Du soleil en pleine figure : Christian Bobin, ou L’insolente clairvoyance d’une mystique de la joie

L’annonce de son départ m’est venue par surprise, dans un vacarme assourdissant de gravité. Par surprise surtout. Comme un coup de couteau des mots, dans le dos.

J’ai reçu un SMS et mon téléphone m’est tombé des mains.

J’ai revu aussitôt son visage, vingt ans plus tôt, ébloui de l’intérieur, transparent, quand c’est moi qui lui ouvre la porte de son petit appartement du Creusot.

Il m’avait dit au téléphone, je ne serai pas là, mais entre, je laisserai ouvert.

Et je suis entré. Sur la table de la cuisine, une bouteille de Four Roses, mon bourbon préféré avec ses mots : sers-toi.

Au fond, son bureau d’une légèreté et d’un dépouillement total. Tellement touchant par sa simplicité.

Jonas, Christian Bobin, Lecture par l'auteur RTS, « Initiales », 23 décembre 2012.

Une table en bois clair aux jambes légères comme celle d’un insecte géant. Par la fenêtre, les fameux bras du tilleul dont il parlait souvent. Comme d’un ami qui cherchait à s’inviter. Quelques livres sur une étagère, très peu finalement. Quand Christian aimait un livre, il l’offrait à quelqu’un.

Puis on a sonné. J’ai ouvert à Christian et devant ma tête il a éclaté de rire.

Je venais pour faire la couverture et la une avec ce poète du fameux Matricule des Anges. À l’époque, Christian se faisait rare et se manifestait très peu.

C’était un cadeau qu’il offrait à cette revue poétique qui démarrait. Et d’ailleurs, le numéro s’est bien vendu.

Ce qui est plus abject, c’est que les « Anges » n’en étaient pas en réalité. Ils ont retiré le numéro quelques années plus tard en accusant Bobin de cul béni et de poète chrétien.

C’est terrible comme le petit pouvoir poétique de valoriser ou de critiquer monte vite à la tête des uns et des autres.

Mais je reviens au souvenir de son rire d’ogre énorme qui vous claquait à la figure comme un gros pétard. Ou une boule de neige comme vous voulez.

Je me suis assis une journée entière à ses côtés sur la chaise en paille de ses poèmes, sans être certain de pouvoir repartir un jour, quitter son aimantation grave et résiliente, son écoute large comme une dévastation de tendresse.

La prégnance de Christian était comme. Être assis au frais dans une petite église romane ? Le cul dans l’herbe avec des Calendula et des libellules ? Enfoncé jusqu’au cou dans un beau livre ? Boire une bière avec de la mousse sur les moustaches ?

Le bruit du dimanche, Christian Bobin, Lecture par l'auteur RTS, Initiales, 04.10.2015.

J’étais embarqué dans un voyage sur un bateau empêtrant mes émotions et mes pensées dans les grandes voiles de ses paroles, une sorte de goélette mentale bondissant sous la poupe des bois de vivre. Vers un horizon vaste comme les crinières de la mer déferlant sur les falaises du cap Gris Nez.

J’ai secoué la tête en me disant, non, ça n’existe pas.

J’ai lutté pour me décrocher comme le brochet d’une ligne à leurre, secouant la tête dans tous les sens. Mais d’un mot à l’autre, d’un livre à l’autre, les liens sont devenus de plus en plus nécessaires, puissants.

D’ailleurs pourquoi penser dépendance quand on n’ose pas prononcer, amour ?

Puis j’ai renoncé à renoncer, essayant de contenir ce raz de marée qui transformait chacune de mes lectures en épouvante de joie.

Lui c’était moi, avant moi, après moi, pressenti, deviné, prédit même, avec le sentiment de ne jamais y arriver vraiment. À être lui, à être moi. Où ?

