Dirigée par Claudine Bohi et Germain Roesz, la jeune collection 2Rives se propose de "rapprocher les rives de la peinture, du dessin, du collage, de la langue et de la poésie". Fruits de la rencontre de deux créateurs - révélant d'abord le pan pictural, comme un livre d'images, voilées d'une feuille de papier calque, puis le poème correspondant dans une sobre typographie - naissent ainsi d'élégants livres d'art, dans un format maniable, à un prix accessible, surtout si l'on considère la qualité du choix éditorial, et la richesse du volet graphique (plus d'une dizaine d'illustrations pleine page pour chaque ouvrage.)
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Nous présenterons trois des sept titres du catalogue : d'abord Pluie et Neige sur Cronce Miracle, magique recueil de Chantal Dupuy-Dunier et Michèle Dadolle, où me semble parfaitement nécessaire le parti-pris de la transparence, voilant le lavis gris et mauve des encres, qu'il faut révéler. Chaque feuille de calque porte, manuscrite, une phrase tirée du recueil, qui s'inscrit comme une brume sur l'ébauche d'un paysage – croit-on – traits comme délavés, surgissant de la mémoire en bribes d'ombre, graphique silhouette évoquant un arbre, coin de prairie, peut-être – toute latitude est laissée au regard, pour imaginer, avant d'y pénétrer, le lieu de ce texte : Cronce.
Déjà objet d'un recueil de Chantal Dupuy-Dunier (Creusement de Cronce), ce topos réel, dédicataire du recueil, paraît tant chargé d'émotions et de souvenirs, qu'il devient figure mythique- et maternelle - comme la Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart, citée en épigraphe, et dans le poème liminaire. Pays au nom rude, qu'on imagine âpre, dans ses consonnes "cruelles", où l'on entend bruire les ronces en couronne d'épines, comme autour des madones noires des campagnes, Cronce Miracle fonde en quelque sorte le mythe généalogique du poète : "Ton nom s'est métamorphosé en prénom, / la pluie qui le baigne en eau lustrale. // Tu as pris place sur une branche de notre arbre, ton sang irrigue nos veines."
Les saisons qui passent, au fil de la pluie, accompagnent en effet une naissance – une re-connaissance : celle des mots, encore incompris, comme ceux de la langue des oiseaux, du rire de la montagne, du silencieux discours des arbres... - jusqu'à ce que "S'esquisse le tic-tac de poèmes métronomes." Ce paysage familier et sacré, que Chantal Dupuy-Dunier porte avec elle, à travers son écriture, comme des Lares - Genii loci au sens propre du terme, où l'on entend aussi, en écho, loqui – ce bruissement de mots guettés dans les "voyelles glacées" de la pluie", les vibrations de la parole en "froissement d'élytres" des insectes, les calligrammes liquides sur les rochers... ou la forme que prendra la candeur de la neige, sous la "plume-burin" de Chantal Dupuy-Dunier, qui nous offre ici une forte et sensible méditation sur la féconde prégnance des lieux dans la naissance du poète.
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Chair Antérieure, de Claudine Bohi et Ainaz Nosrat, nous emmène dans un tout autre univers. Une explosion, en transparence de vitrail, des encres dont les fluides taches colorées se chevauchent, s'entremêlent dans un chaos joyeux que sertissent, comme des plombs, des traits d'un beau noir, esquissant des formes – becs, seins, fesses, plumes – oiseaux, chevaux ou serpents - créatures en gésine encore, et prêtes à prendre part à une ronde de corps en quête d'identité(s). A travers ses formes libres, ce qu'Ainaz Mosrat dessine, ainsi que le dit Germain Roesz dans la postface, c'est "un mythe contemporain, dans lequel on peut saisir les tragédies actuelles : ce qui est fait aux femmes, à leurs corps, à leur esprit, aux contraintes multiples (...) Duchamp revisité dans un dadaïsme persan, critique et incisif." Critique, incisif, et joyeux, comme un monde de carnaval, monde à l'envers des normes et du "réel", où les chairs se libèrent, et atteignent peut-être cet état fertile de la "chair antérieure" dont on poursuit l'exploration dans le poème de Claudine Bohi qui, par brèves strophes, imprégnées de silence, explore ce même "magma d'or et de bleu / sous la langue" – depuis l'avant de toute origine - "cela / (qui) creuse// cela s'étale // cela vrille // et balbutie // étrange / celà fut là // posé // où ce n'est pas //.
