Christian Monginot, L’Insecte du placard, Un jour d’exercice sur la terre, textes inédits

VANITÉ DES VANITÉS

            Tu empiles dare-dare tes livres sur ta table. Achevés, pas achevés. Édités, pas édités. Tes notes, tes brouillons, tes chroniques. Tu mets ton crâne par-dessus, style presse-papier. Un zeste de musique pour lier le tout. Luth, viole, flûte. Et ton globe terrestre pour dire d’où tu viens. Au cas où. Mais, vite, vite ! La lumière est en train de flancher. Ta chandelle est morte. Il n’y a plus de feu ! Toutefois, quoi qu’en dise l’ami Pierrot, dans l’état où tu es, frapper chez la voisine serait un manque flagrant et littéral de savoir vivre. Même si, dans sa cuisine, on bat le briquet. Viennent le peintre, le photographe, l’interviewer. Souris leur ! Pas comme ça. Non. Les deux mâchoires bien serrées et synchrones. Pas pendantes ni disloquées. Cheese ! Un dernier effort, oui c’est ça, autrement ça fait peur ou désordre et la postérité n’a pas besoin de ça. Hélas, hélas, pauvre Yorick ! Te voici donc nature morte et bien morte, crâne épinglé comme un gros scarabée au milieu de cette « vanité », le reste de ton squelette disparu, dispersé aux quatre vents comme les miettes du petit Poucet.

            Ce sont les peintres hollandais, humoristes à leurs heures, qui inventèrent au XVIIème siècle ces joyeusetés qu’on appelle « vanités ». Par gros temps calviniste, il était de bon ton de faire chuter le prix des séductions terrestres et de rappeler à tout un chacun qu’il n’est qu’un peu de chair rêveuse sur un bout d’os friable, le tout coincé entre deux blocs d’éternité sévères. Un coup d’œil sur la mort matin, midi et soir, pensait-on, ça aide à patienter entre les repas et ça remet les idées en place. Tu tombes raide devant certaines de ces œuvres. Celle de Pieter Van Steenwyck, par exemple. Qui semble faite exprès pour toi. Il ne manque au tableau que ton ordinateur. Le reste, sur la table, est pareil. Mêmes objets, mêmes empilements, même désordre. Sauf que ton crâne est encore accroché sur tes épaules. Ce qui n’est pas vraiment gênant.

            Jacques-Bénigne Bossuet, catholique impénitent, sermonneur de génie et évêque de Meaux, humoriste lui aussi à ses heures, stupéfia la cour du Roi Soleil, dans un de ses fameux stand-up, en ouvrant devant elle une boite surprise : « Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre? » C’est ainsi que commence son sketch. Tu aurais payé très cher ta place pour voir la tête des Ducs et des Duchesses, des Marquis et des Marquises ! Un tombeau ! Autrement dit, une boite à vanités, destinée à illustrer cette leçon de chose épiscopale sur la mort et ses vertus thérapeutiques.

            Vanité des vanités. Tu t’es aussi, quant à toi, très souvent retrempé dans l’humour sublime, grinçant et sans fond de l’Ecclésiaste, tu y reviens sans te lasser. Buée de buées. Tu nages entre ses lignes en retenant ton souffle. Tu tentes de plonger chaque fois plus profond pour en rapporter quelque étoile de mer, quelque coquillage inconnu. Fumée de fumées. La pratique régulière de l’apnée poétique donne à ton souffle ce petit coup de pouce qui te permet à chaque fois de ne pas rester au fond. Se pourrait-il que la joie paradoxale ressentie dans ces moments de plongée en eau amère et profonde découle d’une équation unique dont les termes incluraient tout ce que tu n’es pas au point d’en faire la pupille même de ton œil et le cœur palpitant de ta propre évaporation ? La mer mélangée avec le soleil. Les poissons avec les oiseaux. Les pierres avec les roseaux. Les jours gris avec les jours clairs. La présence avec l’absence. L’amour avec la blessure. La solitude avec ses reflets. Est-elle vraiment retrouvée ? Quoi ? L’éternité ! Mais ton chat miaule dans le couloir. Tu lui donnes quelques croquettes contre un bout de la réponse.

 

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture de Christian Monginot : L’insecte du placard.

Illustration : une « vanité » du peintre hollandais Pieter Van Steenwick (1615 – après 1656). Titre du tableau : « ars longa, vita brevis », soit : « l’art est long, la vie est brève », formule extraite d’un aphorisme d’Hippocrate. L’aphorisme entier dit : « L’art est long / la vie est brève / l’opportunité fugace / l’expérimentation faillible / le jugement difficile ». Qui dira le contraire ?

HABITER POÉTIQUEMENT

 

            Il suffit d’un instant, celui d’un premier pli dans le temps de la chair, pour que ton lieu te soit ouvert. Tout est là. Aussitôt. Tout. Tu touches d’un coup aux bords obscurs et muets de ton ignorance. De ta province. L’infini s’est fait un nouveau corps. Lumière. Nuit. Velouté d’étoiles. Carnaval de formes. Explosion de couleurs. Déluge de sons. Tourbillon d’odeurs. Été des saveurs. Brise des caresses. Tout est venu dans ce choc et dans cette stupeur que tu appelles « corps ». Rien ne reste dehors. Rien ne stagne dedans. Le vent emporte tout, le vent rapporte tout. Le vent qui est l’âme inquiète de toutes les poussières et la dictée secrète de ce qui te fait et te défait sans cesse.

            D’aussi loin que tu voies, d’aussi loin que tu entendes, d’aussi loin que tu t’ignores, tu es déjà venu et revenu par lui. Il ne te manque que les mots pour le dire. Et ce manque sera, si tu le veux, ta vie. Un retard infini sur toi-même. Dans lequel s’engouffrera et parlera le vent. Quand tu verras l’oiseau, tu diras « l’oiseau », mais du mot à l’oiseau qui passe, tu te verras toi-même comme un puits sans fond. Un gouffre à peine aménagé avec de frêles passerelles et de pauvres échelles de corde qui se balancent dans le vide. Tu diras : voici tout ce que je peux faire pour combler mon retard et faire fructifier ce vide, je n’ai pas d’autre art poétique que ces cordes et ces planches. Et ceux qui croient en savoir long sur le « profond » se moqueront de toi.

            Arrivé avant de partir, tu n’as plus qu’à trouver les actes et les questions qui mènent de la fin vers le commencement. La réponse est là et bien là. Depuis toujours. Comme un insecte prématuré, un papillon volant à l’envers, une perfection sans normes. Le voyage déjà achevé cherche parmi ses braises l’étincelle d’un départ avorté. Mais entre le voyage qu’absorbe l’horizon et l’horizon qu’aveuglent les désirs, toi tu cherches ton pas, ta façon de marcher, un chemin réversible où les mots ne seraient plus séparés de leurs actes ni de leur chair mais avoueraient enfin le poudroiement théâtral d’un monde étrangement continu dont les coulisses seraient la propre nudité des corps et des voix.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Tableau d’Henri Rousseau, Le rêve, huile sur toile, 1910.

 

 

 

HEUREUX LES PAUVRES EN ESPRIT

            Certains matins, tu te lèves et la richesse te submerge. L’autre richesse. Pas celle des comptes en Suisse ou aux îles Caïmans. Non. Celle du goût. Du goût des choses. Du goût d’aller. Du goût de vivre. Cette étrange saveur dont tu ne sais quelle est l’épice, mais dont tu peux retrouver sans peine les ingrédients de base. Une certaine fraîcheur, par exemple, qui est musique et danse pour le corps. Une certaine lumière, déjà présente dans le noir. Une sorte de légèreté élastique et digressive, qui semble se propager autour d’un centre vide se déplaçant sans cesse entre les objets, les pensées, les émotions. Le tout composant un trésor impalpable qui se confond avec le jour qui vient.

            Mais parfois, comme par sortilège, enchantement, malédiction, alors que tu touches au cœur de ce trésor, tu butes contre un roc. Celui de la plus sévère pauvreté. Voici le rêve d’amour du Prince réduit à une pantoufle. Voici Cendrillon rendue à sa citrouille, à ses souris, à ses haillons. Le conte tourne court. As-tu rêvé comme eux ? Te voici soudain perdu dans la brocante des mauvais jours, courbé sous le vieux bric-à-brac des monotonies, l’insipide poussière de l’ennui, les toiles d’araignée du temps qui passe. Se peut-il que le cœur de la merveille fusionne ainsi avec le silence des pierres ? Est-il possible que le trop devienne synonyme du rien ? Par quel « sésame » communiquent donc l’envers et l’endroit du bonheur ?

            Heureux les pauvres en esprit, dit-on. Et non les pauvres d’esprit, comme disent certains. Un trésor leur serait promis. Un Royaume. Durable écho de la montagne aux Béatitudes. Rumeur d’un temps où la ronde des pauvretés entraînait tous les pauvres à danser d’un même pas autour d’un même vide voilé d’amour et de stupeur. Mais toi, lorsque tu joues à saute-mouton de merveille en pauvreté, quel est ton bond, quel est ton vide ? Quels sont les enjeux, les désirs, la formule ou la destination qui te poussent à naître, à marcher, à écrire, écrire encore ? Toujours est-il que le bond se produit, que l’abîme est franchi, que l’incroyable advient. Tantôt dans un sens. Tantôt dans l’autre. Le moins changé en plus. Le plus changé en moins. Et ainsi de suite. Le miracle en est si familier qu’il semble l’air que tu respires. Tu ne sais par qui, par quoi, ni où, mais, de toute évidence, la recette est écrite quelque part en toi. Chimie ? Alchimie ? Magie ? Où donc se cache l’étrange Docteur ? Le Faust de ces métamorphoses ? L’alchimiste ou le sorcier de ces inexplicables torsions du goût des choses ? Où sa diabolique recette ?

            Ta richesse a la couleur des fleurs, des fruits, la couleur des paysages luxuriants que le hasard vaporise parfois dans le vide qui sépare l’œil et le mot, le frisson et la forme, l’attente et la rencontre. Ta pauvreté a la couleur du givre, la couleur de ce qui s’éloigne et s’absente, mais que l’on sent un jour renaître à l’intérieur de soi à la façon d’un printemps discret, d’un conte que l’hiver aurait confié à la terre endormie et dont celle-ci se souvient en s’éveillant. Mais de l’une à l’autre n’a cours qu’un seul et même commerce, dont l’objet, le bénéfice et toute la magie consistent à rappeler à l’une ce qu’elle veut oublier de l’autre, afin que l’une et l’autre puissent reconnaître, par-delà espoirs et déceptions, dégoûts et fascinations, ferveurs et coups de blues, l’étrange unité du monde fou mais sans couture qui s’ingénie à les rêver ainsi, toutes deux, en les opposant.

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Wang Wei, période Tang, 701-761.

LES SAVOIRS D’APRÈS

 

            Il est des savoirs amers. Des savoirs qu’on refuse. Des savoirs d’après. Des savoirs dont l’amertume brouille le goût qu’on a de vivre. Des savoirs que l’on frôle toute une vie durant sans pouvoir leur prêter la moindre part de soi. Savoir ce que tu aimes, savoir ce que tu refuses, savoir comment, pourquoi : tu en admets tant bien que mal brumes et flottements, mais lorsque tu t’approches de ces savoirs d’après qui te glacent le sang, tu doutes soudain de pouvoir en accueillir le tranchant sans te vider de toi. Que feras-tu, que vivras-tu, qui seras-tu après ? Peux-tu même imaginer le moindre après de ces savoirs d’après ? La poésie elle-même, celle qui ne recule pas, celle qui obéit sans défaillir au flux silencieux de ce qui dicte, la poésie possède-t-elle quelque double des clefs de ces savoirs d’après l’après ? Qui le dira ?

            Or, y a-t-il pire savoir d’après que celui de la perte présente ou prochaine d’un être aimé ? Peut-être celui de sa souffrance, te dis-tu. Mais l’un ou l’autre revient au même, tu es touché en ce point où ce que tu vis se heurte au mur désespérant de ton impuissance. C’est au pied de ce mur, toutefois, que se dévoile à toi la pleine valeur de l’écho. Ce que tu te désoles de perdre se mesure à ce que tu n’as jamais possédé et qui t’a pourtant si fortement tenu. Devant ton impuissance et l’aller sans retour de la nuit, tu te dis que l’amour est un art infini de l’écho, et le monde, le simple fruit musical de cet art : mais pourrais-tu savourer le moindre fruit sans le perdre à l’instant même de sa cueillette ?

            Les savoirs d’après ne sont pas de ceux qu’on acquiert par l’effort ni le talent. Ce ne sont que savoirs âpres distribués par le hasard ou la fatalité. Sans l’avoir désiré, tu en as reçu ton lot, et d’autres, pas moins saumâtres, se rapprochent de toi. Tu n’as pas choisi. Tu ne choisiras pas. Mais si tu regardes autour de toi, face au fil vibrant de ta chair s’étend l’immensité de ces monts, abîmes et merveilles d’effacements et résonances, pavée de ces savoirs amers que nul n’a désiré. Les disparus et les vivants y prospèrent d’une même vie et d’une même mort dans la seule chair des vivants. L’amour et la mort s’y abreuvent d’une même eau faite d’échos et de reflets qui s’entretissent entre les quatre coins du vide.

            Chacun tient le fil à son tour. La tapisserie se déploie, s’étend et vit sa vie d’ombres et de lumières, de cailloux et d’étoiles, de saisons et de couleurs, flottant comme une oriflamme parmi les plis invisibles de la grande innocence. Des mains lâcheront le fil. D’autres le reprendront. Feu, miel, cendres à volonté. Tiens donc ce fil. Travaille vite. Bien si tu peux. Puisque c’est ton tour et que rien d’autre ne justifie les dix doigts de tes mains.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Edward Hopper, Sun in empty room, 1963.

Un jour d'exercice sur la terre

 

 

Introduction

UNE CERTAINE INTENSITÉ

 

            Quelques jours après la mort de Pascal, un domestique de sa maison trouva dans la doublure de son dernier pourpoint un parchemin et une feuille de papier, auxquels il ne put accéder qu’en défaisant la couture intérieure de l’habit. Ces documents furent aussitôt remis entre les mains de Madame Périer, sœur ainée du philosophe. Le texte écrit sur le parchemin, l’avait été avec grand soin de la main de Pascal, et figurait en double sur la feuille de papier, comme une copie ou un modèle du premier. Il était daté du 23 novembre 1654. Presque huit années s’étaient donc écoulées entre sa rédaction et la mort du philosophe, survenue le 19 août 1662. Compte tenu de l’endroit où il avait été découvert, du temps durant lequel il n’avait probablement pas quitté celui qui l’avait écrit et du caractère lapidaire mais intense de son contenu, on pouvait imaginer avec vraisemblance qu’il n’était destiné qu’à un usage personnel et constituait, à ce titre, une sorte de mémorial d’un moment très fort et très précieux dont le philosophe souhaitait conserver la trace tangible au plus près de lui. Écrit bref, énigmatique, succession de phrases courtes, d’interjections, exclamations, supplications, témoignant d’une crise spirituelle profonde, mêlant les accents de la contrition, de la prière, de la révélation et de l’extase, ce texte est connu aujourd’hui sous le titre posthume de Mémorial.

            Tu avais seize ans lorsque tu découvris cet écrit dans une vieille édition des œuvres de Pascal. Sans que tu puisses alors comprendre vraiment la nature de la crise profonde qu’il évoquait, son intensité te frappa et te parut étrangement familière. Ce feu dont il témoignait, et dont ses mots semblaient autant de braises, te renvoyait à ces moments singuliers où tu avais toi-même, tout au long de ton enfance et de ton adolescence, connu de tels embrasements. Oui, cette intensité par laquelle un homme ou un enfant s’évadent parfois des signes et des cadres de son existence en déjouant la surveillance de sa propre raison, ne t’était que trop connue et t’avait depuis toujours autant fasciné qu’inquiété. Au fil de tes expériences de la vie et de tes relations avec la poésie et l’art en général, il t’a semblé que cette intensité contenait une aspiration à un mode de communication différemment orienté entre les hommes et esquissait, entre ceux qui en étaient porteurs, par-delà le temps, l’espace, les langues et les croyances, un embryon de communauté où cette communication trouvait non seulement une manière anticipée d’application sociale mais devenait ainsi disponible à tous ceux, qui pourraient dès lors, s’ils en ressentaient le désir ou le besoin, s’y associer.