C’était où, cette furieuse envie d’aimer qu’il déclenchait avec chacune de ses histoires, chacun de ses oiseaux, de ses épuisements, de ses personnages, plus vivants que la vie ?

En ressuscitant la Plus que vive, il rendait la beauté d’une morte jamais morte plus effervescente, plus réelle que moi.

En cheminant aux côtés du Très-bas, il m’emportait à suivre de toutes mes forces le mystère de l’homme qui marche, à me fondre à ses pas.

Je n’ai pas lutté. Je me suis mis à croire que j’aurais pu écrire ses mots ou prononcer ses paroles. Ce n’est pas ça, lire ?

À ce moment-là de la crise, on ne sait plus ce que l’on est ni ce que l’on devient. On veut juste disparaître en celui qui allume le brasier. On ne veut plus devenir, enfin.

On est mort et vivant en même temps, si léger, si léger, et on veut s’alléger encore et encore, et par exemple brûler, être réduit en cendres, en poussière, en écrivant ou en lisant un seul poème.

En respirant aussi ou en retenant son souffle. On y arrive. Un mot, une phrase, un livre à la fois.

On retient son souffle même pour ne pas disperser cette poignée d’or cueilli du bout des encres de la prose.

Le réel de la poésie, Christian Bobin lecture par l'auteur RTS, « Initiales », 15.11.2015.

De son écriture manuscrite ronde comme les joues d’un enfant qui s’applique, du tracé clair de ses boucles noires et virevoltantes avec application, sa main parvenait à tirer des grappes étourdissantes.

Puis à nous serrer avec chaleur dans le creux de sa paume, comme s’il nous connaissait par cœur ou nous regardait dans le blanc des yeux.

Chaque livre de lui nous regardait au fond des yeux, au fond du cœur, au fond de l’âme, impossible de résister.

Il devenait visionnaire de nos émotions, de notre transparence, et, en dédicace ou sur une carte, écrivait une phrase capable de nous transpercer de mille flèches, de nous rincer en une seconde, de nous essorer le cœur.

Il inventait nos yeux, nos larmes, le meilleur de nous-même posé comme un chat sur nos genoux. Puis il inventait notre consolation comme une dernière fleur imprévue dans le vase.

On l’imaginait courbé sur sa page comme. Un geai, une rose, un acacia dans le vent ? Le moine d’un siècle lointain concentré à nous distiller les secrets de sa transe ?

Cet homme était mystique comme le sont tous les enfants avant qu’ils ouvrent les yeux et que la nuit bleue dorme dans leurs pupilles.

Cet homme était mystique comme le sont tous les enfants avant qu’ils parlent. Dieu lui apparaissait à chaque coin de rue, à chaque nuage ou coin de ciel. Je suis certain qu’il s’est battu à boules de neige avec.

Vieux fauteuils, Christian Bobin dit par l'auteur RTS, « Initiales » 28 février 2016.

Et puis ce n’était pas Dieu. Juste un rouge-gorge, une poignée de feuilles rouges ou un visage.

À chaque rêve ou à chaque pas dans la nature, il le provoquait en duel dans des proses incendiaires, des aveux d’amour brûlants comme l’enfer.

Cet homme était le contraire d’un poète chrétien, c’était une torche vivante. Un incendiaire. On aurait pu le confondre avec le diable. Je l’entends me murmurer à l’oreille que j’exagère.

Christian est le mystique de la joie dont notre époque avait et a toujours besoin pour se relever. Il nous ouvre au saccage de croire en nous, en l’autre.

Je l’ai vu mettre le feu à des mares, aux feuillages de la Grande vie et même aux vitraux et à toutes les pierres de la cathédrale de Conques.

Tant de beauté et d’amour contenu dans un seul regard, devaient un jour ou l’autre le submerger, l’anéantir ou le renverser dans sa bonté.

C’était un risque, non ? Dites-moi que je me trompe. Plus on brille, plus on attire les ombres ?

