédrale

 

Poème inaugural :

 

Ce matin,

au sol de la cathédrale

dont les neurones de pierres se souviennent,

le geste ovale du labyrinthe

désigne la direction de l’œuvre.

Les rayons traversant un vitrail

dessinent sur les dalles

un reflet marbré.

Le reflet à la forme parfaite

progresse lentement vers l’entrée du dédale,

œuf lumineux.

 

 

Extrait de « Sanctuaire mégalithique » :

 

Ô Soleil, je guette ton retour.

 

Quand je devinerai ton approche,

j’attacherai ma chevelure

pour aller recueillir l’eau

avec laquelle mon père lavera

la lame du sacrifice et la pierre d’autel.

Et je prononcerai ces mots :

 

Source, qui désaltère l'orge, la fourmi et l’homme debout,

le chêne, le rat des champs et l’homme couché,

redonne à la lame et au granit

l’embrasement du dieu soleil.

 

Di va oumba          par le ventre de la grêle,

Di va oumba          par les blessures du ciel,

Di va oumba          par le souffle qui règne sur le souffle !

 

 

 

Extrait de « Crypte primitive » :

 

Vous qui êtes là,

écoutez les paroles qu’il prononce tout bas :

Tu t’appelles Pierre la Pierre.

Au milieu du tertre bouleversé par le remuement du chantier,

je t’ai vue apparaître près des bruyères en fleurs.

Le ciel était animé d’un somptueux vol de corbeaux.

L’ombre velours de leurs ailes accentuait ta couleur

et traçait des reliefs à ta surface.

Lorsqu’après tous nos efforts,

le bœuf robuste t’a enfin rendue au jour,

je serais tombé à genoux sur la terre rouge,

mais ta beauté paralysait mes gestes.

J’ai pu ouvrir la bouche et demander :

- Qui es-tu ?

 

 

 

Extrait de « Cathédrale ogivale » :

 

Chacun lève les yeux vers le grand livre de pierre,

livre de verre en ses vitraux.

Recueil vertical,

poème dressé au-dessus du langage ordinaire,

que je tente de traduire.

 

˗ Poète, comme Maître d'œuvre, est un haut-métier

qui ne va pas sans le devoir d'être Homme,

ne s'accommode pas d'une existence banale.

La responsabilité des mots nous incombe ˗

 

 

 

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Présentation de l’auteur

Chantal Dupuy-Dunier

Poétesse, née le 28 novembre 1949 en Arles. A vécu douze ans dans le petit village de Cronce en Haute-Loire. Vit maintenant à côté de Clermont-Ferrand.
Elle a exercé la profession de psychologue dans un hôpital psychiatrique et a animé pendant onze ans un atelier d'écriture et de lecture poétiques. Crée des spectacles poésie-musique.

BIBLIOGRAPHIE :

A publié une trentaine de livres dont Initiales (Voix d’encre, Prix Artaud 2000), Creusement de Cronce et Des Ailes (Voix d’encre), Éphéméride et Mille grues de papier (Flammarion), Où qu’on va après ? (Cadex), Pluie et neige sur Cronce, Miracle et Ton nom c’était Marie-Joséphine, mais on t’appelait Suzon (Les Lieux dits), C’est où Poezi ? et Ferroviaires (Henry). Le plus récent : Cathédrale (Petra, collection Pierres écrites/L’oiseau des runes, juin 2019.

SITE : chantal.dupuy-dunier.fr

 

Autres lectures

Mille grues de papier, de Chantal Dupuy-Dunier

Il y a une idée dans le dernier ouvrage de Chantal Dupuy-Dunier. Je veux dire : son dernier ensemble, intitulé Mille grues de papier, et publié chez Flammarion, est le déploiement d'une idée [...]

Les Cahiers du Loup Bleu

Une brochure de quelques pages, sous une couverture toujours identiquement illustrée d'une bande horizontale de forme variable sur la première de couverture, et d'un loup -  bleu, évidemment – dont les traits sont [...]