            Une telle communauté, liée de façon très improbable par un certain type ouvert et assumé de débordement symbolique, où quelques vivants de chaque époque auraient côtoyé quelques morts parmi les plus vivants des époques précédentes, aurait donc été faite, par les singularités respectives de chacun de ses membres, dépositaire d’une intuition de valeur universelle touchant à quelque limitation et inversion matricielles de la communication humaine et à la possibilité de faire et de dire plus et autrement. Tout ce que tu as pu écrire jusqu’à aujourd’hui n’aura, au fond, obéi qu’au désir d’approfondir cette intuition et de renforcer ta propre participation à l’effort de cette communauté dispersée, pour la mettre en pratique et la vérifier. Tu t’es très tôt senti aspiré et lié par cette intensité que tu éprouvais toi-même et retrouvais dans les Pensées ou le Mémorial de Pascal, dans la rage d’Une saison en enfer, la flamme noire des tableaux de Goya, la puissante révolte d’Artaud le Momo et dans bien d’autres œuvres, expériences ou façons de vivre déterminées par ce type de débordement raisonné.

            Le poème présent ne fait pas exception à cette règle, bien au contraire, puisque, comme le dit le choix de son titre, extrait du Mémorial, il aspire à mieux faire ressortir encore et agir cette règle dans et contre le cadre de ta propre existence. Ce poème t’a été suggéré, entre autres choses, par ton insomnie chronique et ce qu’elle t’a appris du monde qui t’entoure et de toi-même. Ses couleurs varient selon l’heure de ses séquences. Poème de la ville, des gens qui l’habitent, de leur multiplication, de leurs métamorphoses, du trop qui les consume, du vide qui les nourrit, il s’est écrit au gré des flux et des reflux qui font communiquer entre eux les corps et les lieux, les heures et les couleurs, à la façon d’un vagabondage où intérieur et extérieur avoueraient leur nature commune et l’étrange continuité dans laquelle ils sont pareillement embarqués.

            On pourra le lire, selon sa préférence ou sa disponibilité, de façon continue, comme une aventure, une quête, une histoire, un conte, ou bien de façon désordonnée, en disjoignant et séparant les séquences les unes des autres. À moins qu’on ne préfère accorder l’heure et la lumière de la séquence choisie à l’heure et à la lumière du moment de sa propre lecture. Il est vingt-deux heures trente à l’instant où tu poses le point final de ton livre, c’est peut-être l’heure à laquelle le hasard aura fait que le lecteur l’ouvrira : pourquoi ne te rejoindrait-t-il pas, par exemple, à la séquence correspondante ?

SÉQUENCE N° 1 : commençons par la fin [20 : 00]

Commençons par la fin,
Te dis-tu,
Car désormais l’ordre n’est plus l’inverse
Du chaos,
Et la fin pourrait bien être
Ce qui se rit de toi au fond de toi,
Cette chose dernière qui s’absente des mots
Dès la première phrase
Mais veille dans les blancs et n’en pense
Pas moins ;

Rira bien qui rira le dernier,
Comme on dit,
Et rire bien est sans doute
Ce qui peut t’arriver de meilleur ;

Tu t’assois sur un banc
Dans un minuscule jardin public,
L’air est doux,
Le monde semble endormi,
Des noms flottent dans l’atmosphère,
Tu t’efforces de déchirer la membrane invisible
Du temps
Pour entendre plus distinctement le murmure
De cette chose appelée fin ;

Entre la fin des haricots et celle
Qui justifie les moyens,
Entre la fin des fins et la fin de tout,
Se dissimule la plus discrète,
La plus silencieuse,
La plus opaque et charnelle des fins,
Celle qui tourne et vire dans ta tête et n’a cure
De tambours ni trompettes
Pour donner à chacun de tes mots
Cette pincée de vertige qui le sépare
Des brumes originelles ;

Chaque jour n’est-il pas d’ailleurs, comme celui-ci,
Le jour qui la précède,
Et chaque instant, celui qui la mélange au flot
De ce qui n’a jamais cessé de commencer ?

 

SÉQUENCE N° 13 : le « oui » où tu te perds [23 : 00]

Parfois, la nuit devient celle de tous,
Elle reconnaît son propre fil
Dans le tissage de chacun,
Nuit noire,
Nuit blanche,
Son pas devient audible,
Pour le dormeur, pour l’insomniaque,
Le noctambule, le somnambule ;

Tu crois la traverser, l’explorer,
Mais c’est elle qui musarde en toi,
Faisant cueillette de tes questions, de tes doutes,
De tes raisons de dormir ou de ne pas dormir,
Elle sait être une seule et même nuit,
Elle sait en être mille et une,
Elle est tienne parce que tu te fais puis te défais
En elle comme se font et se défont tes songes ;

Au matin, tu jurerais avoir rêvé,
Mais qui te dis que ce que tu crois avoir été ton rêve
N’est pas la pensée nue de cet arbre aux lucioles
Qui a trouvé en toi le nom de « nuit » ?
La nuit n’est-elle pas toute ton ignorance,
Mais à l’envers, vue de dehors,
Sa face non humaine si tu veux,
Visage exposé à l’absence dernière de regard ;

La grande image de la nuit n’est aucune image
Et toutes à la fois,
Elle est ce que tu ne vois pas
Dans tout ce que tu vois,
Elle est en même temps le point autour duquel
Tournent tes pensées les plus intimes
Et l’horizon où se dessinent
Les figures de ta stupeur ;

Le visage de la nuit résume-t-il ces visages tiens
Qui te restent étrangers,
Figures animales, végétales, minérales, divines ?
Son sourire n’est-il que ta façon
D’apparaître ou de disparaître,
Son silence, le « oui » où tu te perds ?             

 

SÉQUENCE N° 14 : l’impasse matricielle [23 : 15]

Sur la chaîne préférée du patron,
Les informations tournent en boucle,
L’Apocalypse suit son bonhomme de chemin,
Mais les clients ne regardent plus, ils préfèrent
Échanger les fumées de leurs têtes plutôt que d’inhaler
Celle des commentateurs ;

Toi, tu regardes, au-delà de l’écran,
Cette foule immense que nul ne peut plus dénombrer,
Une foule venue du tréfonds de la vie,
Parlant des langues inconnues,
Serrée, pressée, affolée autour du vide qui aspire
Les cœurs, les esprits, mais ne donne à chacun
Ni le moyen ni la façon d’identifier
Le lieu à atteindre, le mot à dire,
La chose à désirer, la réalité à étreindre ;

Comme chacun,
Dans ce petit bistrot,
Tu es venu te délester des significations dernières,
Celles qui pèsent sur ta pensée, sur tes mots,
Tu t’amuses de voir ici,
Pour un instant,
La Fin trinquer et jouer aux dés sans façon
Avec le Commencement ;

Tu as appris à écouter, au gré du temps,
Un homme après l’autre, mais qui peut,
Restant dans sa propre mesure, écouter sans broncher,
Le grondement de ce torrent où les hommes roulent
Comme des galets ?
Le flux se mettra-t-il enfin à parler ou cela ne sera-t-il
Que subterfuge de ventriloques stipendiés
Contrefaisant les voix
De l’actualité, du temps, de l’histoire ?

Dans leurs habits déchirés, poussiéreux,
Ces foules viennent sans doute, te dis-tu,
De la grande impasse matricielle,
Celle qui durcit la matière du rêve afin de nier
La soif du rêveur et promouvoir obstinément
L’absurde tautologie du veau d’or et de son signe…

 

SÉQUENCE N° 26 : habiter la stupeur [02 : 15]

Ce n’est pas assez de s’étonner, songes-tu,
En terminant ton verre,
Ce n’est pas assez,
Il faut,
Un jour ou l’autre,
Sortir de l’étonnement passager,
Du doute méthodique, 
De la perplexité de circonstance
Et investir,
Sans regret ni retour,
Poétiquement et pratiquement,
Le territoire hors dimensions de la stupeur ;

Ces corps qui vont et viennent sans but,
Ces bouches qui s’ouvrent sans parler,
Ces désirs qui tâtonnent dans la nuit des organes,
Ces rêves qui débordent les mots,
Ces intuitions qui griffent le silence,
Ces cris jetés au-delà du dicible,
Ces actes qui trouent la comptabilité des actes,
Tournent tous
Autour
De cette terra incognita ;

Ni l’ivresse, ni la violence,
Ni le mensonge, ni le déni,
Rien ne peut faire que l’instant
N’irradie désormais comme le cœur de braise
D’un astre aride où se vivrait
L’expansion d’une soif orpheline
En quête de sa neuve innocence et des lueurs
D’une insécable alliance ;

Celui que le temps oublie sur le bord du chemin,
Celui qui s’oublie sur le bord de lui-même,
Celui que mille vies aspirent, disloquent et abandonnent
À chaque pas,                            
Celui-là le sait mieux que n’importe qui,
Car sa chair est
La stupeur même,
Et sa pensée, une main tendue dans le noir
Vers la pensée naissante de ce qu’elle touche… 

SÉQUENCE N° 95 : feu [19 : 30]

Vers le couchant, le feu hisse ses voiles,
Et la ville s’embarque avec armes et bagages
Dans ses ors et ses rouges ;
Les immeubles échangent leurs reflets,
Les arbres redorent leurs feuilles,
Les nuages prennent des poses,
Tandis que les visages se font tournesols
Et les désirs, cartes postales ;

Mais c’est un autre feu qui parle
Depuis le fond noir que masque
L’agitation inquiète des beautés simples :
Un feu d’épines,
Un feu de pierres,
Un feu de miroirs brisés,
Un feu de solitude et d’os voué à d’impossibles
Buissonnements,
Ou aux buissonnements de l’impossible ;

Ce qui brûle dans l’attente obscure des choses,
Fait briller le noir qui circule en toi
Et ouvre dans ton corps
Des allées rouges et blanches qui mènent
Vers des clignotements d’herbes électriques
Et des phosphorescences criblées
De lettres brunes signalant
Les opacités indépassables du paysage
Et les fausses
Interruptions du flux ;

Aussi, cherches-tu en toi et autour de toi
L’instrument
Le mieux adapté aux équilibres et aux tensions
De cet instant où se dévoile
La nécessité de faire un trou dans le décor ;
Mais tu devines que cet instrument ne sera
Ni question ni réponse,
Ni même cri ou silence :
Pourquoi ne pas miser alors, te dis-tu,
Sur cette tendresse idiote et sans objet
Qui n’a jamais jugé utile de demander
Sa route ni sa destination à quiconque ? 

 

Présentation de l’auteur

Christian Monginot

Christian Monginot, né en 1947 à Béziers. Famille maternelle d’origine italo-croate venue de Pula, famille paternelle champenoise. Enfance et une partie de l’adolescence à Rabat, Maroc. Vit en Aquitaine. Écrit depuis toujours. Publié beaucoup moins. Sur le tard.

Christian Monginot

Textes publiés aux éditions de L’Atlantique :

Poésie :
Ce que l’on ne peut dire
Voix inverse
Le syndrome d’Orphée
Sous la dictée de l’eau (en écho au Yi King)
Le livre de l’onde et du rocher (en écho au Livre des Psaumes, préface de Pierre Dhainaut)

Aphorismes :
Le livre de la stupeur et du vertige

Contes :
L’idiot et son tourment

 

Textes publiés aux éditions de L’herbe qui tremble :

Poésie :
Le miroir des solitudes (en écho à La Divine Comédie de Dante et illustré par Alain Dulac)
Le dit de l’horizon
Après les jours (en écho à l’œuvre et à la correspondance de Rimbaud et illustré par caroline François-Rubino)
Le radeau d’Ulysse (en écho à l’œuvre d’Homère et illustré par Denis Pouppeville)

 

En préparation aux éditions de L’herbe qui tremble :

Coups de marteau en forme de ciel (en écho à l’œuvre et aux cahiers d’Artaud, illustré par Denis Pouppeville)

 

Inédits :

Poésie :
Le livre du souffle et de l’écho (en écho au Livre de la Genèse)
Le livre de l’innocence et de ses fins
L’avaleur d’échanges et d’usages
Pour un jour d’exercice sur la terre (en écho à l’œuvre de Pascal)

Récit :
Patchwork
Articles publiés ou pas dans des revues et rassemblés en recueil :
L’innocence, l’erreur, l’écho
Publications sur les réseaux sociaux rassemblées en recueil :
Un souffle entre deux pierres, notes rapides au point du jour

Articles, poèmes, aphorismes publiés dans les revues :

Saraswati, Arpa, Nu(e), Poésie/première, Thauma, Rivaginaire, Glyphes, Lieux d’Être, Le Journal des Poètes, Encres Vives, Mange Monde.

 

En cours d’écriture :

Les chroniques de l’inconnaissance (journal de bord depuis les années 70)

L’insecte du placard (Livre entre réflexions et poésie en écho à l’œuvre et à la vie de Kafka)

 

Autres lectures

Christian Monginot, Le miroir des solitudes

      Le miroir des solitudes est rigoureusement construit. : trois parties intitulées Nigredo, Albedo et Rubedo regroupant exclusivement des poèmes du même modèle, cinq huitains de vers libres. Ces trois mots intriguent [...]

Lettre ouverte sur l’avenir de la poésie

Par cette lettre ouverte, je voudrais dire à ceux que l’avenir de la poésie préoccupe qu’aucune raison d’espérer n’est plus forte que celle qui naît de l’expérience même. Ce n’est pas ce qu’une [...]




Christian Monginot, L’Insecte du placard, Un jour d’exercice sur la terre, textes inédits

VANITÉ DES VANITÉS

            Tu empiles dare-dare tes livres sur ta table. Achevés, pas achevés. Édités, pas édités. Tes notes, tes brouillons, tes chroniques. Tu mets ton crâne par-dessus, style presse-papier. Un zeste de musique pour lier le tout. Luth, viole, flûte. Et ton globe terrestre pour dire d’où tu viens. Au cas où. Mais, vite, vite ! La lumière est en train de flancher. Ta chandelle est morte. Il n’y a plus de feu ! Toutefois, quoi qu’en dise l’ami Pierrot, dans l’état où tu es, frapper chez la voisine serait un manque flagrant et littéral de savoir vivre. Même si, dans sa cuisine, on bat le briquet. Viennent le peintre, le photographe, l’interviewer. Souris leur ! Pas comme ça. Non. Les deux mâchoires bien serrées et synchrones. Pas pendantes ni disloquées. Cheese ! Un dernier effort, oui c’est ça, autrement ça fait peur ou désordre et la postérité n’a pas besoin de ça. Hélas, hélas, pauvre Yorick ! Te voici donc nature morte et bien morte, crâne épinglé comme un gros scarabée au milieu de cette « vanité », le reste de ton squelette disparu, dispersé aux quatre vents comme les miettes du petit Poucet.

            Ce sont les peintres hollandais, humoristes à leurs heures, qui inventèrent au XVIIème siècle ces joyeusetés qu’on appelle « vanités ». Par gros temps calviniste, il était de bon ton de faire chuter le prix des séductions terrestres et de rappeler à tout un chacun qu’il n’est qu’un peu de chair rêveuse sur un bout d’os friable, le tout coincé entre deux blocs d’éternité sévères. Un coup d’œil sur la mort matin, midi et soir, pensait-on, ça aide à patienter entre les repas et ça remet les idées en place. Tu tombes raide devant certaines de ces œuvres. Celle de Pieter Van Steenwyck, par exemple. Qui semble faite exprès pour toi. Il ne manque au tableau que ton ordinateur. Le reste, sur la table, est pareil. Mêmes objets, mêmes empilements, même désordre. Sauf que ton crâne est encore accroché sur tes épaules. Ce qui n’est pas vraiment gênant.

            Jacques-Bénigne Bossuet, catholique impénitent, sermonneur de génie et évêque de Meaux, humoriste lui aussi à ses heures, stupéfia la cour du Roi Soleil, dans un de ses fameux stand-up, en ouvrant devant elle une boite surprise : « Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre? » C’est ainsi que commence son sketch. Tu aurais payé très cher ta place pour voir la tête des Ducs et des Duchesses, des Marquis et des Marquises ! Un tombeau ! Autrement dit, une boite à vanités, destinée à illustrer cette leçon de chose épiscopale sur la mort et ses vertus thérapeutiques.