Texte sensuel, et précis, il fait percevoir de l'intérieur le sentiment d'une dilatation océanique - "un corps disiez-vous / nous vivons dedans / mais où", les flottements des certitudes qui accompagnent toute création, toute maternité : "une identité c'est liquide // ça passe de l'une à l'autre / en douce //". Il s'agit du mystère de cette naissance-là, qu'on porte en soi – autre que soi :
cela
qui ne vient pas
qui n'est pas là
qui fait caresse
au fond du ventre
à l'intérieur des seins aussi
dedans caché
et qu'on ne touche pas
jamais
Du désir, de la naissance, de la chair et du rêve, "ça brasse l'éboulis du monde" – entre jubilation et surprise, dessinant cela qui fût et qui devient – ce que nous fûmes et devenons, dans "ce silence où prend forme / ce qui te nomme // et te contient //
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Le poème de Juste un mot, d'Ode Bertrand et Patrick Dubost, commence par une longue anaphore creusant, par son ressassement, la quête d'un mot encore non-advenu, et sa possible profération, son ex- istence -
Existe.
Existe-t-il.
Existe-t-il un mot.
Un mot au centre.
Existe-t-il un mot au centre de.
Au centre de tout.
Au centre de tous les mots. (...)
Mot princeps, absent, et impensé – il est "un trou dans un objet nommé "silence ". // Un mot imprononcé recouvert de tous les noms possible du silence. //( ...) un trou dans la parole avec juste l'image". La parole poétique (car c'est bien une voix qu'on entend, à lire du regard la partition qu'en fait le poète) s'en approche par approximations successives, entre le silence des blancs de la page et la ponctuation qui désarticule la pensée en devenir, la montrant dans son infini ressassage, ses impasses et ses retours. L'auteur, musicologue par ailleurs, confie au lecteur : "J'ai écrit ma vie entre les silences. / J'ai sculpté une vie étayée de silences. / J'ai fait de ma vie un grand silence.". La métaphore filée creuse dans le minerai du mot, cette "matière d'oubli", tissant une "partition confuse", dont les fils s'organisent, se mêlent et se dénouent sur la portée du poème. Ce mot - à condition de ne nommer ni désigner - est le fondement de la vie ("Une vie nommée devient l'ombre d'une vie") : il suscite esquisses de gestes, ébauches de choses et de paroles, dans le chaos du monde où il porte aussi, inscrit en lui, le germe de la mort : "Ce cortège de mots qui survivent au dernier voyage. // Se préparent dès la naissance. / /Avancent en un lent cortège sur la rive opposée. // Ce cortège funéraire qui commence dès la naissance et finit loin après la mort. // Sur la rive opposée. //" C'est à l'envoûtante musique minimaliste de Philipp Glass ou Tery Riley, John Cage ou Willem Reich que l'on pense inévitablement : " l'idée vague d'une série indéfinie qui ne dit rien. // Ne se donne aucune forme, aucune périodicité. // Une série même sans élément. // Sans début ni fin. // Sans contour. //Sans même un fil, ni rien d'audible.//"
Les miniatures d'Ode Bertrand sont l'exacte transcription – ou bien est-ce l'inverse? - de cette incessante parole "qui ne dit rien" : sur la blancheur crémeuse et mate de la page, de fins traits foisonnants explosent, buissonnent – dessinent ce qui semble être l'audiogramme des voix du poème, voix des êtres et des choses, "les cinq cents mots de vocabulaire d'un paysage ordinaire. // Puis les milliers de mots cachés sous les mots apparents." Des oeuvres graphiques au texte, c'est le même patient creusement du blanc, du vide originel, qui est aussi celui auquel retourne toute forme, toute parole – toute lecture, une fois refermé le livre,
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On saluera, pour conclure, sous la diversité des oeuvres publiées, la remarquable unité de la ligne éditoriale de Claudine Bohi et Germain Croetz, souhaitant longue vie – et de nombreux lecteurs – à cette rare collection.