Chantal Dupuy-Dunier, bâtisseuse de cathédrales

Chantal Dupuy-Dunier, auteure d'une trentaine de recueils,   dont Initiales (éditions Voix d'encre)  qui lui avait valu le prix Artaud en 2000,  publie un nouveau recueil, l'impressionnant Cathédrales, aux éditions Petra. Elle y retrace, [...]

Chantal Dupuy-Dunier, Les Compagnons du radeau

« Dans nos maisons d'enfance / craquait le parquet familier, / comme ces grands sapins / qu'un souffle insistant a rendu vulnérables. / Grincent aussi / les planches du radeau. » : ainsi s'inaugure le voyage [...]

Chantal Dupuy-Dunier, Cronce en corps

Chantal Dupuy-Dunier reprend autrement son histoire avec Cronce, petit village que son art a rendu mythique. Dans Creusement de Cronce1, déjà elle recueillait la parole vivante des pierres avec lesquelles elle entretient toujours un rapport [...]

Chantal Dupuy-Dunier, Parenthèses

Parenthèses : voilà un titre plutôt énigmatique. Est-ce celles qui bornent notre chemin, depuis l’avant jusqu’à l’après, faisant de nous… une parenthèse dans le cours des choses ? Il semblerait ici qu’il s’agisse des [...]




Les Cahiers du Loup Bleu

Une brochure de quelques pages, sous une couverture toujours identiquement illustrée d'une bande horizontale de forme variable sur la première de couverture, et d'un loup -  bleu, évidemment – dont les traits sont dus à des artistes différents ((Les Cahiers du Loup Bleu, Les Lieux-Dits éditions,  une trentaine de page environ, chaque exemplaire orné en 4ème de couverture du dessin d'un loup signé par un artiste différent.  format 21 x 13,5. Brochures agrafées. 7 €)) – un pour chaque auteur. Une citation de Stephen Jourdain, en dernière page, précise l'intention de cette collection apparemment minuscule – apparemment seulement  :

Un loup qui ne rejoint pas la forêt renie sa nature de loup. Un homme qui ne rejoint pas le bouleversant poème qui couve sous ses paupières renie sa nature d'homme.

 

Fondée en 2000, la collection des cahiers contient 16 titres, dont ceux de Jacques Goorma, qui inaugure la série, Alain Fabre-Catalan, Marc Syren, Anne-Marie Soulier... Modestes, les presque brochures proposent des textes très différents les uns des autres dont je retrouve, à l'occasion de celui qui vient de m'arriver, quelques titres dans les rayons.

Je feuillette en effet aujourd'hui les poèmes de Chantal Dupuy-Dunier, qui m'a offert "Ton nom c'était Marie-Joséphine, mais on t'appelait Suzon" (2ème trimestre 2018). Poésie d'un extrême dépouillement, les textes de Chantal touchent par leur simplicité : ici, la tentative de ressusciter, à partir de bribes, d'objets oubliés - de ces petits déchets qu'on oublie au fond d'un tiroir - le personnage clivé d'une femme au prénom trop aristocratique pour la vie qu'elle mène – vie mélancolique qui n'en fait pas une Madame Bovary, mais une personne parfaitement intégrée, dont personne ne comprend la confuse douleur d'être deux en elle et que retrace une narratrice toute en empathie pour son personnage, dont on retient ce passage :

(...) Ta fille m'a donné tes corsages.

Je n'ose les porter,

comme si un sortilège pouvait soudain

me transformer en quelqu'un d'autre.

Vêtements magiques pendus sur des cintres

pour conserver quelque chose de ton corps,

Protégeaient-ils la peau de Marie-Joséphine

ou celle de Suzon?