            Vanité des vanités. Tu t’es aussi, quant à toi, très souvent retrempé dans l’humour sublime, grinçant et sans fond de l’Ecclésiaste, tu y reviens sans te lasser. Buée de buées. Tu nages entre ses lignes en retenant ton souffle. Tu tentes de plonger chaque fois plus profond pour en rapporter quelque étoile de mer, quelque coquillage inconnu. Fumée de fumées. La pratique régulière de l’apnée poétique donne à ton souffle ce petit coup de pouce qui te permet à chaque fois de ne pas rester au fond. Se pourrait-il que la joie paradoxale ressentie dans ces moments de plongée en eau amère et profonde découle d’une équation unique dont les termes incluraient tout ce que tu n’es pas au point d’en faire la pupille même de ton œil et le cœur palpitant de ta propre évaporation ? La mer mélangée avec le soleil. Les poissons avec les oiseaux. Les pierres avec les roseaux. Les jours gris avec les jours clairs. La présence avec l’absence. L’amour avec la blessure. La solitude avec ses reflets. Est-elle vraiment retrouvée ? Quoi ? L’éternité ! Mais ton chat miaule dans le couloir. Tu lui donnes quelques croquettes contre un bout de la réponse.

 

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture de Christian Monginot : L’insecte du placard.

Illustration : une « vanité » du peintre hollandais Pieter Van Steenwick (1615 – après 1656). Titre du tableau : « ars longa, vita brevis », soit : « l’art est long, la vie est brève », formule extraite d’un aphorisme d’Hippocrate. L’aphorisme entier dit : « L’art est long / la vie est brève / l’opportunité fugace / l’expérimentation faillible / le jugement difficile ». Qui dira le contraire ?

HABITER POÉTIQUEMENT

 

            Il suffit d’un instant, celui d’un premier pli dans le temps de la chair, pour que ton lieu te soit ouvert. Tout est là. Aussitôt. Tout. Tu touches d’un coup aux bords obscurs et muets de ton ignorance. De ta province. L’infini s’est fait un nouveau corps. Lumière. Nuit. Velouté d’étoiles. Carnaval de formes. Explosion de couleurs. Déluge de sons. Tourbillon d’odeurs. Été des saveurs. Brise des caresses. Tout est venu dans ce choc et dans cette stupeur que tu appelles « corps ». Rien ne reste dehors. Rien ne stagne dedans. Le vent emporte tout, le vent rapporte tout. Le vent qui est l’âme inquiète de toutes les poussières et la dictée secrète de ce qui te fait et te défait sans cesse.

            D’aussi loin que tu voies, d’aussi loin que tu entendes, d’aussi loin que tu t’ignores, tu es déjà venu et revenu par lui. Il ne te manque que les mots pour le dire. Et ce manque sera, si tu le veux, ta vie. Un retard infini sur toi-même. Dans lequel s’engouffrera et parlera le vent. Quand tu verras l’oiseau, tu diras « l’oiseau », mais du mot à l’oiseau qui passe, tu te verras toi-même comme un puits sans fond. Un gouffre à peine aménagé avec de frêles passerelles et de pauvres échelles de corde qui se balancent dans le vide. Tu diras : voici tout ce que je peux faire pour combler mon retard et faire fructifier ce vide, je n’ai pas d’autre art poétique que ces cordes et ces planches. Et ceux qui croient en savoir long sur le « profond » se moqueront de toi.

            Arrivé avant de partir, tu n’as plus qu’à trouver les actes et les questions qui mènent de la fin vers le commencement. La réponse est là et bien là. Depuis toujours. Comme un insecte prématuré, un papillon volant à l’envers, une perfection sans normes. Le voyage déjà achevé cherche parmi ses braises l’étincelle d’un départ avorté. Mais entre le voyage qu’absorbe l’horizon et l’horizon qu’aveuglent les désirs, toi tu cherches ton pas, ta façon de marcher, un chemin réversible où les mots ne seraient plus séparés de leurs actes ni de leur chair mais avoueraient enfin le poudroiement théâtral d’un monde étrangement continu dont les coulisses seraient la propre nudité des corps et des voix.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Tableau d’Henri Rousseau, Le rêve, huile sur toile, 1910.

 

 

 

HEUREUX LES PAUVRES EN ESPRIT

            Certains matins, tu te lèves et la richesse te submerge. L’autre richesse. Pas celle des comptes en Suisse ou aux îles Caïmans. Non. Celle du goût. Du goût des choses. Du goût d’aller. Du goût de vivre. Cette étrange saveur dont tu ne sais quelle est l’épice, mais dont tu peux retrouver sans peine les ingrédients de base. Une certaine fraîcheur, par exemple, qui est musique et danse pour le corps. Une certaine lumière, déjà présente dans le noir. Une sorte de légèreté élastique et digressive, qui semble se propager autour d’un centre vide se déplaçant sans cesse entre les objets, les pensées, les émotions. Le tout composant un trésor impalpable qui se confond avec le jour qui vient.

            Mais parfois, comme par sortilège, enchantement, malédiction, alors que tu touches au cœur de ce trésor, tu butes contre un roc. Celui de la plus sévère pauvreté. Voici le rêve d’amour du Prince réduit à une pantoufle. Voici Cendrillon rendue à sa citrouille, à ses souris, à ses haillons. Le conte tourne court. As-tu rêvé comme eux ? Te voici soudain perdu dans la brocante des mauvais jours, courbé sous le vieux bric-à-brac des monotonies, l’insipide poussière de l’ennui, les toiles d’araignée du temps qui passe. Se peut-il que le cœur de la merveille fusionne ainsi avec le silence des pierres ? Est-il possible que le trop devienne synonyme du rien ? Par quel « sésame » communiquent donc l’envers et l’endroit du bonheur ?

            Heureux les pauvres en esprit, dit-on. Et non les pauvres d’esprit, comme disent certains. Un trésor leur serait promis. Un Royaume. Durable écho de la montagne aux Béatitudes. Rumeur d’un temps où la ronde des pauvretés entraînait tous les pauvres à danser d’un même pas autour d’un même vide voilé d’amour et de stupeur. Mais toi, lorsque tu joues à saute-mouton de merveille en pauvreté, quel est ton bond, quel est ton vide ? Quels sont les enjeux, les désirs, la formule ou la destination qui te poussent à naître, à marcher, à écrire, écrire encore ? Toujours est-il que le bond se produit, que l’abîme est franchi, que l’incroyable advient. Tantôt dans un sens. Tantôt dans l’autre. Le moins changé en plus. Le plus changé en moins. Et ainsi de suite. Le miracle en est si familier qu’il semble l’air que tu respires. Tu ne sais par qui, par quoi, ni où, mais, de toute évidence, la recette est écrite quelque part en toi. Chimie ? Alchimie ? Magie ? Où donc se cache l’étrange Docteur ? Le Faust de ces métamorphoses ? L’alchimiste ou le sorcier de ces inexplicables torsions du goût des choses ? Où sa diabolique recette ?

            Ta richesse a la couleur des fleurs, des fruits, la couleur des paysages luxuriants que le hasard vaporise parfois dans le vide qui sépare l’œil et le mot, le frisson et la forme, l’attente et la rencontre. Ta pauvreté a la couleur du givre, la couleur de ce qui s’éloigne et s’absente, mais que l’on sent un jour renaître à l’intérieur de soi à la façon d’un printemps discret, d’un conte que l’hiver aurait confié à la terre endormie et dont celle-ci se souvient en s’éveillant. Mais de l’une à l’autre n’a cours qu’un seul et même commerce, dont l’objet, le bénéfice et toute la magie consistent à rappeler à l’une ce qu’elle veut oublier de l’autre, afin que l’une et l’autre puissent reconnaître, par-delà espoirs et déceptions, dégoûts et fascinations, ferveurs et coups de blues, l’étrange unité du monde fou mais sans couture qui s’ingénie à les rêver ainsi, toutes deux, en les opposant.

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Wang Wei, période Tang, 701-761.

LES SAVOIRS D’APRÈS

 

            Il est des savoirs amers. Des savoirs qu’on refuse. Des savoirs d’après. Des savoirs dont l’amertume brouille le goût qu’on a de vivre. Des savoirs que l’on frôle toute une vie durant sans pouvoir leur prêter la moindre part de soi. Savoir ce que tu aimes, savoir ce que tu refuses, savoir comment, pourquoi : tu en admets tant bien que mal brumes et flottements, mais lorsque tu t’approches de ces savoirs d’après qui te glacent le sang, tu doutes soudain de pouvoir en accueillir le tranchant sans te vider de toi. Que feras-tu, que vivras-tu, qui seras-tu après ? Peux-tu même imaginer le moindre après de ces savoirs d’après ? La poésie elle-même, celle qui ne recule pas, celle qui obéit sans défaillir au flux silencieux de ce qui dicte, la poésie possède-t-elle quelque double des clefs de ces savoirs d’après l’après ? Qui le dira ?

            Or, y a-t-il pire savoir d’après que celui de la perte présente ou prochaine d’un être aimé ? Peut-être celui de sa souffrance, te dis-tu. Mais l’un ou l’autre revient au même, tu es touché en ce point où ce que tu vis se heurte au mur désespérant de ton impuissance. C’est au pied de ce mur, toutefois, que se dévoile à toi la pleine valeur de l’écho. Ce que tu te désoles de perdre se mesure à ce que tu n’as jamais possédé et qui t’a pourtant si fortement tenu. Devant ton impuissance et l’aller sans retour de la nuit, tu te dis que l’amour est un art infini de l’écho, et le monde, le simple fruit musical de cet art : mais pourrais-tu savourer le moindre fruit sans le perdre à l’instant même de sa cueillette ?

            Les savoirs d’après ne sont pas de ceux qu’on acquiert par l’effort ni le talent. Ce ne sont que savoirs âpres distribués par le hasard ou la fatalité. Sans l’avoir désiré, tu en as reçu ton lot, et d’autres, pas moins saumâtres, se rapprochent de toi. Tu n’as pas choisi. Tu ne choisiras pas. Mais si tu regardes autour de toi, face au fil vibrant de ta chair s’étend l’immensité de ces monts, abîmes et merveilles d’effacements et résonances, pavée de ces savoirs amers que nul n’a désiré. Les disparus et les vivants y prospèrent d’une même vie et d’une même mort dans la seule chair des vivants. L’amour et la mort s’y abreuvent d’une même eau faite d’échos et de reflets qui s’entretissent entre les quatre coins du vide.

            Chacun tient le fil à son tour. La tapisserie se déploie, s’étend et vit sa vie d’ombres et de lumières, de cailloux et d’étoiles, de saisons et de couleurs, flottant comme une oriflamme parmi les plis invisibles de la grande innocence. Des mains lâcheront le fil. D’autres le reprendront. Feu, miel, cendres à volonté. Tiens donc ce fil. Travaille vite. Bien si tu peux. Puisque c’est ton tour et que rien d’autre ne justifie les dix doigts de tes mains.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Edward Hopper, Sun in empty room, 1963.

Un jour d'exercice sur la terre

 

 

Introduction

UNE CERTAINE INTENSITÉ

 

            Quelques jours après la mort de Pascal, un domestique de sa maison trouva dans la doublure de son dernier pourpoint un parchemin et une feuille de papier, auxquels il ne put accéder qu’en défaisant la couture intérieure de l’habit. Ces documents furent aussitôt remis entre les mains de Madame Périer, sœur ainée du philosophe. Le texte écrit sur le parchemin, l’avait été avec grand soin de la main de Pascal, et figurait en double sur la feuille de papier, comme une copie ou un modèle du premier. Il était daté du 23 novembre 1654. Presque huit années s’étaient donc écoulées entre sa rédaction et la mort du philosophe, survenue le 19 août 1662. Compte tenu de l’endroit où il avait été découvert, du temps durant lequel il n’avait probablement pas quitté celui qui l’avait écrit et du caractère lapidaire mais intense de son contenu, on pouvait imaginer avec vraisemblance qu’il n’était destiné qu’à un usage personnel et constituait, à ce titre, une sorte de mémorial d’un moment très fort et très précieux dont le philosophe souhaitait conserver la trace tangible au plus près de lui. Écrit bref, énigmatique, succession de phrases courtes, d’interjections, exclamations, supplications, témoignant d’une crise spirituelle profonde, mêlant les accents de la contrition, de la prière, de la révélation et de l’extase, ce texte est connu aujourd’hui sous le titre posthume de Mémorial.

            Tu avais seize ans lorsque tu découvris cet écrit dans une vieille édition des œuvres de Pascal. Sans que tu puisses alors comprendre vraiment la nature de la crise profonde qu’il évoquait, son intensité te frappa et te parut étrangement familière. Ce feu dont il témoignait, et dont ses mots semblaient autant de braises, te renvoyait à ces moments singuliers où tu avais toi-même, tout au long de ton enfance et de ton adolescence, connu de tels embrasements. Oui, cette intensité par laquelle un homme ou un enfant s’évadent parfois des signes et des cadres de son existence en déjouant la surveillance de sa propre raison, ne t’était que trop connue et t’avait depuis toujours autant fasciné qu’inquiété. Au fil de tes expériences de la vie et de tes relations avec la poésie et l’art en général, il t’a semblé que cette intensité contenait une aspiration à un mode de communication différemment orienté entre les hommes et esquissait, entre ceux qui en étaient porteurs, par-delà le temps, l’espace, les langues et les croyances, un embryon de communauté où cette communication trouvait non seulement une manière anticipée d’application sociale mais devenait ainsi disponible à tous ceux, qui pourraient dès lors, s’ils en ressentaient le désir ou le besoin, s’y associer.

            Une telle communauté, liée de façon très improbable par un certain type ouvert et assumé de débordement symbolique, où quelques vivants de chaque époque auraient côtoyé quelques morts parmi les plus vivants des époques précédentes, aurait donc été faite, par les singularités respectives de chacun de ses membres, dépositaire d’une intuition de valeur universelle touchant à quelque limitation et inversion matricielles de la communication humaine et à la possibilité de faire et de dire plus et autrement. Tout ce que tu as pu écrire jusqu’à aujourd’hui n’aura, au fond, obéi qu’au désir d’approfondir cette intuition et de renforcer ta propre participation à l’effort de cette communauté dispersée, pour la mettre en pratique et la vérifier. Tu t’es très tôt senti aspiré et lié par cette intensité que tu éprouvais toi-même et retrouvais dans les Pensées ou le Mémorial de Pascal, dans la rage d’Une saison en enfer, la flamme noire des tableaux de Goya, la puissante révolte d’Artaud le Momo et dans bien d’autres œuvres, expériences ou façons de vivre déterminées par ce type de débordement raisonné.

            Le poème présent ne fait pas exception à cette règle, bien au contraire, puisque, comme le dit le choix de son titre, extrait du Mémorial, il aspire à mieux faire ressortir encore et agir cette règle dans et contre le cadre de ta propre existence. Ce poème t’a été suggéré, entre autres choses, par ton insomnie chronique et ce qu’elle t’a appris du monde qui t’entoure et de toi-même. Ses couleurs varient selon l’heure de ses séquences. Poème de la ville, des gens qui l’habitent, de leur multiplication, de leurs métamorphoses, du trop qui les consume, du vide qui les nourrit, il s’est écrit au gré des flux et des reflux qui font communiquer entre eux les corps et les lieux, les heures et les couleurs, à la façon d’un vagabondage où intérieur et extérieur avoueraient leur nature commune et l’étrange continuité dans laquelle ils sont pareillement embarqués.

            On pourra le lire, selon sa préférence ou sa disponibilité, de façon continue, comme une aventure, une quête, une histoire, un conte, ou bien de façon désordonnée, en disjoignant et séparant les séquences les unes des autres. À moins qu’on ne préfère accorder l’heure et la lumière de la séquence choisie à l’heure et à la lumière du moment de sa propre lecture. Il est vingt-deux heures trente à l’instant où tu poses le point final de ton livre, c’est peut-être l’heure à laquelle le hasard aura fait que le lecteur l’ouvrira : pourquoi ne te rejoindrait-t-il pas, par exemple, à la séquence correspondante ?