Les mystiques oublient, abandonnent, cloitrent leur corps dans la haute tour de leur amour. Ils ne se forcent à rien. Ils ne forcent rien, jamais. Ça se fait tout seul presque à leur insu.

Leur corps en s’irradiant, s’allège jusqu’à son plus haut point d’abandon à la vivacité de l’instant présent.

Bobin ne marchait plus, il jaillissait au-dessus de l’époque.

Bobin ne pleurait plus, il devenait la rosée d’une phrase sur notre bouche.

Bobin ne souffrait plus, il scintillait. Son rire était la grotte de Platon.

Cet incendaire a réinventé l’amour comme les enfants dessinent des soleils, des monstres, des araignées ou des grenouilles, avec la même jubilation, le même naturel, la même obstination sérieuse, tout entier dans leurs méfaits. Et du coup aussitôt innocentés.

Bobin avait une façon de se tenir debout, poitrine en avant, comme offert aux javelots de la lumière, de la douleur des autres et de l’instant présent.

La tension de ses mots mettait de l’électricité joyeuse dans l’air comme lorsque les cheveux se dressent sur le peigne ou le papier restant collé à la paume de la main.

Cher petit merle, Christian Bobin lu par l'auteur, 2017.

 

Il savait cueillir toute fragilité en coquelicot entre ses doigts d’ogre, et les rendre à la chaleur du soleil, ressuscitée dans la tendresse de leur blessure. 

Depuis la haute tour de sa sensibilité, ni donjon ni château, mais plutôt arche d’une église romane claire, brûlée par la blancheur de son calcaire, regard tendu comme la corde d’un arc qui sait atteindre le centre de la cible sans même tirer une flèche, par les ogives de ses pupilles et de sa peau, lui parvenait la seule lumière qui lui donnait faim et soif, et le désir de vivre :

la lumière de l’altérité. Même éteinte. Sur laquelle il savait souffler doucement pour la raviver. Et transmettre du désir.

Le désir transparent d’éclosion et de migration.

Le doux désir de vivre.

Le désir d’être au monde, vivant, éphémère et éternel.

Mais voilà. Toute conquête a un prix.

À force de douceur, à force de douleurs transformées en lumière, les mystiques se font transpercer d’éclairs qu’ils ne ressentent plus.

Un jour ou l’autre, l’océan des ténèbres traversé pour gagner la longue berge d’écrire, rugit, impose de se faire entendre à nouveau.

Des ombres en profitent lâchement pour rompre les digues, tous les barrages et reprendre la main sur la chair, envahissant nerfs, sang et muscles d’une armée de vautours, de charognards et de crabes dévoreurs de pureté.

Il s’agit de mettre à genoux l’horizon, de lui faire une couronne d’épines avec toutes les phrases volées au soleil du silence.

En rassemblant ses dernières forces, Christian Bobin a compris et décidé qu’il écrirait sa dernière lettre.

Non pour mettre un point final. Mais pour ouvrir une dernière fois les poings, finalement.

Qu’en disant adieu il rejoignait celui qu’il avait toujours été. Et que ce serait une autre lettre de retrouvailles.

Après les lettres pourpres, les lettres d’or, l’homme de neige nous écrit aujourd’hui une lettre de neige, comme un soleil lancé en pleine figure.

Nous n’aurons pas froid. Au contraire. Nous bleuirons, plongés dans les courants des eaux profondes, réchauffés par le centre de la terre où brûlent notre mémoire et notre gravité.

Nous serons à peine orphelins d’un être qui nous a traversés et qu’en essayant de serrer dans nos bras, nous avons éparpillé dans la lumière de l’air.

Nous serons à peine orphelins mais voyez-vous de la même famille, j’en suis certain, celle qu’il a créée dans la sublime insouciance de se donner jusqu’au tréfonds lumineux de soi.