*

 

Le délicat poème de Chantal m'a poussée à rechercher d'autres titres dans les rayons : ainsi, Arnoldo Feuer, sous le titre Chemins de forêts et de champs,(2ème trimestre 2018) emmène son lecteur en promenade au fil de 47 brefs poèmes : 7 vers  chacun – deux de plus qu'un tanka, mais avec une similarité  dans le traitement des thèmes - la nature et ses différents mondes, végétal, minéral, animal avec lesquels le poète vit en harmonie -  et ce lien du 7, chiffre symbolique affiché dans le poème japonais par le rythme des syllabes (31 regroupées par 5 ou 7). Tendres, humoristiques, parfois métaphysiques, ces petits septains laissent comme un écho dans l'âme et la mémoire :

 

XI

Encore le chasseur

une mésange lui tricote

de branche en branche

un gilet

de ciel bleu

il en oublie

le gibier

 

 

*

Autre titre, autre univers : la Rue composée de Sylvie Villaume (2ème trimestre 2017), dont la disposition du texte mime dans tous les sens celles des voies d'une ville.

*

Je possède aussi Irrésistible de Jacques Goorma (4ème trimestre 2015) sous-titré "fable d'âme", avec en épigraphe une citation de l'Epître de Jacques sur la langue. Ce très beau texte, se présente comme l'autobiographie, en prose, d'un "être" nommé Irrésistible, qui annonce tout de go à un destinataire qu'elle tutoie, s'être enfuie de l'asile où on la tenait enfermée et vouloir  "tenter de te dire ce que j'ai appris de si important et comment je me suis éveillée à moi-même. Ce qui est resté de mon aventure et a survécu à mon oubli."

Méditation philosophique sur l'âme et la pensée, dans le style d'un (bref) roman picaresque, auquel ne manquent ni l'humour, ni la profondeur, par celle qui assure à son interlocuteur, poète évidemment, qu'elle inspire, accompagne et rencontre dans le poème :  "je suis souffle, parole, chant (...) Je suis le grand silence qui te parle depuis ton aube sur la terre", ce petit texte est un joyau.

*

Je finirai ce tour d'horizon des brochures du Loup bleu en citant le Deuil du singe, de Marc Delouze, publié lui aussi au 2ème trimestre 2018. Regroupés en triptyque, des textes puissants, qui traitent de la mort, on le devine – mais avec un incipit à faire frémir : "Né au milieu des charniers / l'oreille cernée par tous les cris du monde"... On ne s'étonne pas de croiser des vers de L'Enfer de Dante, dans cet univers où "Le seul séjour des morts / c'est le corps des vivants" – ni de lire le deuxième volet, (qui contient le poème éponyme du recueil et qui est introduit par une épigraphe de Kafka), comme une sorte d'Apocalypse d'un "monde mou", où nous errons "dans la nuit des temps liquides", en quête d'un souvenir disparu, et que le poète tente de retrouver "avec la pioche ébréchée de (ses) mots".... La dernière partie, dédiée à "Ali Podrimja, poète du Kosovo retrouvé mort allongé sur la terre du Larzac (...)"  donne la parole au mourant dans un long et terrifiant monologue d'agonie :

 

mon corps

mon corps s'échappe de mon corps

comme le verre de mes mains

qu'un étranger me tendit

il y a longtemps

longtemps

 

(...)

 

dans mes narines le sang d'un insecte écrasé

sous mes doigts le fin filet de ses cheveux

 

dans ma bouche l'éternelle charogne du poème (...)

*

Cinq loups, cinq univers poétiques différents... l'unité de cette petite collection réside dans l'ouverture des formes et sujets qu'elle accueille, et qu'il est important de suivre.   

 




Anne MOSER & Jean-Louis BERNARD, Michèle DADOLLE & Chantal DUPUY-DUNIER

 

 

Anne MOSER & Jean-Louis BERNARD

Accueil de l'exil.