SÉQUENCE N° 1 : commençons par la fin [20 : 00]

Commençons par la fin,
Te dis-tu,
Car désormais l’ordre n’est plus l’inverse
Du chaos,
Et la fin pourrait bien être
Ce qui se rit de toi au fond de toi,
Cette chose dernière qui s’absente des mots
Dès la première phrase
Mais veille dans les blancs et n’en pense
Pas moins ;

Rira bien qui rira le dernier,
Comme on dit,
Et rire bien est sans doute
Ce qui peut t’arriver de meilleur ;

Tu t’assois sur un banc
Dans un minuscule jardin public,
L’air est doux,
Le monde semble endormi,
Des noms flottent dans l’atmosphère,
Tu t’efforces de déchirer la membrane invisible
Du temps
Pour entendre plus distinctement le murmure
De cette chose appelée fin ;

Entre la fin des haricots et celle
Qui justifie les moyens,
Entre la fin des fins et la fin de tout,
Se dissimule la plus discrète,
La plus silencieuse,
La plus opaque et charnelle des fins,
Celle qui tourne et vire dans ta tête et n’a cure
De tambours ni trompettes
Pour donner à chacun de tes mots
Cette pincée de vertige qui le sépare
Des brumes originelles ;

Chaque jour n’est-il pas d’ailleurs, comme celui-ci,
Le jour qui la précède,
Et chaque instant, celui qui la mélange au flot
De ce qui n’a jamais cessé de commencer ?

 

SÉQUENCE N° 13 : le « oui » où tu te perds [23 : 00]

Parfois, la nuit devient celle de tous,
Elle reconnaît son propre fil
Dans le tissage de chacun,
Nuit noire,
Nuit blanche,
Son pas devient audible,
Pour le dormeur, pour l’insomniaque,
Le noctambule, le somnambule ;

Tu crois la traverser, l’explorer,
Mais c’est elle qui musarde en toi,
Faisant cueillette de tes questions, de tes doutes,
De tes raisons de dormir ou de ne pas dormir,
Elle sait être une seule et même nuit,
Elle sait en être mille et une,
Elle est tienne parce que tu te fais puis te défais
En elle comme se font et se défont tes songes ;

Au matin, tu jurerais avoir rêvé,
Mais qui te dis que ce que tu crois avoir été ton rêve
N’est pas la pensée nue de cet arbre aux lucioles
Qui a trouvé en toi le nom de « nuit » ?
La nuit n’est-elle pas toute ton ignorance,
Mais à l’envers, vue de dehors,
Sa face non humaine si tu veux,
Visage exposé à l’absence dernière de regard ;

La grande image de la nuit n’est aucune image
Et toutes à la fois,
Elle est ce que tu ne vois pas
Dans tout ce que tu vois,
Elle est en même temps le point autour duquel
Tournent tes pensées les plus intimes
Et l’horizon où se dessinent
Les figures de ta stupeur ;

Le visage de la nuit résume-t-il ces visages tiens
Qui te restent étrangers,
Figures animales, végétales, minérales, divines ?
Son sourire n’est-il que ta façon
D’apparaître ou de disparaître,
Son silence, le « oui » où tu te perds ?             

 

SÉQUENCE N° 14 : l’impasse matricielle [23 : 15]

Sur la chaîne préférée du patron,
Les informations tournent en boucle,
L’Apocalypse suit son bonhomme de chemin,
Mais les clients ne regardent plus, ils préfèrent
Échanger les fumées de leurs têtes plutôt que d’inhaler
Celle des commentateurs ;

Toi, tu regardes, au-delà de l’écran,
Cette foule immense que nul ne peut plus dénombrer,
Une foule venue du tréfonds de la vie,
Parlant des langues inconnues,
Serrée, pressée, affolée autour du vide qui aspire
Les cœurs, les esprits, mais ne donne à chacun
Ni le moyen ni la façon d’identifier
Le lieu à atteindre, le mot à dire,
La chose à désirer, la réalité à étreindre ;

Comme chacun,
Dans ce petit bistrot,
Tu es venu te délester des significations dernières,
Celles qui pèsent sur ta pensée, sur tes mots,
Tu t’amuses de voir ici,
Pour un instant,
La Fin trinquer et jouer aux dés sans façon
Avec le Commencement ;

Tu as appris à écouter, au gré du temps,
Un homme après l’autre, mais qui peut,
Restant dans sa propre mesure, écouter sans broncher,
Le grondement de ce torrent où les hommes roulent
Comme des galets ?
Le flux se mettra-t-il enfin à parler ou cela ne sera-t-il
Que subterfuge de ventriloques stipendiés
Contrefaisant les voix
De l’actualité, du temps, de l’histoire ?

Dans leurs habits déchirés, poussiéreux,
Ces foules viennent sans doute, te dis-tu,
De la grande impasse matricielle,
Celle qui durcit la matière du rêve afin de nier
La soif du rêveur et promouvoir obstinément
L’absurde tautologie du veau d’or et de son signe…

 

SÉQUENCE N° 26 : habiter la stupeur [02 : 15]

Ce n’est pas assez de s’étonner, songes-tu,
En terminant ton verre,
Ce n’est pas assez,
Il faut,
Un jour ou l’autre,
Sortir de l’étonnement passager,
Du doute méthodique, 
De la perplexité de circonstance
Et investir,
Sans regret ni retour,
Poétiquement et pratiquement,
Le territoire hors dimensions de la stupeur ;

Ces corps qui vont et viennent sans but,
Ces bouches qui s’ouvrent sans parler,
Ces désirs qui tâtonnent dans la nuit des organes,
Ces rêves qui débordent les mots,
Ces intuitions qui griffent le silence,
Ces cris jetés au-delà du dicible,
Ces actes qui trouent la comptabilité des actes,
Tournent tous
Autour
De cette terra incognita ;

Ni l’ivresse, ni la violence,
Ni le mensonge, ni le déni,
Rien ne peut faire que l’instant
N’irradie désormais comme le cœur de braise
D’un astre aride où se vivrait
L’expansion d’une soif orpheline
En quête de sa neuve innocence et des lueurs
D’une insécable alliance ;

Celui que le temps oublie sur le bord du chemin,
Celui qui s’oublie sur le bord de lui-même,
Celui que mille vies aspirent, disloquent et abandonnent
À chaque pas,                            
Celui-là le sait mieux que n’importe qui,
Car sa chair est
La stupeur même,
Et sa pensée, une main tendue dans le noir
Vers la pensée naissante de ce qu’elle touche… 

SÉQUENCE N° 95 : feu [19 : 30]

Vers le couchant, le feu hisse ses voiles,
Et la ville s’embarque avec armes et bagages
Dans ses ors et ses rouges ;
Les immeubles échangent leurs reflets,
Les arbres redorent leurs feuilles,
Les nuages prennent des poses,
Tandis que les visages se font tournesols
Et les désirs, cartes postales ;

Mais c’est un autre feu qui parle
Depuis le fond noir que masque
L’agitation inquiète des beautés simples :
Un feu d’épines,
Un feu de pierres,
Un feu de miroirs brisés,
Un feu de solitude et d’os voué à d’impossibles
Buissonnements,
Ou aux buissonnements de l’impossible ;

Ce qui brûle dans l’attente obscure des choses,
Fait briller le noir qui circule en toi
Et ouvre dans ton corps
Des allées rouges et blanches qui mènent
Vers des clignotements d’herbes électriques
Et des phosphorescences criblées
De lettres brunes signalant
Les opacités indépassables du paysage
Et les fausses
Interruptions du flux ;

Aussi, cherches-tu en toi et autour de toi
L’instrument
Le mieux adapté aux équilibres et aux tensions
De cet instant où se dévoile
La nécessité de faire un trou dans le décor ;
Mais tu devines que cet instrument ne sera
Ni question ni réponse,
Ni même cri ou silence :
Pourquoi ne pas miser alors, te dis-tu,
Sur cette tendresse idiote et sans objet
Qui n’a jamais jugé utile de demander
Sa route ni sa destination à quiconque ? 

 

Présentation de l’auteur

Christian Monginot

Christian Monginot, né en 1947 à Béziers. Famille maternelle d’origine italo-croate venue de Pula, famille paternelle champenoise. Enfance et une partie de l’adolescence à Rabat, Maroc. Vit en Aquitaine. Écrit depuis toujours. Publié beaucoup moins. Sur le tard.

Christian Monginot

Textes publiés aux éditions de L’Atlantique :

Poésie :
Ce que l’on ne peut dire
Voix inverse
Le syndrome d’Orphée
Sous la dictée de l’eau (en écho au Yi King)
Le livre de l’onde et du rocher (en écho au Livre des Psaumes, préface de Pierre Dhainaut)

Aphorismes :
Le livre de la stupeur et du vertige

Contes :
L’idiot et son tourment

 

Textes publiés aux éditions de L’herbe qui tremble :

Poésie :
Le miroir des solitudes (en écho à La Divine Comédie de Dante et illustré par Alain Dulac)
Le dit de l’horizon
Après les jours (en écho à l’œuvre et à la correspondance de Rimbaud et illustré par caroline François-Rubino)
Le radeau d’Ulysse (en écho à l’œuvre d’Homère et illustré par Denis Pouppeville)

 

En préparation aux éditions de L’herbe qui tremble :

Coups de marteau en forme de ciel (en écho à l’œuvre et aux cahiers d’Artaud, illustré par Denis Pouppeville)

 

Inédits :

Poésie :
Le livre du souffle et de l’écho (en écho au Livre de la Genèse)
Le livre de l’innocence et de ses fins
L’avaleur d’échanges et d’usages
Pour un jour d’exercice sur la terre (en écho à l’œuvre de Pascal)

Récit :
Patchwork
Articles publiés ou pas dans des revues et rassemblés en recueil :
L’innocence, l’erreur, l’écho
Publications sur les réseaux sociaux rassemblées en recueil :
Un souffle entre deux pierres, notes rapides au point du jour

Articles, poèmes, aphorismes publiés dans les revues :

Saraswati, Arpa, Nu(e), Poésie/première, Thauma, Rivaginaire, Glyphes, Lieux d’Être, Le Journal des Poètes, Encres Vives, Mange Monde.

 

En cours d’écriture :

Les chroniques de l’inconnaissance (journal de bord depuis les années 70)

L’insecte du placard (Livre entre réflexions et poésie en écho à l’œuvre et à la vie de Kafka)

 

Autres lectures

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Lettre ouverte sur l’avenir de la poésie

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Christian Monginot, Après les jours, Véronique Wautier, Continuo, Fabien Abrassart, Si je t’oublie

Christian Monginot, Après les jours

Le récent recueil de Christian Monginot est composé de deux suites qui constituent un seul poème : « Un roc affreux » et « Une douceur singulière ». Le lecteur se questionne : qui est ce « tu » auquel s’adresse Christian Monginot ?

À Arthur Rimbaud qui figure avec trois exergues dès les premières pages du recueil ? En deux feuillets, sous le titre d’ « Une Parole Clandestine », Christian Monginot expose clairement les objectifs de ce recueil : « Aller vers le réel ou le fuir. […] La langue veut cela » (p 9). Au-delà de cette contradiction, la poésie peut réconcilier le poète avec l’écriture poétique : telle est du moins la tâche à laquelle s’attelle Christian Monginot. Autrement dit, il semble que Christian Monginot pense que « l’homme réel demeure un trop, un excès pour l’homme de la langue et des discours ». Mais en même  temps, Monginot assigne à la poésie de capter cette parole qui est celle de l’homme réel… Y réussit-il ? La réponse consiste sans doute à lire « Après les jours »… La poésie est multiple : quoi de commun entre Adam de la Halle et Christian Monginot par exemple ? Les deux démarches semble radicalement opposées.

Dès le début, Christian Monginot ne fait que philosopher ; il faut le citer : « élargir cette zone d’affleurement de l’homme réel dans le langage de l’homme ».

Christian Monginot, Après les jours, L’Herbe qui Tremble
éditeur, 134 pages, 14 euros. Encres de Caroline François-Rubino.

Mais le poème n’est jamais bien loin : le titre du poème liminaire (« L’ombilic des innocences ») ne fait-il pas penser à celui d’Antonin Artaud (« L’ombilic des limbes ») ? C’est à une vision promothéenne, marquée par la lutte, qu’est invité le lecteur. Christian Monginot semble relire l’œuvre complète d’Arthur Rimbaud, les indices abondent : les mouches, le roc affreux, l’alchimie du verbe, les transactions, la folie, mettre un pied devant (l’homme aux semelles de vent selon l’expression de Paul Verlaine), etc… Monginot semble se placer dans le sillage de Rimbaud. La poésie est multiple : quoi de commun entre Adam de la Halle (pour ne prendre que cet exemple) et Christian Monginot ? « … tu veux savoir / Ce qui se cache au fond  du puits » (p 20) : pensée complexe qui exige une seconde lecture, voire une troisième…  D’autant plus que Christian Monginot paraît faire le tri entre une poésie qu’il refuse et une autre qu’il accepte. Trop de métaphysique (p 29) :  je n’entre pas dans le poème, et c’est dommage ! À la décharge du poète, il faut dire que la voie est étroite tant elle ressemble à une chicane ; ou alors, je ne sais pas décoder, saisir le rapport entre la problématique et les poèmes. Il me semble que Christian  Monginot a été trop ambitieux dans les poèmes qu’il produit qui n’apportent pas de réponses convaincantes aux questions qu’il (se) pose dans des éclairs lumineux. Les meilleurs moments sont ceux où le lecteur retrouve Rimbaud (pp 46, 72 par exemple) ou cette « Monnaie de singe » ou ces « Mirages publicitaires » ( p 94). À l’appui de ce long poème, je retiens ces accumulations, ces redites, ces constructions ternaires répétés… Le poète essaie de capter « Cette vie qui fuit, qui te déserte et qui t’ignore », semble-t-il remarquer à l’intention du lecteur (p 117). Il tente de faire coïncider, en poète qu’il est, le réel et l’homme.

 

∗∗∗∗∗∗

Véronique Wautier, Continuo

Pourquoi, pour quelles raisons, un vers touche-t-il le lecteur plus qu’un autre ? Et pourquoi tel lecteur plus qu’un autre ? Ainsi ces trois vers (un poème) : « j’ai vu ce matin l’aubépine en fleur / elle soulève chez moi un buisson de joie blanche / c’est peut-être cela ne pas chercher et trouver » (p 18). Est-ce pour la joie blanche, est-ce pour la façon de trouver ? 

Véronique Wautier est attentive à la beauté du monde (mais aussi à sa souffrance) qui, parfois, s’identifie à un rien (le mot revient à plusieurs reprises dans ses poèmes). Les exergues semblent retenir cette double attention car c’est une grande lectrice. Véronique Wautier paraît beaucoup voyager : du sud (Aix-en-Provence) aux bords de la Sambre. Face à la souffrance du monde, elle s’interroge sur le peu que nous sommes : « Je me demande comment j’ose être témoin d’une fleur, comment j’ose parler du silence dans l’abri poésie » (p 35) ; il est vrai que c’est au retour d’une visite à une amie atteinte d’une maladie incurable : « des milliers d’assassins mangent sa lumière » (id). Mais, en même temps, Véronique Wautier médite sur une toile de Nicolas de Staël qui, faut-il le  rappeler (?), s’est défenestré… Ça pour la douleur ? Si un poème brûle la douleur (p 48), car la joie immobile / résiste au feu… Véronique Wautier ajoute « je crois » à la fin de son poème. 

À la fin du vers précédemment cité ! Mais elle ajoute ailleurs (p 37) « certains croient moi pas », le poème commence par ce vers qui met ainsi en lumière la polysémie du verbe croire.

Véronique Wautier, Continuo, L’herbe qui tremble, 2017, 64p., 13€. Peintures d’Anne Slacik.

Véronique Wautier, Continuo, L’Herbe qui tremble
éditeur, 64 pages, 14 euros. Peintures d’Anne Slacik. 

Que faire dans le mystère de la nature qui se suffit à elle-même ? Que faire dans ce monde où les hommes sont égoïstes ? « Écrire à sa solitude » comme elle le note si bien… (p 44).

Véronique Wautier regorge d’amour pour ses semblables : elle s’essaie à saisir au vol « le chant d’être toujours en vie dans ce paysage bancal » (p 51). Et elle y réussit fort bien. C’est ce qui fait le charme incomparable de cette poésie. Si Véronique Wautier vit en poète, elle s’accompagne de la peinture ; ce n’est pas un hasard si Nicolas de Staël ouvre et clôt le livre dont les œuvres furent vues lors d’expositions…

 

∗∗∗∗∗∗

Fabien Abrassart,  Si je t’oublie 

Le titre est élégiaque à souhait mais il ne faut pas s’y fier. J’ai lu « Si je t’oublie » sans rien y comprendre. Est-ce parce que Philippe Lekeuche, dans sa préface, remarque : « Ces poèmes calcinés, loin de nous désespérer, éclairent notre errance au sein de l’absence d’unoù être, notre déréliction constitutive de ne point exister encore… » (p 9). Qu’est-ce qu’écrire de la poésie ? 