De temps en temps, je prends encore les mains de Christian entre les miennes. Et je les serre fort, très fort. Faites comme moi. Ne vous demandez pas qui réchauffe l’autre.

Dans la petite éternité du livre, le temps n’existe pas. Personne n’a tort, personne n’a raison. Il s’agit juste d’être là.

27 / 01 / 2023
Dominique Sampiero 

Image de Une © DENIS MEYER / HANS LUCAS.

Présentation de l’auteur

Christian Bobin

Christian Bobin, né le 24 avril 1951 au Creusot en Saône-et-Loire et mort le 23 novembre 2022 à Chalon-sur-Saône, est un écrivain et poète français.

Il se fait connaître du grand public en 1992 avec Le Très-Bas, livre consacré à saint François d’Assise, et n’a depuis cessé de gagner en popularité. Auteur très prolifique, il a publié une soixantaine d’ouvrages durant sa carrière.

Bibliographie

Romans et essais

  1. Lettre pourpre, Éditions Brandes, 1977.
  2. Le Feu des chambres, Brandes, 1978.
  3. Le Baiser de marbre noir, Brandes, 1984.
  4. Souveraineté du vide, Fata Morgana, 1985.
  5. L'Homme du désastre, Fata Morgana, 1986.
  6. Le colporteur, Brandes, 1986.
  7. Ce que disait l'homme qui n'aimait pas les oiseaux, Brandes, 1986.
  8. Dame, roi, valet, Brandes, 1987.
  9. Lettres d'or, Fata Morgana, 1987.
  10. La Part manquante, Gallimard, 1989.
  11. Éloge du rien, Fata Morgana, 1990.
  12. L'autre visage, Lettres Vives, 1991.
  13. La Merveille et l'Obscur, Paroles d'Aube, 1991 – Entretiens avec Christian Bobin.
  14. Une petite robe de fête, Gallimard, 1991.
  15. Le Très-Bas, Gallimard, 1992 – Prix des Deux Magots 1993, Grand prix catholique de littérature 1993.
  16. Isabelle Bruges, Le temps qu'il fait, 1992.
  17. Cœur de neige, Théodore Balmoral, 1993.
  18. L'Éloignement du monde, Lettres Vives, 1993.
  19. L'Inespérée, Gallimard, 1994.
  20. L'Épuisement, Le temps qu'il fait, 1994.
  21. Quelques jours avec elles, Le temps qu'il fait, 1994.
  22. L'Homme qui marche, Le temps qu'il fait, 1995.
  23. La Folle Allure, Gallimard, 1995.
  24. Bon à rien, comme sa mère, Lettres Vives, 1995.
  25. La plus que vive, Gallimard, 1996.
  26. Clémence Grenouille, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  27. Une conférence d'Hélène Cassicadou, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  28. Gaël Premier, roi d'Abimmmmmme13 et de Mornelonge, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  29. Le Jour où Franklin mangea le soleil, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  30. Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Gallimard, 1996 – Photographies en noir et blanc d'Édouard Boubat, textes de Christian Bobin (rééd. Gallimard, 2010).
  31. Autoportrait au radiateur, Gallimard, 1997.
  32. Mozart et la pluie suivi de Un désordre de pétales rouges, Lettres Vives, 1997.
  33. Geai, Gallimard, 1998.
  34. L'Équilibriste, Le temps qu'il fait, 1998.
  35. La Grâce de solitude, Dervy, 1998 – Dialogue avec Christian Bobin, Jean-Michel Besnier, Jean-Yves Leloup, Théodore Monod.
  36. Tout le monde est occupé, Mercure de France, 1999.
  37. La Femme à venir, Gallimard, 1999.
  38. Ressusciter, Gallimard, 2001.
  39. La Lumière du monde, Gallimard, 2001.
  40. Paroles pour un adieu, Albin Michel, 2001.
  41. Le Christ aux coquelicots, Lettres Vives, 2002.
  42. Louise Amour, Gallimard, 2004.
  43. Prisonnier au berceau, Mercure de France, 2005.
  44. Une bibliothèque de nuages, Lettres Vives, 2006.
  45. La Dame blanche, Gallimard, 2007.
  46. Les Ruines du ciel, Gallimard, 2009 – Prix du livre de spiritualité 2010 Panorama-La Procure.
  47. Carnet du soleil, Lettres Vives, 2011.
  48. Un assassin blanc comme neige, Gallimard, 2011.
  49. L'Homme-joie, L'Iconoclaste, 2012.
  50. La Grande Vie, Gallimard, 2014.
  51. Noireclaire, Gallimard, 2015.
  52. La Prière silencieuse, Gallimard, 2015 – Photographies de Frédéric Dupont, texte de Christian Bobin.
  53. Un bruit de balançoire, L'Iconoclaste, 2017.
  54. La Nuit du cœur, Gallimard, 2018, à propos de sa relation avec l'Abbatiale Sainte-Foy de Conques.
  55. La Muraille de Chine, Lettres Vives, 2019.
  56. L'Amour des fantômes, L'Herne, 2019.
  57. Pierre, Gallimard.
  58. L'Homme du désastre, Fata Morgana, 2021.
  59. Le Muguet rouge, Gallimard, 2022.
  60. Les Différentes Régions du ciel. Oeuvres choisies (préface illustrée inédite de l'auteur) (1024 pages, 58 ill.), Collection Quarto, Série Voix contemporaines, Éditions Gallimard, 06/10/2022.