 

 Fidèle à son habitude, l'éditeur propose un livre de poèmes en deux parties : la seconde constitue une plaquette traditionnelle au bon sens du terme alors que la première est un libre jeu de superpositions : vers choisis de Jean-Louis Bernard et calligraphiés sur papier calque qui dialoguent avec les peintures tachistes d'Anne Moser… Si Jean-Louis Bernard est à la recherche du "langage du perdu", Anne Moser, quant à elle, étudie les rapports entre le vide et les taches de couleur…  Étrange dialogue donc entre une peinture rare, exigeante et une écriture complexe, torturée… À ce qui relève de "la stupeur originelle" pour le poète correspond "l'arrachement de l'origine"  pour la plasticienne…

Je ne sais pas si l'écriture prend appui sur l'espace suggéré des peintures et devient elle-même encre comme le dit la quatrième de couverture mais ce que je sais c'est qu'il y a là comme une façon de dépasser ce que la simple juxtaposition entre la peinture et la poésie peut avoir de gratuit. Et qu'à l'exploration du vide d'Anne Moser répond parfaitement cette écriture de l'exil qui est celle de Jean-Louis Bernard. Une rapide lecture d'Accueil de l'exil n'est pas sans poser une question essentielle : s'agit-il d'un long poème ou d'un recueil de poèmes ? Les poèmes apparaissant par le changement de page, dès lors qu'il n'existe pas de titres pour les poèmes, mais que chacun commence par une majuscule… Jean-Louis Bernard explore les interstices des rapports de l'être au monde. L'écriture devient alors accueil de l'exil, l'exil étant le nom donné à cette absence de coïncidence de l'être vivant avec lui-même. Poèmes donc qui constituent comme une patiente suite d'approches… "Les jours palabrent / le désert dit" écrit Jean-Louis Bernard ; pouvait-il mieux préciser sa démarche ? "Être juste  / le reflet d'une voix / en route calme / vers l'inexistence", ajoute-t-il un peu plus loin comme en écho au vide d'Anne Moser. Le poème peut alors bruire même s'il est question de rives blanches  / et de gués / pour des eaux incertaines. L'écriture reste tremblée (au-delà de sa précision) et s'emploie à capter ces sédiments troubles qui reposent sous l'innommé des songes.

La poésie de Jean-Louis Bernard est une poésie du peu, de l'instant sans nom. Et ce n'est pas le moindre de ses sortilèges.

 

*

 

 

 

Chantal DUPUY-DUNIER & Michèle DADOLLE

Pluie et neige sur Cronce Miracle1

 

Cronce est un petit village d'Auvergne de moins de cent habitants, aux lieux-dits portant des noms pittoresques, où a vécu une dizaine d'années Chantal Dupuy-Dunier. Elle a écrit, à ma connaissance, deux recueils de poèmes inspirés de ce village, dont le tout récent  Pluie et neige sur Cronce Miracle alors qu'elle vit désormais à Clermont-Ferrand…

Comme le veut le principe de la collection (2Rives), quelques vers des poèmes sont soigneusement calligraphiés sur papier calque et viennent se superposer aux peintures abstraites de Michèle Dadolle. Ce qui constitue un premier cahier avant le texte proprement dit de Chantal Dupuy-Dunier… Mais ce qui fait le prix de ce cahier, c'est ce distique "Un jeteur de sorts a brandi vers les nues / ses mains translucides". Le mot du poète est en accord avec le travail de l'éditeur (et de Michèle Dadolle) ; il fallait remarquer cette coïncidence trop rare pour être oubliée… Translucide fait d'ailleurs écho à cet autre vers (une citation ?) : "C'est mon sang transparent versé pour vous". Le travail du peintre n'en prend que plus de valeur : le lecteur sent alors qu'il n'y a rien de gratuit dans cette démarche entre les deux complices, que Michèle Dadolle a traduit par la couleur et par la forme ses impressions de lecture…