Je me le demande de plus en plus souvent … Est-ce ce qu’écrit Fabien Abrassart ? Une voix semble remarquer : « … on existe coûte que coûte, poétiquement, envers et contre tout » (id). J’avoue n’avoir rien entendu. Et pourtant j’ai bien cherché ce lien ontologique entre Jérusalem et Auschwitz et je n’ai rien trouvé. Est-ce parce que je n’ai jamais lu la Bible ? Et ce ne sont pas les références (à) ou les citations de Baudelaire, de Villon ou d’Appolinaire qui changent quoi que ce soit à l’affaire ; ou alors je ne sais plus lire des poèmes ou alors étais-je dans une disposition d’esprit qui m’empêchait d’apprécier ces pièces de vers … Le Poème d’amour (p 39) est le seul que je sauve de cette incompréhension, de ce naufrage. Qui est cette sainte à Rouen ? Je peux deviner ce que sont ces cheveux mais pas ce qu’est ce corps de cire 

Je peux deviner l’horreur des camps d’extermination mais il y a trop de mystères que je ne perce pas… J’arrive même à trouver comme des échos du Roman Inachevé d’Aragon (je ne sais pourquoi  la Chansonnette Madame d’Abrassart me fait penser à La Guerre et ce qui s’en suivit d’Aragon !).

Fabien Abrassart, Si je t’oublie, L’Herbe qui Tremble
éditeur, 66 pages, 13 euros. Peintures de Marie Alloy.

  Et ce ne sont pas les majuscules mises aux mots (pp 48-50) qui sont capables de me faire changer d’avis à la lecture de Si je t’oublie

Présentation de l’auteur

Christian Monginot

Christian Monginot, né en 1947 à Béziers. Famille maternelle d’origine italo-croate venue de Pula, famille paternelle champenoise. Enfance et une partie de l’adolescence à Rabat, Maroc. Vit en Aquitaine. Écrit depuis toujours. Publié beaucoup moins. Sur le tard.

Christian Monginot

Textes publiés aux éditions de L’Atlantique :

Poésie :
Ce que l’on ne peut dire
Voix inverse
Le syndrome d’Orphée
Sous la dictée de l’eau (en écho au Yi King)
Le livre de l’onde et du rocher (en écho au Livre des Psaumes, préface de Pierre Dhainaut)

Aphorismes :
Le livre de la stupeur et du vertige

Contes :
L’idiot et son tourment

 

Textes publiés aux éditions de L’herbe qui tremble :

Poésie :
Le miroir des solitudes (en écho à La Divine Comédie de Dante et illustré par Alain Dulac)
Le dit de l’horizon
Après les jours (en écho à l’œuvre et à la correspondance de Rimbaud et illustré par caroline François-Rubino)
Le radeau d’Ulysse (en écho à l’œuvre d’Homère et illustré par Denis Pouppeville)

 

En préparation aux éditions de L’herbe qui tremble :

Coups de marteau en forme de ciel (en écho à l’œuvre et aux cahiers d’Artaud, illustré par Denis Pouppeville)

 

Inédits :

Poésie :
Le livre du souffle et de l’écho (en écho au Livre de la Genèse)
Le livre de l’innocence et de ses fins
L’avaleur d’échanges et d’usages
Pour un jour d’exercice sur la terre (en écho à l’œuvre de Pascal)

Récit :
Patchwork
Articles publiés ou pas dans des revues et rassemblés en recueil :
L’innocence, l’erreur, l’écho
Publications sur les réseaux sociaux rassemblées en recueil :
Un souffle entre deux pierres, notes rapides au point du jour

Articles, poèmes, aphorismes publiés dans les revues :

Saraswati, Arpa, Nu(e), Poésie/première, Thauma, Rivaginaire, Glyphes, Lieux d’Être, Le Journal des Poètes, Encres Vives, Mange Monde.

 

En cours d’écriture :

Les chroniques de l’inconnaissance (journal de bord depuis les années 70)

L’insecte du placard (Livre entre réflexions et poésie en écho à l’œuvre et à la vie de Kafka)

 

Autres lectures

Christian Monginot, Le miroir des solitudes

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Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Fabien Abrassart

Fabien Abrassart est un poète belge.

Poèmes choisis

Autres lectures

Vers la joie, de Fabien Abrassart, un mythe inconnu

Ce nouveau livre de Fabien Abrassart, formé d’un seul long poème, se distribue en quatre chapitres nommés chacun « Rouleau ». Car ce poème, qui esquisse un mythe inconnu ou bien oublié, se déroule [...]




Lettre ouverte sur l’avenir de la poésie

Par cette lettre ouverte, je voudrais dire à ceux que l’avenir de la poésie préoccupe qu’aucune raison d’espérer n’est plus forte que celle qui naît de l’expérience même. Ce n’est pas ce qu’une société pense ou ne pense pas de la poésie qui constitue son identité propre, ni ce qu’elle en fait ou n’en fait pas qui détermine sa fonction réelle.

C’est, au contraire, ce que la poésie nous livre d’elle et, à travers elle, de notre société, de notre monde, du réel, de nous-mêmes, qui décide de sa pertinence et de son importance. Tant que la poésie témoignera à travers nous de cette façon-là, rien ne saurait interdire que quelques-uns d’entre nous soient puissamment aimantés, guidés, déroutés par la lecture, l’écriture, l’expérience du poème et s’appliquent à les mener plus loin.

La question des raisons d’être de la poésie et de son avenir est une question récurrente, au moins depuis Platon, mais qui est devenue de plus en plus insistante depuis la seconde moitié du siècle dernier. Cette question prend des visages divers selon ceux qui la posent, si bien que l’on peut se demander s’il s’agit toujours de la même question ou de plusieurs questions confondues dans la généralité de son énoncé. Est-ce bien la même question, en effet, que se sont posée les philosophes et les écrivains, les critiques et les lecteurs, les romanciers et les poètes, les avant-gardes et les éditeurs ? Toujours est-il que la convergence de ces multiples doutes a fini par créer autour de la poésie une atmosphère délétère dans laquelle elle a le plus grand mal à se manifester socialement et à se justifier. Prise entre l’indifférence médiatique et le soupçon philosophique, entre la défiance politique et l’asphyxie économique, la poésie ne peut esquiver les multiples augures de sa fin plus ou moins proche. C’est, je crois, d’une lucidité inédite touchant à sa nature, à ses pouvoirs, à ses limites, que dépendent aujourd’hui la motivation et le courage nécessaires pour en poursuivre l’aventure et faire mentir les Cassandre d’une mort annoncée.

Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de mots aussi employés aujourd’hui que le mot « crise ». L’usage en est si général qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il désigne moins un point critique dans nos affaires humaines que leur état général, voire leur cours naturel. On parlera donc de crise économique, de crise de la famille, de crise du couple, de crise de la fonction paternelle, de crise de l’Église, de crise des banlieues et, bien que moins d’esprits s’en émeuvent, on parlera aussi, entre personnes concernées, d’une crise de la poésie. Mais mon propos n’est pas de détailler les symptômes que l’on associe classiquement à ladite « crise » de la poésie et que chacun connaît, je préfère me concentrer sur le foyer de la question et me demander en quoi une telle « crise » reflète la nature profonde de l’expérience poétique. Au fond, ce qui m’intéresse d’abord ici ce n’est pas le délaissement social de la poésie, mais les raisons internes qui peuvent justifier la poésie à ses propres yeux et soutenir ainsi la perpétuation de son expérience et de sa pratique.

 

 

La poésie, à l’instar d’un organisme vivant, a-t-elle atteint un point critique au-delà duquel son existence n’aurait plus de sens, de raison d’être et serait de ce fait menacée, voire déjà condamnée ? Cela insiste, devient un leitmotiv depuis le bilan paradoxal d’Une saison en enfer et le renoncement qui l’a suivie. On se demande, compte-tenu de la stature de Rimbaud, ce qui a pu s’arrêter là, s’interrompre, s’achever. On se dit que si ce n’est pas l’aventure poétique elle-même, c’est au moins un certain rapport de la poésie à l’innocence. Il semble bien que, depuis la Saison, les Illuminations, le Harrar, non seulement la poésie ait atteint un point critique, mais encore qu’elle se soit reconnue dans la nature même de ce point critique. Cela ne veut pas dire qu’elle soit dès lors entrée dans une crise qui condamnerait son existence, mais qu’elle s’est éveillée tout à coup à sa fonction première qui est d’explorer et d’aménager l’espace ouvert en nous par une crise plus profonde, plus originelle, une crise consubstantielle au langage humain. Cette crise, en quelque sorte organique, du langage humain, qui deviendra un thème récurrent dans tous les domaines des sciences humaines, de la critique littéraire et de la philosophie du siècle écoulé, résulte d’une tension entre les propriétés de ce langage et celles du réel qu’il a vocation de cerner et de communiquer. Appuyé sur des langues construites autour d’un principe d’identité, de fixité, de régularité, de répétition, sa chasse à un réel qui ne cesse d’en déjouer les pièges par sa mobilité constante, son unicité, son opacité, semble vouée à l’échec, non pas à un échec momentané, accidentel, mais à un échec structurel dont la logique serait contenue dans les prémisses mêmes des rapports de toute langue au réel.

Le dévoilement de l’aporie matricielle des relations entre langage humain et réel s’est doublé d’une autre révélation, celle d’une division de l’humain entre « l’homme fictif », qui est l’homme tel qu’il se représente à lui-même, et « l’homme réel », qui est ce qui se produit réellement sous cette fiction.

Le dévoilement de l’aporie matricielle des relations entre langage humain et réel s’est doublé d’une autre révélation, celle d’une division de l’humain entre « l’homme fictif », qui est l’homme tel qu’il se représente à lui-même, et « l’homme réel », qui est ce qui se produit réellement sous cette fiction.

Les représentations que l’homme se construit de lui-même peuvent osciller entre fantasmagories et élaborations rationnelles, elles se soldent toutes par ce « reste » qu’est « l’homme réel », qui demeure hors d’atteinte de leurs discours. Vers cet « homme réel », il n’y a pas de progression asymptotique du discours, ainsi que pouvait le laisser penser un certain optimisme scientifique, juste un mur auquel on se heurte, celui dont chacun peut faire l’expérience chaque fois qu’il cherche à exprimer ce qui se passe en lui ou à deviner ce qui se passe en l’autre. Cela n’est pas dû à une erreur originelle que l’homme aurait commise en prenant conscience de lui-même et qu’il suffirait de corriger, non, l’homme n’a pas fait cette erreur, c’est cette erreur qui l’a fait, la corriger interromprait purement et simplement la « fabrication » de l’homme.

Il y a donc, au commencement, cet engendrement disjonctif de l’homme en ses deux parts indissociables : l’homme fictif et l’homme réel. Mais les hommes n’aiment pas se vivre ainsi, coupés en deux, et préfèrent en général donner à l’homme fictif la valeur de l’homme entier, escamotant au passage l’homme réel. Le monde issu de ce tour de passe-passe fonctionne sur un mode romanesque, c’est grosso modo le nôtre, celui que nous appelons « réalité » et qui est si lourd de malentendus, de crispations, de violence. D’autant plus lourd que l’homme réel y sera plus complètement exclu de ses calculs. Chaque civilisation a ménagé les trous qu’elle pouvait dans cette « réalité » afin de conserver un contact, fût-il silencieux, avec son homme réel. Longtemps, les religions en furent garantes et donnèrent à ces trous les couleurs du divin. Mais leur bord est friable et leur comblement constitue une menace perpétuelle. Lorsque Nietzsche proclame que « Dieu est mort », il parle de cela, de la faillite d’un certain type de trou et de la nécessité d’en creuser un autre qu’il dira « dionysiaque ».

Dans cette affaire, contrairement aux idéologies, la poésie ne joue pas l’homme fictif contre l’homme réel, mais elle ne joue pas plus l’homme réel contre l’homme fictif. De même, elle ne joue pas plus le langage contre le silence, que le silence contre le langage. C’est, en tout état de cause, une travailleuse des bords, des arêtes, des bonds, des enjambements, des inversions, des passages, des portes dérobées, une orpailleuse d’échos plus que de certitudes. Elle tamise toute réalité pour recueillir les paillettes de sens qui éclairent, précisent, renforcent ces fragiles margelles, qui sont autant de formes d’alliance disjonctive entre l’homme fictif et son homme réel. Est-il bien nécessaire, en ce cas, que la poésie se vende aussi facilement que le dernier logiciel de jeu à la mode pour que nous soyons rassurés sur sa pertinence et la cohérence interne de son expérience ? Pour ma part, je ne le crois pas. Même si nous ne sommes pas tant que ça à entrevoir l’universalité de la fonction poétique chez l’être parlant, celle-ci est chevillée au corps de chacun, et, en ce sens, elle demeure, consciemment ou pas, l’affaire de tous. Et puis, le meilleur, le plus vaste, le plus complexe de son aventure sera toujours devant elle, jamais derrière. Il suffit de recourir et consentir à l’étrange « logique » du poème, ainsi que nous y invite votre revue, pour que celle-ci s’éclaire et devienne presque une évidence. C’est par là que nous pouvons voir qu’il y a toujours, dans ses « poches trouées », de l’inouï, de l’extrême, des trésors qui sentent le soufre, et encore, promis à ses « semelles de vent », d’insolites voyages pour ceux qui sauront apprivoiser le vertige du réel et communiquer à travers leur innocence ou leur stupeur.

 

Dans cette attente sans objet qui scelle notre passion d’écrire, nous, qui apprenons patiemment à capter et déchiffrer l’écho du choc premier de la parole en chaque chose, n’avons d’autre preuve de la poésie que le poème. Par lui, sans d’abord le savoir, nous témoignons de l’étrange commotion et de l’erreur qu’il faut pour faire un homme, et par lui inventons le retournement sans lequel cet homme falsifié masquera toujours de son roman cette parole des choses flottant entre lui et l’homme réel. Sauf enfermement binaire en quelque avenir automate, comment cela pourrait-il prendre fin sans que s’achève le parlant ? Les logiques inouïes, que le poème met en œuvre presque sans nous et que nous découvrons après l’avoir écrit, sont les échelles de Jacob qui relient, non pas la terre au ciel, mais l’homme falsifié qui nous donne une forme à l’homme réel qui les défait pour tracer en nous, au-delà de leur espace à trois dimensions, le signe en creux du « transdimensionnel » qui est son espace ou non-espace, dans lequel il nous précède et nous attend.

Présentation de l’auteur

Christian Monginot

Christian Monginot, né en 1947 à Béziers. Famille maternelle d’origine italo-croate venue de Pula, famille paternelle champenoise. Enfance et une partie de l’adolescence à Rabat, Maroc. Vit en Aquitaine. Écrit depuis toujours. Publié beaucoup moins. Sur le tard.