Poésie

  1. Le Huitième Jour de la semaine, Lettres Vives, 1986.
  2. L’Enchantement simple, Lettres Vives, 1989.
  3. Le Colporteur, Fata Morgana, 1990.
  4. La Vie passante, Fata Morgana, 1990.
  5. Un livre inutile, Fata Morgana, 1992.
  6. La Présence pure, Le temps qu'il fait, 1999.
  7. L’Enchantement simple et autres textes, Poésie/Gallimard, 2001.
  8. La Présence pure et autres textes, Poésie/Gallimard, 2008.
  9. Éclat du Solitaire, Fata Morgana, 2011.
  10. Le Plâtrier siffleur, Poesis, 2018.
  11. Les poètes sont des monstres, Lettres Vives, 2022.

Préfaces et postfaces

  • Air de solitude de Gustave Roud, Éditions Fata Morgana, 1988 (préface).
  • L'ombre la neige de Maximine, Éditions Arfuyen, 1991 (lettre-postface).
  • Sorianoda de Patrick Renou, Éditions de l'Envol, 1992 (lettre en postface).
  • Tu m'entends ? de Patrick Renou, Éditions Deyrolle, 1994 (rééd. Verdier) (préface).
  • Devance tous les adieux de Ivy Edelstein, Éditions Points, 2015 (préface).
  • Nudità della Parola : Le sette parole di Gesù in croce d'Emmanuel Borsotti, Edizioni Qiqajon, 2018 (lettre en préface).

Revues

  • « Le Bouclier », revue La Chair et le Souffle, vol. 8, no 2, 2013, p. 48-56.

Collaborations

  • Quand la brume se déchire (sous-titre : Dans la nuit d'Alzheimer), Éditions du Palais, 2020.

Distinctions

Prix littéraires

  • 1993 : Prix des Deux Magots, pour Le Très-Bas.
  • 1993 : Grand prix catholique de littérature, pour Le Très-Bas.
  • 2009 : Prix du livre de spiritualité Panorama-La Procure, pour Les Ruines du ciel.
  • 2016 : Prix d'Académie de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre.
  • 2020 : prix littéraire Prince Pierre de Monaco pour l'ensemble de son œuvre.

    Hommages

    • Christian Bobin est cité au Belvédère du Grau-d'Agde.