Le titre dit tout l'amour que porte Chantal Dupuy-Dunier à ce village : Cronce Miracle, dont il faut noter le M majuscule. Vivre à Cronce est un miracle, la pluie et la neige sont un miracle toujours renouvelé. Ce qui est une façon d'exprimer l'amour car si la neige transforme le paysage jusqu'à le rendre féerique, la pluie reste désagréable même si elle est nécessaire au renouvellement de la vie. Cronce n'est pas un village sans habitants. Les poèmes montrent là "une femme aux yeux jaunes" qui se souvient de la "verge de l'amant", ailleurs des "hommes qui se pensaient riches de vivre là". Mais Chantal Dupuy-Dunier ne s'arrête pas aux humains car les arbres sont aussi des habitants, eux qui sont "les veines du monde". On a là un bel exemple de vision cosmique, comment un minuscule village devient le symbole de l'universel. Un poème dit parfaitement que Cronce est une impulsion pour écrire : "Parmi les soleils inconnus d'autres galaxies, / nous pourrions découvrir / tant de nouvelles phrases, / de nouveaux mots dont ceux-ci / ne sont que les ombres ou les reflets"… Mais Chantal Dupuy-Dunier pèche peut-être par modestie car, c'est elle qui parle plus loin : "Avec mon stylo pour burin / je sculpte le marbre de la neige".

Elle  renouvelle l'art de dire la vie près de la nature, à la campagne. Ainsi l'éphémère se grave-t-il dans le marbre.

 

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1 - Ce recueil a fait l'objet d'une précédente recension dans nos pages : http://www.recoursaupoeme.fr/critiques/fil-de-lecture-de-marilyne-bertoncini-nouveaut%C3%A9s-des-2rives/marilyne-bertoncini

 

 

 

 




Fil de Lecture de Marilyne Bertoncini : Nouveautés des 2Rives

Dirigée par Claudine Bohi et Germain Roesz, la jeune collection 2Rives se propose de "rapprocher les rives de la peinture, du dessin, du collage, de la langue et de la poésie". Fruits de la rencontre de deux créateurs - révélant d'abord le pan pictural, comme un livre d'images, voilées d'une feuille de papier calque, puis le poème correspondant dans une sobre typographie - naissent ainsi d'élégants livres d'art, dans un format maniable, à un prix accessible, surtout si l'on considère la qualité du choix éditorial, et la richesse du volet graphique (plus d'une dizaine d'illustrations pleine page pour chaque ouvrage.)

*

Nous présenterons trois des sept titres du catalogue : d'abord Pluie et Neige sur Cronce Miracle, magique recueil de Chantal Dupuy-Dunier et Michèle Dadolle, où me semble parfaitement nécessaire le parti-pris de la transparence, voilant le lavis gris et mauve des encres, qu'il faut révéler. Chaque feuille de calque porte, manuscrite, une phrase tirée du recueil, qui s'inscrit comme une brume sur l'ébauche d'un paysage – croit-on – traits comme délavés, surgissant de la mémoire en bribes d'ombre, graphique silhouette évoquant un arbre, coin de prairie, peut-être – toute latitude est laissée au regard, pour imaginer, avant d'y pénétrer, le lieu de ce texte : Cronce.

Déjà objet d'un recueil de Chantal Dupuy-Dunier (Creusement de Cronce), ce topos réel, dédicataire du recueil, paraît tant chargé d'émotions et de souvenirs, qu'il devient figure mythique- et maternelle - comme la Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart, citée en épigraphe, et dans le poème liminaire. Pays au nom rude, qu'on imagine âpre, dans ses consonnes "cruelles", où l'on entend bruire les ronces en couronne d'épines, comme autour des madones noires des campagnes, Cronce Miracle fonde en quelque sorte le mythe généalogique du poète : "Ton nom s'est métamorphosé en prénom, / la pluie qui le baigne en eau lustrale. // Tu as pris place sur une branche de notre arbre, ton sang irrigue nos veines."