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Ce que l’on ne peut dire
Voix inverse
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Poésie :
Le miroir des solitudes (en écho à La Divine Comédie de Dante et illustré par Alain Dulac)
Le dit de l’horizon
Après les jours (en écho à l’œuvre et à la correspondance de Rimbaud et illustré par caroline François-Rubino)
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Christian Monginot, L’Avaleur d’échanges et d’usages — extrait inédit

Quatre poèmes extraits d’un recueil en chantier intitulé : L’avaleur d’échanges et d’usages

1. L’arrachement

Il faut,
Ici,
La plus grande précision,
Choisir
Chaque mot, chaque virgule, chaque silence
Comme si
Ton souffle, ton équilibre, ta vie-même
En dépendaient ;
Tu te tiens légèrement en retrait du lieu
Où pourrait se dessiner
La rencontre
Ou plutôt
L’icône intérieure de chaque détail

De cette rue étroite avec
La trace et l’émotion qui lui sont attachées ;
Tu ne dois en aucun cas céder
Sur le principe de naissance que chaque phrase
Est faite pour trahir, nier, renvoyer aux calendes :
Regarde l’espace s’ouvrir devant toi,
Il est aussitôt porteur de murs, de tuiles,
Porteur de grilles, de balcons,
Et là tu reconnais le minuscule jardin
Dont les arbres
Aujourd’hui
Dépassent les maisons ;
La vérité et la richesse de l’instant
Tiennent
À ces jeux,
D’opacités et transparences,
D’accrétions et poudroiements,
De persistances et dérobades,
Par lesquels
Chaque chose s’offre à toi dans un arrachement ;
Bien des années avant,
Dans le petit jardin,
Une enfant de ton âge
Jouait, chantait, riait,
Tu la regardais faire depuis
Ton balcon,
Elle, ne te voyait pas mais te faisait partager
Le plaisir de courir, sauter, danser,
À l’ombre de ces arbres ;
Il y a là,
Devant toi,
Une immense accumulation
De surprises,
Un dehors très dense et pourtant
Vaporeux
Que des besoins ou des désirs de toute espèce
Segmentent et font scintiller
Dans une nuit infiniment criblée
De soleils plus vivants
Que nature ;
Serait-ce
Une nouvelle façon d’être parmi les mots et au-delà
Que tu cherches,
Une façon de courir et tenir à la fois,
Une façon tout autre et inédite de « demeurer » lorsque le vent
Disperse et efface les vies, les choses, les visions,
Serait-ce là ce que tu cherches
Dans les fissures de ce rêve et les reflets charnels qui en font
Plus qu’une vérité ?
De ce côté du miroir s’alignent
Les chiffres et les noms qui permettent,
D’une porte à l’autre,
De s’ancrer dans le partage et la séparation
Des matières, des formes, des corps, des histoires,
Mais le sable
Ne cesse de couler sous les signes
Si bien
Que tu ne peux
Voir à travers eux qu’un nuage, une vapeur,
Un essaim vibrant d’actes orphelins et trop vifs
Pour devenir
Ceux de quelqu’un ou de quelqu’une ;
L’enfant de ton balcon,
Voyageur clandestin des états présents de ton rêve,
Voyait parfaitement,
Quant à lui,
Depuis l’autre côté du miroir,
L’épanchement gazeux de sa fable et les volutes du plaisir
Qui lui donnaient la clef magique
Du bonheur, des jeux, des rires d’une autre vie,
Ondoyante,
Tournoyante,
Dans son minuscule jardin et parmi
Les secrets affolants
De son corps rose et blanc ;
Parfois,
Dans un nouvel arrachement,
La chair et l’esprit délogés de leurs bornes
Et de leurs croyances grammaticales,
Tu t’assures que cette clef est toujours là,
Dans ta main,
Qu’elle tourne bien dans les serrures mouvantes
Du nouveau jour et te permet
De sortir de toi-même pour te reconnaître
Dans l’inconnu qui passe sur le trottoir d’en face ;
Oui, il faut,
Ici,
La plus grande précision
Et surtout
Éviter
Toute redite, toute omission, toute tiédeur,
Qui pourrait compromettre
Ton évasion,
Ton inversion,
Ta naissance hors de toi ;
Ta course par les venelles du hasard
N’a rien de vague ni d’indécis,
Mais
L’inéluctable retournement des corps, de la terre, du ciel,
Qui préside à chacune
De ses rencontres,
Te jette
Dans la plus vive fluidité du sens et le plus clair aveu
De l’extraordinaire ruissellement d’échos
Dont tu viens
Et qui fait de ta vie
Ce simple influx poétique têtu propulsé parmi
Les mille noms de l’impossible…

2. Chute

Rien ne tombe jamais,
Ni la pluie, ni les corps, ni les mondes,
Sans que ta chair soit prise
Du même vertige,
De la même fièvre de transparence, d’émiettement, d’échos,
De la même émotion liée
À ces fluides labyrinthes de bruits
Aussi divers
Qu’indiscernables ;
Non,
Rien ne tombe sans que vibre en ton corps
Ce nœud de silence où convergent
Tous les pans d’un roman que le vent a taillé
Dans la soie du vivant et de ses
Nébuleux confins ;
Il y a, ainsi, ce ciel qui se perd dans le ciel,
Ces nuages qui n’ont
Plus de contours et saupoudrent les rues
D’une monotonie opaque,
Dont
Le corps ne sait comment faire saillir
La moindre pointe de désir,
La moindre arête de pensée ;
On dirait que le temps se charge,
Pour les abolir,
De toutes les scènes passées et de toutes
Les nuances présentes, afin
Que le fond de tout remonte à la surface et offre
À chacun une page
Infiniment blanche ou s’écrive en lettres d’eau
Le secret mouvement de marée
De sa vie, de sa chair, de sa fable ;
Transcription musicale,
Langage chiffré,
Tu cherches de nouveaux moyens d’expression
Pour noter cet idiome fluide, neutre, inéluctable,
Si proche du rêve et si éloigné
D’un usage tempéré des images, des bruits, des saveurs ;
Ici,
Ton visage subit son invisible force,
Et la torsion des traits lui fait quitter
Les symétries trompeuses,
Les régularités dociles d’un monde livré aux lois
Du quotidien effacement
De ce qui bouge et veut bouger hors de toute
Redite ;
Là,
Ce sont,
De part et d’autre d’un étroit couloir bleu,
Les pans nuageux d’une seule nappe de ciel
Offrant au regard l’étrange aventure
De ses nuances et de ses actes tournés
Vers une tache aveugle dont la nuit appartient
À quiconque veut bien
Donner corps à ses mots ;
Il y a,
Dans les allures très diverses,
De cette seule et même chute d’un univers vaporeux,
Tantôt en fins rideaux discontinus,
Tantôt en draperies opaques,
Tantôt en longues tresses agitées par on ne sait quel vent,
La cruauté indécise d’une incomplète liaison avec
La réalité du jour, la réalité sinueuse,
La réalité qui ruisselle et s’écoule entre les mots,
Entre les impatiences, les regrets, les désirs ;
Il s’agit toujours,
À chaque pas,
De changer le point de départ et les lois
De cette affirmation chancelante et nécessairement
Fautive
Que rien ne saurait contenir, accepter, racheter,
Sans que brûlent
Les tréteaux sur lesquels elle exerce
Son pouvoir en demi-teinte et perpétuelle
Gestation
Qui te retient au bord,
Tout au bord,
D’une négation sèche et sans espoir ;
Face à l’incalculable vélocité de l’évidence,
S’expérimente à travers corps
La calculable incertitude
De la marche et de la parole,
Car les mots ni les pas ne veulent
Toucher réellement
Le but qu’ils se sont fixé, mais toujours et seulement
Délivrer l’écho des stases du silence
Et des longs figements mystiques de l’horizon…

 

3. L’avaleur d’échanges et d’usages

La nuit se fait,
Ta nuit,
Celle des corps, des saveurs,
Des échanges, des usages,
La nuit comme une ingestion continue
D’astres, de chair, de signes,
Comme une façon de disparaître sous l’âpre trésor
Des fluidités, des formes brèves,
Des échos lointains,
Des chants indéfinis ;
Dans ces visages si proches de l’os,
Ces sourires grignotés par le noir,
Tu cherches les traces
De cette force stupéfiante avec laquelle
La lumière débusque l’innocence et lui impose
L’étrange idée d’une loi qui lui fera pourtant
Toujours défaut,
C’est bien en vain qu’elle rêvera
De s’y soumettre ou brûlera
De la défier ;
Du ciel au ciel,
De la violence à la violence,
Du désir au désir,
Ta nuit est celle des labyrinthes,
Des chemins électriques empruntés par les morts,
Des forêts légendaires où le simple et le vif
Se donnent l’un à l’autre
Pour enfanter le monde
À la façon
D’un salubre et vigoureux blasphème ;
Ici,
Au fond de toi,
Tombé du noir,
Tel dieu d’avant les dieux,
Torturé,
Insomniaque,
Épuisé par l’effort proprement titanesque
De démêler le ciel de la terre, et
Rendu fou par sa trop longue privation de mort,
N’entreverra d’autre remède à son tourment
Que d’avaler l’un après l’autre
Ses propres fils ;
Si tu fais silence en toi, tu peux encore
Entendre l’écho
De la vieille manducation divine,
Cela ressemble à s’y méprendre au bruit que fait
La pensée sous les mots
Lorsqu’elle
Voit
Ou entrevoit
La démesure de son parcours et la puissance contenue
Dans sa propre fragilité, ses défaites,
Son irrépressible et polyphonique innocence ;
Mais,
Qui donc a voulu cette histoire,
Ce basculement de tout dans le trou de l’esprit,
Cette chute affolante des choses
Vers leur lumière propre,
Vers leurs dix-mille morts musicales dédiées
À cette simple corde qui les relie et vibre
De façon obsédante ?
Pour la chanter mieux,
Plus sereinement,
Faudra-t-il vendre ta voix à cette part muette
Qui flotte autour de toi comme un habit trop grand ?
Pour en prolonger la puissance et le choc
Faudra-t-il t’envoler, te disperser,
Te dissiper avec
La poussière des soleils éteints et voyager ainsi
Vers de nouveaux buissons ardents ?
En attendant,
Au gré des collines brunes, sous un ciel métallique,
Tu suis l’interminable procession des aveuglés :
Ils n’ont
Pas d’yeux,
Mais un regard aimanté par ce point de l’espace où s’écoule
Goutte à goutte
Le trop plein de leur vie,
Pas de bouche,
Mais des mots qui brûlent leur chair et des chants
Hérissés de silence ;
Pigiste de l’infime et du négligeable,
Rêveur interstitiel,
Tu notes dans tes carnets
Tout ce que taisent ces longues théories,
Tout ce qu’elles n’inventent pas,
Tout ce qui rend, sur ces chemins,
Leur marche incertaine ;
Avec leurs cris, leurs plaintes, leurs larmes,
Avec leurs rires, leurs joies, leurs indécences,
Avec leurs voix embarrassées,
Tu tisses,
Entre leurs ciels et le tien,
Une échelle de Jacob inédite et tout aussi
Improbable
Que le modèle original…

 

4. Alien

On vit au bord
De quelque chose,
Tu le pressens quand tu te lèves,
Quatre, cinq heures,
Rarement six,
La ville est toujours endormie,
Aux intervalles du roulage, tu peux savoir,
Exactement,
L’heure qu’il est et les étoiles disponibles
Dans le carré de ta fenêtre ;
Entre deux bruits de moteur,
Il y a
Une respiration,
Un souffle exhalé par la pierre, le bitume,
Les rêves où chacun s’en est allé
Réparer, colmater, lisser,
Les fissures,
Les fentes,
Les brèches,
Occasionnées dans l’opacité quotidienne
Par l’insidieuse limpidité
De l’écho ;
La croyance du vivant à la vie,
À ce qu’elle incarne d’elle-même
Pour elle-même,
Ce trop bref,
Ce trop précaire,
Ce réel creux,
Ce trou maudit,
Tache aveugle entre les reflets,
Indisponibilité secrète et coupable des corps
À quoi que ce soit d’autre que
Leur tout,
Cette croyance ne s’est pas
Usée,
Vendue,
Perdue,
Elle s’est juste vaporisée parmi
Le luxe inouï des accrétions, métamorphoses, mirages,
Dont le roman d’après les jours
Se nourrit au jour le jour et relève
Les saveurs contingentes ;
Entre l’instant où tu t’éveilles
Et celui où tu reprends
Ta place parmi
Les objets qui t’entourent,
Il y a
Ce flottement dans lequel
Rien n’a vraiment
Un nom,
Une importance,
Un sens,
Et dans lequel, toi-même, tu ne peux
Dire qui est
Le passager qui circule à ta place
Dans les couloirs de ce vaisseau spatial
Que tu prenais pour ta maison ;
Tout te revient au compte-goutte,
Tu te souviens,
C’était…
En 2122,
Un printemps lâché dans les étoiles
À 39 années-lumière de la terre ;
La jeune femme mal réveillée
Que tu croises dans le vestiaire et qui enfile
Son scaphandre,
Se nomme
Lieutenant Ripley,
Ellen
De son prénom,
Comme toi, elle a la gueule de bois et sort
Lentement
De sa longue biostase ;
À l’heure qu’il est,
S’il y en a une,
Votre vaisseau s’est enfoncé comme une aiguille
Dans sa gigantesque meule
D’ondes,
De particules,
D’espace-temps,
De sans pourquoi ;
Tu reconnais
L’une après l’autre
Ces petites douleurs qui te font,
Pas à pas,
Réintégrer ton corps :
Carpes, métacarpes, phalanges,
Scaphoïdes,
Trapèzes,
Tes os craquent, grincent, gémissent,
Tes mains émergent du brouillard,
Tarses, métatarses, astragales,
Cuboïdes,
Sésamoïdes,
Ton squelette s’ébroue,
Tes pieds reviennent mal en point de leur nuit ;
Quoi qu’il en soit,
Te voici de nouveau prêt à laisser
À travers corps
Danser les gouffres, les paillettes
De cette fête sans personne que le hasard
Se donne à lui-même en attendant
De devenir, s’il plait à Dieu,
Quelqu’un, quelque chose,
Peut-être même,
Ce serait inattendu et pour tout dire
Ébouriffant,
Toi,
Cet impensable, invivable, indécidable
Toi ;
On vit au bord de quelque chose,
Tu le pressens quand tu hésites
Entre deux mots,
Entre deux actes,
C’est un imperceptible glissement qui fait de toi
Ce passager
Imprévu, incongru, mal venu,
En équilibre sur le bord
De son propre langage et de sa propre
Volonté,
Ce passager
Toujours un peu monstrueux
Pour les autres voyageurs
Et jamais très rassurant, au bout du compte,
Pour lui-même ;
Au bord de quelque chose,
Oui,
D’une vie, peut-être, qui serait un trou,
Ou d’un trou qui serait une vie,
Tu ne sais
Comment le dire ni
Quoi en faire,
Mais
Le voyage, depuis toujours, s’est inventé
Ce visage inverse, avec
Ce semblant de persistance alimenté par la lumière,
Il s’est inventé lui-même et s’est fiché comme une flèche
Au point de convergence de tous
Les échos possibles,
Et
Pour la commodité du roman
Il s’est fait
Homme, voyageur,
Toujours plus ou moins clandestin,
Alien,
Usant pour cela des ressources
De multiples sortes de bords et de trous ;
Tu avances
À tâtons,
Les yeux mal décollés du dernier rêve,
Tu te brosses les dents sans penser à tes dents,
Flottes dans l’espace sans penser à ton corps,
Allumes ton écran sans penser à rien :
L’ordinateur te souhaite
La bienvenue,
Les icônes s’affichent avec
Une lenteur et des soubresauts inquiétants ;
Les images, les mots tournent dans ta tête,
Rongeant leur frein,
Te jetant très vite et sans ménagement vers
La page d’accueil et vers
Tous ces tours, détours, retours pour dire
Cela
Sans le dire
Tout en le disant,
C’est énervant, excitant, fatigant ;
Plus jeune,
C’étaient des cahiers,
Des piles entières,
Couverts de petites lettres noires,
Enfant,
C’étaient des jeux,
Des forêts de sensations,
Des labyrinthes d’images,
Alors
Dans le silence qui se défait
Tu ne peux
Que
Continuer,
Persister,
Signer,
Mais de quel nom ?
Ta planète est si loin,
Si proche,
Si douce et âpre dans l’innocente fluidité de la chair…

Présentation de l’auteur

Christian Monginot

Christian Monginot, né en 1947 à Béziers. Famille maternelle d’origine italo-croate venue de Pula, famille paternelle champenoise. Enfance et une partie de l’adolescence à Rabat, Maroc. Vit en Aquitaine. Écrit depuis toujours. Publié beaucoup moins. Sur le tard.