    Poèmes choisis

    Autres lectures

    Christian Bobin, L’homme-joie

    Cette réédition de l’ « homme-joie » est illustrée en couverture par la Joueuse de flûte de Camille Claudel. Elle subodore soit que la « joie » conjointe à l’homme se partage néanmoins entre les sexes, soit que [...]




    Christian Bobin, L’homme-joie

    Cette réédition de l’ « homme-joie » est illustrée en couverture par la Joueuse de flûte de Camille Claudel. Elle subodore soit que la « joie » conjointe à l’homme se partage néanmoins entre les sexes, soit que l’ « homme » générique du titre et de la première nouvelle englobe l’espèce humaine (femmes/hommes), soit... Quoi qu’il en soit, cette « joie »-là se met en image avec cette adolescente dont la chair radieuse porte jusqu’aux lèvres une envoûtante aria. Où conduit cette exultation? Que ma joie demeure nous ont jadis suggéré Bach et Giono, tout en occultant la couleur de cet état. Alors…Pourquoi ne pas chercher les couleurs qui hantent l’ouvrage de Christian Bobin? 

    Christian Bobin, L’homme-joie, L’iconoclaste, Gallimard, 174 pages, 2012, réédition 2017

    Si nous pérégrinons dans ses pages, tout en captant seulement l’art des coloris, les mots se métamorphosent lentement, développant leur mélodie secrète. Au fil des instants de vie privilégiés par chaque récit, ils révèlent une âme vivant en un temps « suspendu ».

    Certes l’entrée dans l’ouvrage bobinesque*((bobinesque, néologisme !)) emporte d’emblée l’esprit dans le bleu. Nous (lecteur/auteur) « partons dans le bleu » d’un « matin fraîchi », celui « du ciel** »((Faut-il se souvenir de Georges Bataille ?)) qui envahit jusqu’à la lettre rédigée sur un inexorable papier blanc. L’auteur marche « sous le bleu », justement celui-là, ce bleu céleste. Cette couleur se développera dans le « carnet bleu », manuscrit et central, lequel évoque « l’âme » - sans doute de l’aimée - et produit aussi le blanc d’une « étoile ». Il deviendra ensuite le bleu de ces fleurs qui manque d’abord de « rendre aveugle » (Laurier rose), de ces fleurs bleues qui se rapprochent des roses, lesquelles subissent le même effet et ne peuvent être regardées en face très longtemps (Yeux d’or). Le bleu des « grands espacements » de silence redevient enfin céleste, lorsqu’il clôt l’ouvrage en une sorte de point final.

    Outre cette promenade à travers le bleu qui guide subrepticement le recueil, la couleur or privilégiée en dérive et emporte une religiosité secrète. Ainsi le bel oiseau aux « ailes d’or » ou « vêtu d’or » de la première nouvelle (L’homme-joie) est une sorte d’invitation à l’allégresse. Une indication ? Ici, le bleu du ciel est « comme une pièce d’or qui tombe de la poche » ; là, un prince en attente porte une chemise « perlée d’or » ; ailleurs, une reine (Suréna, Corneille) pousse un cri « doré à la feuille d’or ». Dans Les yeux d’or, un cheval mange «  éclaboussé d’or et d’émeraude », « mâchant la lumière verte mouillée de pièce d’or » (sans doute une fresque). « La tête plongée dans l’or », il compose une phrase « rassurante sur la vie ». L’enfant naïf qui regarde cet « ange à crinière » a un « grand appétit d’or », lequel engendre le même état chez l’auteur. Des « yeux d’or poussent sous (ses) paupières », avant de se « faner » et redevenir normaux. Même le quotidien de l’auteur se laisse envahir par cet or. Faire simplement « la vaisselle à la main » suscite son imagination : des mannequins marchands « au masque d’or » semblent ainsi avoir trouvé un « remède contre la mort ». En outre, Bobin est celui a vu « de l’or dans le néant ». Une transmutation précieuse. Même la pauvreté peut avoir un « fil d’or », comme le signifie la jupe de la gitane (La restitution). Notre propre vie se terminera en des miettes qui seront en « or », tandis qu’un ange reconstituera le pain entier. La croyance envahit peu à peu le recueil. Le Christ a été enluminé par « l’or blanc des crachats ». Dans la cathédrale de Maguelone, les bougies « de cire et d’or perdu » sont les trésors d’enfant, sont. Le philosophe Pascal, au terme de sa nuit d’illumination, jaillit ensuite « les yeux mouillés d’or » du noir et des pages d’un livre. Un autre philosophe anonyme***((Est-ce Basile Valentin? Comte-Sponville?))  trouve dans l’herbe « des clés en or » : elles s’avèrent inutiles car il n’y a pas de porte. Qu’importe, car la paix massive arrivera « comme devant un calvaire d’or ». Une paix connotée par la croyance.