Les saisons qui passent, au fil de la pluie, accompagnent en effet une naissance – une re-connaissance : celle des mots, encore incompris, comme ceux de la langue des oiseaux, du rire de la montagne, du silencieux discours des arbres... - jusqu'à ce que "S'esquisse le tic-tac de poèmes métronomes." Ce paysage familier et sacré, que Chantal Dupuy-Dunier porte avec elle, à travers son écriture, comme des Lares - Genii loci au sens propre du terme, où l'on entend aussi, en écho, loqui – ce bruissement de mots guettés dans les "voyelles glacées" de la pluie", les vibrations de la parole en "froissement d'élytres" des insectes, les calligrammes liquides sur les rochers... ou la forme que prendra la candeur de la neige, sous la "plume-burin" de Chantal Dupuy-Dunier, qui nous offre ici une forte et sensible méditation sur la féconde prégnance des lieux dans la naissance du poète.

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Chair Antérieure, de Claudine Bohi et Ainaz Nosrat, nous emmène dans un tout autre univers. Une explosion, en transparence de vitrail, des encres dont les fluides taches colorées se chevauchent, s'entremêlent dans un chaos joyeux que sertissent, comme des plombs, des traits d'un beau noir, esquissant des formes – becs, seins, fesses, plumes – oiseaux, chevaux ou serpents - créatures en gésine encore, et prêtes à prendre part à une ronde de corps en quête d'identité(s). A travers ses formes libres, ce qu'Ainaz Mosrat dessine, ainsi que le dit Germain Roesz dans la postface, c'est "un mythe contemporain, dans lequel on peut saisir les tragédies actuelles : ce qui est fait aux femmes, à leurs corps, à leur esprit, aux contraintes multiples (...) Duchamp revisité dans un dadaïsme persan, critique et incisif." Critique, incisif, et joyeux, comme un monde de carnaval, monde à l'envers des normes et du "réel", où les chairs se libèrent, et atteignent peut-être cet état fertile de la "chair antérieure" dont on poursuit l'exploration dans le poème de Claudine Bohi qui, par brèves strophes, imprégnées de silence, explore ce même "magma d'or et de bleu / sous la langue" – depuis l'avant de toute origine - "cela / (qui) creuse// cela s'étale // cela vrille // et balbutie // étrange / celà fut là // posé // où ce n'est pas //.

Texte sensuel, et précis, il fait percevoir de l'intérieur le sentiment d'une dilatation océanique - "un corps disiez-vous / nous vivons dedans / mais où", les flottements des certitudes qui accompagnent toute création, toute maternité : "une identité c'est liquide // ça passe de l'une à l'autre / en douce //". Il s'agit du mystère de cette naissance-là, qu'on porte en soi – autre que soi :

cela
qui ne vient pas

qui n'est pas là

qui fait caresse
au fond du ventre
à l'intérieur des seins aussi

dedans caché

et qu'on ne touche pas
jamais

Du désir, de la naissance, de la chair et du rêve, "ça brasse l'éboulis du monde" – entre jubilation et surprise, dessinant cela qui fût et qui devient – ce que nous fûmes et devenons, dans "ce silence où prend forme / ce qui te nomme // et te contient //

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Le poème de Juste un mot, d'Ode Bertrand et Patrick Dubost, commence par une longue anaphore creusant, par son ressassement, la quête d'un mot encore non-advenu, et sa possible profération, son ex- istence -

Existe.
Existe-t-il.

Existe-t-il un mot.
Un mot au centre.
Existe-t-il un mot au centre de.
Au centre de tout.
Au centre de tous les mots. (...)