Christian Monginot

Textes publiés aux éditions de L’Atlantique :

Poésie :
Ce que l’on ne peut dire
Voix inverse
Le syndrome d’Orphée
Sous la dictée de l’eau (en écho au Yi King)
Le livre de l’onde et du rocher (en écho au Livre des Psaumes, préface de Pierre Dhainaut)

Aphorismes :
Le livre de la stupeur et du vertige

Contes :
L’idiot et son tourment

 

Textes publiés aux éditions de L’herbe qui tremble :

Poésie :
Le miroir des solitudes (en écho à La Divine Comédie de Dante et illustré par Alain Dulac)
Le dit de l’horizon
Après les jours (en écho à l’œuvre et à la correspondance de Rimbaud et illustré par caroline François-Rubino)
Le radeau d’Ulysse (en écho à l’œuvre d’Homère et illustré par Denis Pouppeville)

 

En préparation aux éditions de L’herbe qui tremble :

Coups de marteau en forme de ciel (en écho à l’œuvre et aux cahiers d’Artaud, illustré par Denis Pouppeville)

 

Inédits :

Poésie :
Le livre du souffle et de l’écho (en écho au Livre de la Genèse)
Le livre de l’innocence et de ses fins
L’avaleur d’échanges et d’usages
Pour un jour d’exercice sur la terre (en écho à l’œuvre de Pascal)

Récit :
Patchwork
Articles publiés ou pas dans des revues et rassemblés en recueil :
L’innocence, l’erreur, l’écho
Publications sur les réseaux sociaux rassemblées en recueil :
Un souffle entre deux pierres, notes rapides au point du jour

Articles, poèmes, aphorismes publiés dans les revues :

Saraswati, Arpa, Nu(e), Poésie/première, Thauma, Rivaginaire, Glyphes, Lieux d’Être, Le Journal des Poètes, Encres Vives, Mange Monde.

 

En cours d’écriture :

Les chroniques de l’inconnaissance (journal de bord depuis les années 70)

L’insecte du placard (Livre entre réflexions et poésie en écho à l’œuvre et à la vie de Kafka)

 

Autres lectures

Christian Monginot, Le miroir des solitudes

      Le miroir des solitudes est rigoureusement construit. : trois parties intitulées Nigredo, Albedo et Rubedo regroupant exclusivement des poèmes du même modèle, cinq huitains de vers libres. Ces trois mots intriguent [...]

Lettre ouverte sur l’avenir de la poésie

Par cette lettre ouverte, je voudrais dire à ceux que l’avenir de la poésie préoccupe qu’aucune raison d’espérer n’est plus forte que celle qui naît de l’expérience même. Ce n’est pas ce qu’une [...]




Un éditeur et ses auteurs : L’HERBE QUI TREMBLE avec Isabelle Levesque, André Doms, Pierre Dhainaut, Horia Badescu, Christian Monginot.

 

 

Isabelle LEVESQUE : Nous le temps l'oubli.

 

Curieux titre par son absence de ponctuation comme si Isabelle Levesque souhaitait ainsi signifier que le temps et l'oubli étaient constitutifs des hommes et des femmes en général ou d'une expérience existentielle particulière. Le début du livre est d'un accès difficile, les poèmes apparaissent rébarbatifs : empilement de mots, mélange de caractères romains et italiques sur lequel butte le lecteur, titres qui suscitent l'interrogation… Mais très rapidement, on est pris au piège d'un univers linguistique singulier… Peu à peu les choses se précisent malgré une langue trouée par l'absence d'articles, de sujets, des phrases nominales ou qui ne se terminent pas. Malgré le chaos apparent des mots : "Ta peau rumine à corps se rue, je suis là" (p 22), un  tu qui devient parfois de plus en plus présent. Une femme écrit "Tu es vivant" (en italiques dans le texte, comme pour attirer l'attention, p 25). Ce recueil serait le dialogue imaginaire entre deux amants ? Le rythme heurté du poème serait le reflet du souffle saccadé des corps amoureux… Étrange harmonie imitative, étrange mais juste. Un vers comme "Je tentacule, tu monstres court" (p 28), on imagine les corps, n'est pas sans rappeler Henri Pichette qui écrivait (à la fin des années 40 !) ces mots : "Je te vertige, te hanche, te herse, te larme…". Ailleurs, Isabelle Levesque revisite des expressions toutes faites et les adapte à son propos, ainsi avec ce vers "Rien pour martel en tête" qui n'est pas sans faire penser à ces mots avoir martel en tête. Ailleurs encore, "plus peur" semble avoir été écrit par Valérie Rouzeau dont on se souvient du "pas revoir"… Isabelle Levesque semble se raconter une histoire au fil de ses poèmes déchiquetés par le travail sur la langue commune. Ça rebondit d'un  poème l'autre, ce qui ne va pas sans une certaine obscurité dès lors qu'il s'agit de "comprendre" le poème pris isolément. Quand elle écrit ce vers "Faire des phrases, vraies" (p 75), Isabelle Levesque reconnaît ce que son écriture a de déconcertant. Mais à lire de nombreuses fois le mot or (sous ses deux orthographes identiques mais avec deux sens différents) dans ses poèmes, on finit par se demander si elle ne cherche pas l'or du temps… Mais ce qui est à retenir (et qui donne tout son sens à ce livre, me semble-t-il) c'est le vers final suivant : "Nous fûmes Adam et Ève" (p 102)…

*

 

 

André DOMS : Entre-temps.

 

Dans ce recueil de poèmes en prose, André Doms (il est né en 1932) décrit la vie alors que le grand âge l'a rattrapé. Mais nulle acceptation plus ou moins complaisante, nul retour vers le passé ; au contraire, à chaque poème éclate le goût de vivre pleinement tout en s'interrogeant. Le poète est au meilleur de son écriture : ce livre est très construit, 9 parties qui regroupent chacune 11 ou 9 poèmes et qui sont séparées par la reproduction de gouaches de Roger Bertemes  (si l'on ne compte pas le poème liminaire et celui de la fin…). Les mots rares abondent (étymon, scapulaire, sphinge, asymptote, aphasie, arénicole, stolon, héliogabale, anophèle…). André Doms apporte la preuve non seulement qu'il écrit mais qu'il croque la vie à pleines dents : "Seul vaut le risque du cœur qui s'emballe, rugit, fibrille à la joie d'être plus que sa peur". Ce risque prend diverses formes : la lucidité, l'amour, la description acide du monde contemporain et l'engagement … La lucidité, on la trouve dans ces bribes : "Où en suis-je de ce temps qui s'ennuage, n'avance qu'en moi ? Et la parenthèse y est chimère" ou "Mais j'ai peur du caillot qui bloque l'artère, des clés qui bouclent la phrase : ils amortissent"…  L'amour : André Doms dédie son recueil à Hélène, celle qui conjugue [son] verbe ébloui,  il l'interpelle dans ses poèmes : "Que vivrons-nous, mon amour…". Il se révolte contre ce que le monde est devenu, il ne manque de mots très durs pour stigmatiser le présent (non qu'il soit passéiste mais cette société lui répugne) et il ajoute "Me sait-on la dent dure dans le pain quotidien, le vin qu'on trafique et la langue qui ment ?"  C'est que le monde se définit par ses démons et ses gros sous !  Ne reste alors que l'amour, pour les hommes de bonne volonté. Et le désir amoureux. Mais là où Doms est le plus surprenant, c'est dans son engagement (et tant pis pour ce mot démonétisé) : il ne manque pas de dédier un poème à Mahmoud Darwich, faisant ainsi preuve d'une belle indépendance d'esprit ; il écrit ces mots révélateurs : "Quant à l'homme, en temps compact, j'abrège : passé de juif à génocidaire…".

En dépit de son aspect parfois crépusculaire, Entre-temps est un livre étonnamment jeune, résolument moderne : André Doms a conservé intactes ses facultés d'émerveillement et d'indignation.

*

 

 

Pierre DHAINAUT : Voix entre voix.

 

Ce titre est apparemment sibyllin, voix se terminant par la lettre x, on ne distingue pas le singulier du pluriel. Peut-être la voix du début est-elle celle du nouveau-né alors que les voix de la fin du titre seraient celles des adultes ? Peut-être. D'ailleurs, au long de ce recueil, Pierre Dhainaut fait allusion, ou plutôt dit clairement : "mais la voix manque" dans Préliminaires (p 12), alors que plus loin (p 29) il parle de "ces voix surtout qui lui sont vite chaleureuses". Ainsi le titre s'éclairerait-il…

Comme souvent depuis plusieurs livres, Pierre Dhainaut fait suivre ses poèmes de notes très libres dans lesquelles il réfléchit à ses poèmes et aux circonstances qui les ont fait naître. Ici les premiers sont regroupés dans Échographies (I) alors que les notes sont intitulées Échographies (II). Dans ces dernières, Pierre Dhainaut s'interroge sur cette naissance d'un enfant différent en même temps que sur l'écriture poétique. Il explique qu'il ne faut "rien exiger des poèmes avant de les écrire, [mais] exiger de nous d'être assez généreux afin qu'ils adviennent" (p 30). Il a ce mot heureux : "Une annonciation, le poème, il dirait de quel dieu, ce ne serait plus un poème" ; tout est alors dit, il n'y a pas de définition préconçue du poème, de sens donné d'avance. C'est ainsi une définition de la poésie qui se construit peu à peu : "Rebelles, les mots, ils mettent en branle un mouvement qui ne coïncide jamais avec ce que nous avons la prétention de dire, ne les refusons pas, acceptons qu'ils nous surprennent, acceptons de leur obéir…" (p 33). Leçon de modestie et de liberté. D'où l'attention portée à l'écoute : des mots du poème, de ce que "dit" le nouveau-né… "Inlassablement les poèmes recherchent une voix perdue" (p 39).

Cependant ces notes ne sont pas placées en fin de volume mais entre les deux suites de poèmes qui constituent les sections 1 et 3 du recueil ; donnant ainsi un sens particulier à la préposition entre et au titre. Ce qui amène le lecteur à s'interroger sur la voix comme sur les voix… Si les poèmes dans la première section restent centrés sur cette naissance, s'ils disent pudiquement la différence, ceux de la troisième et dernière section, intitulée justement "L'approche autrement dite" constituent une suite de quintils qui expriment le monde (et singulièrement la nature) : le poète, après l'épreuve, retrouve le calme et l'alliance : "si calme / le battement du cœur, / tu es d'accord".

La couverture est d'Anne Slacik, tout comme les trois peintures reproduites à l'intérieur qui débutent les trois sections du livre. Plutôt que de simplement remercier Anne Slacik, Pierre Dhainaut publie en fin de volume un véritable article qui met en lumière les correspondances entre ces peintures et ses propres poèmes : "Anne a peint ce que je cherche à entendre à travers les poèmes".

*

 

 

Horia  BADESCU : Roulette russe.

 

Horia Badescu est un poète roumain francophone, ce qui explique sa présence dans le catalogue de nombreux éditeurs français ou belges. L'Herbe qui tremble publie aujourd'hui ses récents poèmes sous le titre de Roulette russe. Mais il est né en 1943 et ces poèmes ont une tonalité particulière, un curieux mélange de pessimisme et de réflexion… Tout le monde (ou presque) connaît la roulette russe, ce jeu qui courtise la mort, en usage chez les officiers russes du passé : un  revolver est chargé d'une cartouche dans le barillet qui est aussitôt tourné afin que le joueur ignore la position du projectile. Puis celui-ci appuie sur la détente après avoir pointé l'arme sur sa tempe ; il a une chance sur six de mourir. S'il ne meurt pas, la partie continue avec un autre joueur. Ce jeu témoigne, au-delà du risque encouru et de son aspect psycho-pathologique, d'un certain détachement affiché à l'égard de la mort… Les esprits forts ou chagrins pourront ironiser sur Horia Badescu : il a une belle carrière professionnelle derrière lui, il a publié une cinquantaine de livres (en roumain ou directement en langue française), son roman Le vol de l'oie sauvage a été traduit en français par Gérard Bayo et publié chez Gallimard… Mais il n'y a rien de morbide dans Roulette russe qui est traversé, au contraire, en quelque sorte, par une veine jubilatoire et un amour de la vie inextinguible. "Ce n'est pas la sagesse / qui s'accroît en vieillissant / mais l'obstination" écrit-il dans un beau poème. On serait alors tenté de croire qu'il s'agit de l'obstination de vivre… D'où cet amour de la vie… Le lecteur athée pourra refuser des vers comme "toi qui ressusciteras un jour", "l'ange qui va t'annoncer que ton âme / est bénie", "nous, Dieu, l'éternité…" ou de simples mots comme l'âme… Il pourra objecter la complexité de la matière, la vie sur cette planète, un accident qui mérite d'être pleinement vécu, etc… Éternel débat entre celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas ! Peut-être même se souviendra-t-il que, dans le langage courant, la roulette russe désigne une décision cruciale accompagnée de risques importants. Voilà qui relativise énormément cette position religieuse…  Reste la mort qui arrive tôt ou tard pour clore l'accident, avec ce qu'elle a d'inacceptable et de scandaleux contre quoi l'homme se révolte car la sagesse ne s'est pas accrue avec le temps. Restent ces constats quotidiens  dont le moindre n'est pas rien d'autre que du silence (p 38) que tout le monde peut partager. Reste ce jour qui "est toujours le premier", qu'on soit athée ou croyant !

*

 

 

Christian MONGINOT : Le dit de l'horizon.

 

Le dit est un poème narratif écrit à la première personne, destiné à être récité et qui remonte au Moyen-Âge. Le titre présente le thème du poème. Le dit de l'horizon semble être une exploration/découverte du monde. Par l'écriture poétique certes. Mais on sait depuis longtemps que la démarche poétique et la démarche scientifique peuvent aboutir au même résultat (à condition d'être sérieux avec l'objet de ses rêves, du moins avec les moyens donnés à sa démarche)… Le but étant le même : la compréhension du réel. Le ton de Monginot se fait volontiers rimbaldien : "Le réel ! / L'étreinte ! / L'éternité retrouvée !" (p 13). Mais interrogation sur l'écriture aussi, sur l'écriture comme moyen. D'où  ces références au "rectangle de la page", au "puits dévoreur de mots"  (p 14). Si la tonalité de ces poèmes est descriptive, c'est qu'il s'agit de saisir précisément le réel (du monde et de l'écriture), ce qui amène le poète à se répéter comme dans ces vers : "Ici est hésitant, / Ici est une hésitation…" (p 17). Démarche difficile qui se traduit par le dédoublement de l'expression ("Des mêmes murs viennent / Les mêmes questions, / Et des mêmes questions, / Les mêmes murs…", p 22). Dédoublement qui est la métaphore de ce tu qui remplace le je du dit : qui est ce tu auquel s'adresse le poète, le tu écrivant ou le tu observant ? Dédoublement qui se poursuit jusqu'à la dernière page et qui donne son unité au recueil… Dans le poème Bruits, les activités humaines deviennent une liste, le vers disparaît…; à nouveau la dualité du monde réapparaît. L'ange est le nom qui pourrait être donné à l'absence contre laquelle se bat Christian Monginot, l'absence ou le néant ou le vide ou le non-sens dans sa lutte à trouver du sens à la vie. Le poème est alors la trace  de cette bataille, le poète est en permanence sur la corde raide. Poésie métaphysique donc, difficile à suivre dans sa tentative d'approche du réel. Ce qu'écrit Christian Monginot, c'est l'étrangeté d'être au monde : "Toi, un dehors t'est donné, un corps, un voyage, / L'intimité de la poussière, une vie ; // Tu ne peux plus entrer ni sortir, / Juste écrire…" (p 49). L'horizon annoncé par le titre du recueil  n'apparaît que dans un poème aussi intitulé Horizon mais c'est pour souligner l'attente ("Dans la pénombre où tu t'attends")  et le poète le dit longuement : "Ta ligne au loin, / Ombre et lumière, / Le long de laquelle s'enfuit / Cette pointe de vide à quoi se résume / La maigre paix de n'être rien, / Dessine  comme un  principe de nudité, / Aussi précis et strict que le premier…" (pp 50-51). L'écriture est alors "Lettre d'un désir vide jetée vers toi par l'horizon"  (p 78). Le poète n'est "qu'un trou de parole dans l'être" (p 89). Mais s'il n'y avait qu'un  seul poème à retenir de ce recueil, un seul poème qui résume admirablement la démarche de Monginot en ce qu'elle aboutit, ce serait Secret (pp 105-106).

On appréciera ou non cette poésie dont il faut remarquer l'aspect obsessionnel et répétitif, mais elle a le mérite d'être. Car la langue est malade. Le dit de l'horizon est l'exact opposé des délires technocratiques des experts, des économistes bien en cour et des politiques au pouvoir. Mais peut-être est-il vain de vouloir parler de ce livre ?

*

 

Les livres des Éditions L'Herbe qui tremble peuvent se trouver dans les bonnes librairies et on peut commander directement chez l'éditeur (25 rue Pradier. 75019 PARIS) ou sur le site www.lherbequitremble.fr.