    Le jaune peut être audacieusement considéré comme un cas particulier découlant de cet or-là. Or c’est l’une des rares couleurs à avoir une référence matérielle et même… potagère : le « mirabelle » des yeux d’un chat noir.

    Le noir, quant à lui, étend – paradoxalement ? - ses ailes sur cet hymne livresque, rythmé d’instants dédiés à la joie en passant par l’art. La voix de la gitane Maria est un bijou « sur un écrin noir ». Il est celui des angles « noirs et blancs » du musée Soulages. L’auteur y pénètre, comme un enfant dans une buanderie, face « aux draps noirs mis à sécher sur une corde ». Les peintures ont des « stries noires » et l’artiste « peint tout en noir un paysage sous la neige ». Dans la salle, un « gardien noir en costume noir » semble en harmonie ! L’écrivain sortira dans la nuit (sa nuit intérieure?), tandis que les étoiles blanches de la Voie lactée grésillent sur un « irréfutable fond noir ». Son cerveau de lecteur de l’ouvrage de Conrad – Typhon - est une « prairie noire » : tout y est noir, trempé de noir, une main est en acier noir, la peur est « aux yeux noirs », l’eau de mer aussi est noire et explose dans « la cale » du cerveau (La gueule du lion). Une muraille de « feu noir » pendant la lecture « dans un bloc noir, dans la gueule béante du noir ». Les violonistes Oistrakh et Menuhin, découverts en concert sur un vieux film « noir et blanc , portent des costumes aux « manches noir corbeau » (La main de vie). Même l’angoisse de ce Christ qui, même « abandonné » par un dieu « muet », recèle un réel espoir : « il faut que le noir s’accentue pour que la première étoile apparaisse » (Mieux qu’un ange). La couleur symbolise enfin – plus traditionnellement - la mort. Elle est ici celle du chat noir «à la maigreur franciscaine », dont une lumière noire couvre les yeux jaunes comme une laque (Le petit charbonnier). La «  grande vague noire », qui dit la mort du chat, dit probablement la nôtre par ricochet.

    Cette couleur des ténèbres apporte aussi quelque surprise, lorsque la nuit se dévoile « noire  comme la paroi d’une rose rouge ». Il nous conduit ainsi vers le rouge, certes peu présent, qui se réfère surtout au sang et à la maladie. Il est celui du sang de l’écrivain qui « passe » au noir en lisant le Typhon de Conrad. Après une autre lecture, celle de La Vie nouvelle de Dante Alighieri, Bobin croise des chasseurs de sangliers. Belle occasion de constater notre avancée dans la vie est faite avec « des mains rougies de criminels », que seule la mort blanchira (Vita nuova). Au quotidien maintenant, un verre brisé lors d’une vaisselle fait perler du sang à son doigt, « un nuage rouge ». L’auteur estime que la « main de la vie » n’est vraie que blessée et « rougie de maladresse ». Un autre souvenir…Dans l’enfance, la piqûre inadéquate d’un médecin suscite une allergie et change la couleur de son visage et de sa poitrine en « rouge tomate ». Restera encore la mort qui consiste à passer « du rouge au noir, puis au glacé ». Seul un meuble – objet matériel presque audacieux - est rouge, ce « fauteuil » où le pianiste Glenn Gould et l’auditeur Bobin se sont assis pour entendre la musique près du piano noir (L’irrésistible). Le lien à l’art de cette couleur persiste en la « mère des poètes », cette gitane dont la jupe a « de bouillonnantes cerises rouges » (La restitution). Son rouge à lèvres la mue même en «  colombe du saint esprit » maquillée. Le divin réapparaît en elle : sous les ordres de dieu, elle contemplera les fruits de « sang noir ».