Mot princeps, absent, et impensé – il est "un trou dans un objet nommé "silence ". // Un mot imprononcé recouvert de tous les noms possible du silence. //( ...) un trou dans la parole avec juste l'image". La parole poétique (car c'est bien une voix qu'on entend, à lire du regard la partition qu'en fait le poète) s'en approche par approximations successives, entre le silence des blancs de la page et la ponctuation qui désarticule la pensée en devenir, la montrant dans son infini ressassage, ses impasses et ses retours. L'auteur, musicologue par ailleurs, confie au lecteur : "J'ai écrit ma vie entre les silences. / J'ai sculpté une vie étayée de silences. / J'ai fait de ma vie un grand silence.". La métaphore filée creuse dans le minerai du mot, cette "matière d'oubli", tissant une "partition confuse", dont les fils s'organisent, se mêlent et se dénouent sur la portée du poème. Ce mot - à condition de ne nommer ni désigner - est le fondement de la vie ("Une vie nommée devient l'ombre d'une vie") : il suscite esquisses de gestes, ébauches de choses et de paroles, dans le chaos du monde où il porte aussi, inscrit en lui, le germe de la mort : "Ce cortège de mots qui survivent au dernier voyage. // Se préparent dès la naissance. / /Avancent en un lent cortège sur la rive opposée. // Ce cortège funéraire qui commence dès la naissance et finit loin après la mort. // Sur la rive opposée. //" C'est à l'envoûtante musique minimaliste de Philipp Glass ou Tery Riley, John Cage ou Willem Reich que l'on pense inévitablement : " l'idée vague d'une série indéfinie qui ne dit rien. // Ne se donne aucune forme, aucune périodicité. // Une série même sans élément. // Sans début ni fin. // Sans contour. //Sans même un fil, ni rien d'audible.//"

Les miniatures d'Ode Bertrand sont l'exacte transcription – ou bien est-ce l'inverse? - de cette incessante parole "qui ne dit rien" : sur la blancheur crémeuse et mate de la page, de fins traits foisonnants explosent, buissonnent – dessinent ce qui semble être l'audiogramme des voix du poème, voix des êtres et des choses, "les cinq cents mots de vocabulaire d'un paysage ordinaire. // Puis les milliers de mots cachés sous les mots apparents." Des oeuvres graphiques au texte, c'est le même patient creusement du blanc, du vide originel, qui est aussi celui auquel retourne toute forme, toute parole – toute lecture, une fois refermé le livre,

*

On saluera, pour conclure, sous la diversité des oeuvres publiées, la remarquable unité de la ligne éditoriale de Claudine Bohi et Germain Croetz, souhaitant longue vie – et de nombreux lecteurs – à cette rare collection.




Mille grues de papier, de Chantal Dupuy-Dunier

Il y a une idée dans le dernier ouvrage de Chantal Dupuy-Dunier. Je veux dire : son dernier ensemble, intitulé Mille grues de papier, et publié chez Flammarion, est le déploiement d'une idée poétique contenant un univers, certes, mais aussi une philosophie, une attitude, et, peut-être, une métaphysique.
A l'ouverture de ce livre, il y a un proverbe japonais : "Quiconque plie mille grues de papier verra son vœu exaucé." A ce proverbe répond immédiatement la rêverie de Jean Cocteau : "Le temps des hommes est l'éternité pliée".
La réalisation d'un souhait et la métaphysique sont la porte de ce livre.
Puis, avant d'entrer dans la matière poétique, le poète précise que son travail est le prolongement des mille grues que tenta de réaliser la petite Sadako Sasaki, fillette leucémique irradiée à Hiroshima. Son vœu : continuer de vivre. Elle réalisa 644 grues et des enfants de sa classe, après son décès, confectionnèrent les origamis manquants pour parvenir jusqu'à mille.
"J'ai "plié" 644 poèmes, nous dit Chantal Dupuy-Dunier. Comme elle, je me suis arrêtée à ce chiffre afin de marquer l'impossibilité dans laquelle se trouve l'homme d'aller jusqu'au bout de ses projets, l'écrivain d'achever son œuvre".
Voilà dans quelle poétique alors nous entrons.

La ligne claire.
Toujours ce même geste
vers la verticalité quotidienne d'écrire.

Une langue de haute flamme.