    On aurait attendu une forte présence du blanc, symbole s’il en est de l’immaculé et du pur…Il reste discret, presque réduit aux traditionnelles pages blanches. Il est pourtant celui des neiges canadiennes et des terres blanches (L’irrésistible), sous une lumière blanche, en ces lieux du Grand Nord où les étoiles le sont aussi. Tout comme le rouge peut teinter d’autres couleurs (rougir), le blanc blanchit « de toute espérance » les yeux des chiens maltraités ou les mains rougies des criminels.

    Le vert est rarement nommé. Est-il plus précieux ? Il est celui de la « lumière » que mâche « un sage à tête de cheval », sans doute sur une fresque ou enluminure religieuse (Les yeux d’or). Ailleurs, un ange et un moine révèlent une vie immatérielle, impalpable, « verte » et jaune. Cette teinte se retrouve dans Les  minutes suspendues à l’intérieur d’une cathédrale : du « papier vert de l’air sur lequel apparaissent des feuilles d’acanthe.

    Le brun d’un cheval trouve une référence concrète d’exception (chocolat), puis la couverture brune du lit sur lequel saute le chat, image de la vie qui conduit à la mort – un abri – tel un chat qui porte ses petits dans la gueule (Le petit charbonnier)

    Le rose est celui d’un ami – un autre lui-même ? - dont la femme est décédée et dont le visage « brûle sous les lumières roses » (Le laurier-rose). Il est aussi celui de la feuille de vigne rosée mise entre les mains d’un enfant. La lumière devient alors rose. Le rose de cette feuille déchiquetée essaime, « poussière de poussière », dans l’air, sur les lèvres, dans les yeux au fond d’une âme souvent « rafraîchie ». (Les minutes suspendues).

    Certaines couleurs n’apparaisse qu’une fois, le mauve en compagnie du grisâtre de fleurs au pied d’une cathédrale (Les minutes suspendues), de même que l’argent dans le fil-corde des araignées (Un trousseau de clés). Elle renvoie rarement à une perception que nous pourrions qualifier de normale : le chocolat du brun ou le corbeau du noir... Les couleurs, presque toujours nommées dans la simplicité (bleu, or, noir, blanc, vert, rouge, rose), à l’état brut en quelque sorte, se distinguent par l’état d’esprit et le sentiment qu’elles révèlent (art, spiritualité, religion). Elles ne se mélangent qu’à deux reprises : sur la jupe mystique de la gitane, ce « soleil soufi multicolore » et dans ces fleurs qui riaient de toutes les couleurs (Un trousseau de clés) et ne deviennent « chaudes » que pour évoquer le rire de l’aimée disparue (Vita nuova). Mais non, nous n’avions surtout pas la prétention de jouer à être le Michel Pastoureau des joies version Bobin. Nous avions juste envie de consulter ce monde de couleurs propres à un écrivain – sa palette en quelque sorte – en lui superposant ce récit bigarré par les teintes livresques. Une liberté de lectrice. Et de reconnaître que cet auteur développe sa pensée : la couleur, c’est « la parole » des fleurs. Elle peut aussi être la parole des lieux et des hommes diffusée en notre temps terrestre.