"Seule l'inscription du chant
sur la pierre de l'air..."

Echo du lointain.

Qui parle ?

Il y a un vœu dans la démarche de Chantal Dupuy-Dunier, celui de continuer à vivre, sachant que la leucémie imposée à l'âge du déploiement de l'être, l'accident, la maladie, la vieillesse auront toujours raison, au bout du compte, de ce souhait. A moins que ce vœu en appelle secrètement à une continuité, au-delà de la matière terrestre. Ce serait peut-être le sens de l'assertion de Jean Cocteau. Nous avons entre nos mains la vie, et, comme l'éternité pliée, nous plions à notre tour comme pour lire depuis l'intérieur et prolonger cet élan miraculeux dont une parcelle nous est donnée en tant qu'humain.

Simplement,
sur le parquet,
l'ombre d'un chrysanthème
calligraphie le soleil.
Cela suffit
à ouvrir l'espace du poème.

Soleil minuscule
dans l'exubérante floraison de l'univers.

Faire des grues pour continuer à vivre, plier des vers pour composer des poèmes, voilà des chants qui participent de la floraison humaine de l'univers. Il y eut des hommes avant nous, il y aura des hommes après nous, nul ne sait le temps de l'existence du grand corps d'humanité à travers l'existence, et chanter, dans la conscience de la mort individuelle, chanter de bon cœur, voilà qui est utile à nos successeurs, et peut-être à nous-mêmes sur un plan ineffable.

Pleine lune.
Ce sont les hommes qui la voient morcelée,
la lune est toujours pleine.
Rien ne lui fait défaut,
alors que nos sens,
les quartiers de nos sens...

Les grues de Chantal Dupuy-Dunier sont en vers libres. Ils n'obéissent à aucun art poétique japonais. Certains pliages sont courts, d'autres longs mais ne dépassant pas une page. Ils se font au gré de l'instant.

Les nuages gris seraient la tourbe
sous nos pieds,
le ciel une immense forêt
dans différents tons de verts,
avec des rayons d'automne traversant

Le poète a composé, comme la petite fille, 644 grues en poème. Flammarion a décidé d'en publier ici une bonne part, mais pas la totalité. Cependant, Chantal Dupuy-Dunier donne pour titre à son ouvrage Mille grues de papier, comme pour induire le principe réalisé du souhait.
Une idée, disais-je en commençant cette note : Mille grues de papier est le déploiement plié d'une idée, avec sa charge de secrets, de quotidien, d'espérance et de beauté, à chaque page.

Le ciel nous parle de passages et de retours.
Nos migrateurs sont revenus.
leurs ailes brunes, gris clair,
        bleues, jaunes, noires.
       ou amples.
Leurs ailes fragiles
Leurs chants et leurs secrets.
Maigres,
survivants,
affamés.
Gorgés d'images et de vertiges.

Il y a une certaine joie tranquille dans ces pages de poésie. Une joie qui a fait sienne les tenants tragiques et difficiles de l'existence. Une joie qui voit haut, depuis les aires aériennes qu'elle fréquente à dos de plume, une joie de la pratique quotidienne du vivre, malgré tout.

J'arpentais mes rêves,
les recoins de mon enfance,
les lieux passés.

Je voyageais à l'intérieur des mots,
dénombrais leurs excroissances,
me risquais délicieusement
dans le sillage de leur délire.

C'était, je crois,
il y a presque aussi longtemps que mon enfance.

Un livre superbe. 




Profondes

 

Profondes
les racines des mots
traversant les strates géologiques et temporelles,
buvant au cratère des lacs anciens,
s’agrippent aux viscères de la terre,
prélèvent toute mémoire sur leur passage,
        augmentent, gonflent,
        donnent naissance à d’autres formes.
 




Parfois, c’est à hurler

 

Parfois, c’est à hurler,
tous ces mots qui parlent à la fois.
Et pire encore,
lorsqu’ils se taisent.