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 




Christian Monginot, 5 poèmes

UNE SI DOUCE ABSENCE D’ESPOIR

Ce sera,
Dans l’ambiguïté d’un nouveau soir,
Cette hésitation,
Dont on ne sait la véritable
Cause ;

Est-ce le ciel qui trébuche
Au bord du noir ?
Les frondaisons qui se confondent avec
La silhouette charbonneuse
Des nuages ?
Un peu plus de perplexité accrochée
À ce que fut ce jour ?

Rien n’avance de façon certaine et pourtant
Dans le murmure des arbres,
Dans la respiration des pierres,
Dans le silence des corps,
S’écoule une même transparente façon d’aller,
Une si douce absence d’espoir…

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

L’ESCALIER INVISIBLE

Ce carré d’herbe autour de ta maison,
Ces quelques fleurs malmenées par la pluie,
Ces bruits de moteur clairsemés dans la nuit,
Le sommeil de ceux que tu aimes ;

Ce sont les marches d’un invisible
Escalier qui s’enroule dans ton cœur et s’élève
Vers le silence promis à ta soif, le simple silence
De la vie revenue à sa pulsation première ;

Cela s’ouvre dans ta chair au moment même
Où la musique naît de l’effacement familier
De ta volonté comme de celles qui dessinèrent
Les formes du jour passé, nourrirent sa rumeur ;

Tu es seul face à la nuit qui va et multiple pourtant
Puisque l’instant brille encore des feux
Qu’allumèrent en toi, de regards en regards,
Les merveilleux désirs nés de la lumière…

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

DIRE L’ARBRE

De cet arbre il faut d’abord
Dire l’homme,
Le dire et recueillir
Comme un gemmeur recueille la résine du pin ;

Dire comment
Le bois cherche son corps
Dans la rêverie ligneuse
De cette chair ;

En dire la puissance vacante,
Le calme froid tenu jusqu’au frisson,
La nuit rugueuse se faisant
Dans la paume de cette main ;

C’est une imperceptible ascension,
Une folie immobile, une sorte
De corps à corps transparent
Entre ciel et terre ;

Le sommeil s’y montre aussi nu
Que la vie en son premier trébuchement,
Aussi peu soucieux de lui-même
Que le rêve sombre de l’humus ;

Monter ou descendre ainsi
Dans les plis charnels de ta nuit végétale te mène
Aux portes de silence d’on ne sait quelle
Incandescence ;

De l’homme que tu es,
Alors,
Pourrais-tu, les franchissant,
Dire l’arbre ?

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

OUVRIR LES YEUX

Tu dois d’abord ouvrir
Les yeux,
Les ouvrir dans le noir et écouter
Dans ce coin de nuit
La pulsation
Presque inaudible de ce qui n’est
Pas encore un désir mais déjà plus
Cette dérive étrange
De l’innocence parmi les impalpables
Concrétions lumineuses
Du rêve ;

Tu suis un instant les veines
De cette roche obscure
Pauvrement infiltrée de lumière
Et de conscience,
Ce sont
Des traînées indécises, de vagues striures
Dont tu n’as pas encore la force
De démêler ni même
De différencier
Les résonances intérieures et la pure
Obstination sensible ;

Il y a là
Comme un miracle âpre
Auquel,
Matin après matin,
Tu te serais habitué,
Mais
Dont la puissance familière menace chaque jour
De te faire glisser
Hors
De toi-même ;

Pour retrouver un semblant d’équilibre,
Tu dois convertir cette énigme,
Cet embryon informe,
Cette abrupte et confuse réapparition matinale
De l’être,
En un premier oui
Arraché
À ton corps endormi, à ta fatigue,
À cette somme de petites crispations
Qui lient déjà ta chair
Au monde qui s’éveille avec toi
Et en toi ;

Quelque chose peut commencer,
Commandé par la lumière naissante
Et tissé de tous les regards
Qu’elle réengendre et aiguise contre la pierre
Du souci,
Tu appelles cette chose jour,
Puis tu précises : bonmauvais, passable,
Mais pressens que tu n’es pas
Quitte
Pour autant
À l’égard de ce qui, en elle,
Vient de s’ouvrir à la façon
D’un corps plus ample, d’un corps
Miraculeux,
Insoutenable,
D’un corps parfaitement coupable et innocent
Espérant
Par la force d’un mot devenir
Le corps de ce qui va
Parfois
De la part de nuit d’une chose
À sa part lumineuse…

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

DU BALCON

Du balcon,
Ton regard suit
Les premières voitures,
Des lumières constellent les contreforts
De la montagne proche
Dont le corps enneigé émerge avec
Une secrète puissance
De sa gangue de nuit et de silence ;

Rien ne dit plus que cela,
Plus que cette opacité brune et ces lignes
Qui commencent à se dessiner ainsi,
Sur la soie d’un plaisir inexplicable ;

Te voici pourtant,
Sans qu’il advienne quoi que ce soit
De particulier ni
De remarquable,
Au point de rencontre d’une infinité de fils
Tendus entre tous les points de cette sphère obscure
Dont la surface gravit imperceptiblement
Les degrés du petit jour ;

Minute après minute,
Les roches, les arbres, les maisons, les rues
Reprennent lentement les chemins du gris, du blanc, du vert,
Et la neige, plus loin, plus haut, là-bas,
Quitte l’ambiguïté qui la mêlait à l’encre bleue
Du ciel et aux blancheurs fantomatiques
Des nuages ;

Quelque chose est venu à toi ainsi,
Par l’union matinale
Et sibylline
De ces vies qui s’éveillent et se hâtent
Avec
La vigueur inquiétante et merveilleuse
De cette sphère innocente
Dotée
De pouvoirs monstrueux et incommensurables ;

Quelque chose qui n’est
Ni une pensée,
Ni un rêve,
Ni une attente,
Mais qui contient probablement la clef musicale
De tous tes désirs…

Présentation de l’auteur

Christian Monginot

Christian Monginot, né en 1947 à Béziers. Famille maternelle d’origine italo-croate venue de Pula, famille paternelle champenoise. Enfance et une partie de l’adolescence à Rabat, Maroc. Vit en Aquitaine. Écrit depuis toujours. Publié beaucoup moins. Sur le tard.

Christian Monginot

Textes publiés aux éditions de L’Atlantique :

Poésie :
Ce que l’on ne peut dire
Voix inverse
Le syndrome d’Orphée
Sous la dictée de l’eau (en écho au Yi King)
Le livre de l’onde et du rocher (en écho au Livre des Psaumes, préface de Pierre Dhainaut)

Aphorismes :
Le livre de la stupeur et du vertige

Contes :
L’idiot et son tourment

 

Textes publiés aux éditions de L’herbe qui tremble :

Poésie :
Le miroir des solitudes (en écho à La Divine Comédie de Dante et illustré par Alain Dulac)
Le dit de l’horizon
Après les jours (en écho à l’œuvre et à la correspondance de Rimbaud et illustré par caroline François-Rubino)
Le radeau d’Ulysse (en écho à l’œuvre d’Homère et illustré par Denis Pouppeville)

 

En préparation aux éditions de L’herbe qui tremble :

Coups de marteau en forme de ciel (en écho à l’œuvre et aux cahiers d’Artaud, illustré par Denis Pouppeville)

 

Inédits :

Poésie :
Le livre du souffle et de l’écho (en écho au Livre de la Genèse)
Le livre de l’innocence et de ses fins
L’avaleur d’échanges et d’usages
Pour un jour d’exercice sur la terre (en écho à l’œuvre de Pascal)

Récit :
Patchwork
Articles publiés ou pas dans des revues et rassemblés en recueil :
L’innocence, l’erreur, l’écho
Publications sur les réseaux sociaux rassemblées en recueil :
Un souffle entre deux pierres, notes rapides au point du jour

Articles, poèmes, aphorismes publiés dans les revues :

Saraswati, Arpa, Nu(e), Poésie/première, Thauma, Rivaginaire, Glyphes, Lieux d’Être, Le Journal des Poètes, Encres Vives, Mange Monde.

 

En cours d’écriture :

Les chroniques de l’inconnaissance (journal de bord depuis les années 70)

L’insecte du placard (Livre entre réflexions et poésie en écho à l’œuvre et à la vie de Kafka)

 

Autres lectures

Christian Monginot, Le miroir des solitudes

      Le miroir des solitudes est rigoureusement construit. : trois parties intitulées Nigredo, Albedo et Rubedo regroupant exclusivement des poèmes du même modèle, cinq huitains de vers libres. Ces trois mots intriguent [...]

Lettre ouverte sur l’avenir de la poésie

Par cette lettre ouverte, je voudrais dire à ceux que l’avenir de la poésie préoccupe qu’aucune raison d’espérer n’est plus forte que celle qui naît de l’expérience même. Ce n’est pas ce qu’une [...]




Fil de Lecture de Lucien Wasselin : Nouveautés de L’Herbe qui tremble

 

Isabelle LÉVESQUE : Nous le temps l'oubli.

 

Curieux titre par son absence de ponctuation comme si Isabelle Lévesque souhaitait ainsi signifier que le temps et l'oubli étaient constitutifs des hommes et des femmes en général ou d'une expérience existentielle particulière. Le début du livre est d'un accès difficile, les poèmes apparaissent rébarbatifs : empilement de mots, mélange de caractères romains et italiques sur lequel butte le lecteur, titres qui suscitent l'interrogation… Mais très rapidement, on est pris au piège d'un univers linguistique singulier… Peu à peu les choses se précisent malgré une langue trouée par l'absence d'articles, de sujets, des phrases nominales ou qui ne se terminent pas. Malgré le chaos apparent des mots : "Ta peau rumine à corps se rue, je suis là" (p 22), un tu qui devient parfois de plus en plus présent. Une femme écrit "Tu es vivant" ( en italiques dans le texte, comme pour attirer l'attention, p 25). Ce recueil serait le dialogue imaginaire entre deux amants ? Le rythme heurté du poème serait le reflet du souffle saccadé des corps amoureux… Étrange harmonie imitative, étrange mais juste. Un vers comme "Je tentacule, tu monstres court" (p 28), on imagine les corps, n'est pas sans rappeler Henri Pichette qui écrivait (à la fin des années 40 !) ces mots : "Je te vertige, te hanche, te herse, te larme…". Ailleurs, Isabelle Lévesque revisite des expressions toutes faites et les adapte à son propos, ainsi avec ce vers "Rien pour martel en tête" qui n'est pas sans faire penser à ces mots avoir martel en tête. Ailleurs encore, "plus peur" semble avoir été écrit par Valérie Rouzeau dont on se souvient du "pas revoir"… Isabelle Lévesque semble se raconter une histoire au fil de ses poèmes déchiquetés par le travail sur la langue commune. Ça rebondit d'un poème l'autre, ce qui ne va pas sans une certaine obscurité dès lors qu'il s'agit de "comprendre" le poème pris isolément. Quand elle écrit ce vers "Faire des phrases, vraies" (p 75), Isabelle Lévesque reconnaît ce que son écriture a de déconcertant. Mais à lire de nombreuses fois le mot or (sous ses deux orthographes identiques mais avec deux sens différents) dans ses poèmes, on finit par se demander si elle ne cherche pas l'or du temps… Mais ce qui est à retenir (et qui donne tout son sens à ce livre, me semble-t-il) c'est le vers final suivant : "Nous fûmes Adam et Ève" (p 102)…

(Isabelle Lévesque, Nous le temps l'oubli. L'Herbe qui tremble éditeur, 126 pages, 16 €. Interventions plastiques et couverture de Christian Gardair.)

 

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André DOMS : Entre-temps.

 

. Ce risque prend diverses formes : la lucidité, l'amour, la description acide du monde contemporain et l'engagement … La lucidité, on la trouve dans ces bribes : "Où en suis-je de ce temps qui s'ennuage, n'avance qu'en moi ? Et la parenthèse y est chimère" ou "Mais j'ai peur du caillot qui bloque l'artère, des clés qui bouclent la phrase : ils amortissent"… L'amour : André Doms dédie son recueil à Hélène, celle qui conjugue [son] verbe ébloui, il l'interpelle dans ses poèmes : "Que vivrons-nous, mon amour…". Il se révolte contre ce que le monde est devenu, il ne manque de mots très durs pour stigmatiser le présent (non qu'il soit passéiste mais cette société lui répugne) et il ajoute "Me sait-on la dent dure dans le pain quotidien, le vin qu'on trafique et la langue qui ment ?" C'est que le monde se définit par ses démons et ses gros sous ! Ne reste alors que l'amour, pour les hommes de bonne volonté. Et le désir amoureux. Mais là où Doms est le plus surprenant, c'est dans son engagement (et tant pis pour ce mot démonétisé) : il ne manque pas de dédier un poème à Mahmoud Darwich, faisant ainsi preuve d'une belle indépendance d'esprit ; il écrit ces mots révélateurs : "Quant à l'homme, en temps compact, j'abrège : passé de juif à génocidaire…".

En dépit de son aspect parfois crépusculaire, Entre-temps est un livre étonnamment jeune, résolument moderne : André Doms a conservé intactes ses facultés d'émerveillement et d'indignation.

(André Doms, Entre-temps. L'Herbe qui tremble éditeur, 144 pages, 17 €. Couverture et gouaches intérieures de Roger Bertemes)

 

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Pierre DHAINAUT : Voix entre voix.

 

Ce titre est apparemment sibyllin, voix se terminant par la lettre x, on ne distingue pas le singulier du pluriel. Peut-être la voix du début est-elle celle du nouveau-né alors que les voix de la fin du titre seraient celles des adultes ? Peut-être. D'ailleurs, au long de ce recueil,Pierre Dhainaut fait allusion, ou plutôt dit clairement : "mais la voix manque" dans Préliminaires (p 12), alors que plus loin (p 29) il parle de "ces voix surtout qui lui sont vite chaleureuses". Ainsi le titre s'éclairerait-il…

(p 33). Leçon de modestie et de liberté. D'où l'attention portée à l'écoute : des mots du poème, de ce que "dit" le nouveau-né… "Inlassablement les poèmes recherchent une voix perdue" (p 39).

constituent une suite de quintils qui expriment le monde (et singulièrement la nature) : le poète, après l'épreuve, retrouve le calme et l'alliance : "si calme / le battement du cœur, / tu es d'accord".

La couverture est d'Anne Slacik, tout comme les trois peintures reproduites à l'intérieur qui débutent les trois sections du livre. Plutôt que de simplement remercier Anne Slacik, Pierre Dhainaut publie en fin de volume un véritable article qui met en lumière les correspondances entre ces peintures et ses propres poèmes : "Anne a peint ce que je cherche à entendre à travers les poèmes".

(Pierre Dhainaut, Voix entre voix. L'herbe qui tremble éditeur, 64 pages, 14 €.)

 

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Horia BADESCU : Roulette russe.

 

écrit-il dans un beau poème. On serait alors tenté de croire qu'il s'agit de l'obstination de vivre… D'où cet amour de la vie… Le lecteur athée pourra refuser des vers comme "toi qui ressusciteras un jour", "l'ange qui va t'annoncer que ton âme / est bénie", "nous, Dieu, l'éternité…" ou de simples mots comme l'âme… Il pourra objecter la complexité de la matière, la vie sur cette planète, un accident qui mérite d'être pleinement vécu, etc… Éternel débat entre celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas ! Peut-être même se souviendra-t-il que, dans le langage courant, la roulette russe désigne une décision cruciale accompagnée de risques importants. Voilà qui relativise énormément cette position religieuse… Reste la mort qui arrive tôt ou tard pour clore l'accident, avec ce qu'elle a d'inacceptable et de scandaleux contre quoi l'homme se révolte car la sagesse ne s'est pas accrue avec le temps. Restent ces constats quotidiens dont le moindre n'est pas rien d'autre que du silence (p 38) que tout le monde peut partager. Reste ce jour qui "est toujours le premier", qu'on soit athée ou croyant !

 

(Horia Badescu, Roulette russe (Chants de vie et de mort). L'Herbe qui tremble éditeur, 82 pages, 14 €. Avec des peintures d'Anne Slacik.)

 

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Christian MONGINOT : Le dit de l'horizon.

 

(p 49). L'horizon annoncé par le titre du recueil n'apparaît que dans un poème aussi intitulé Horizon mais c'est pour souligner l'attente ("Dans la pénombre où tu t'attends") et le poète le dit longuement : "Ta ligne au loin, / Ombre et lumière, / Le long de laquelle s'enfuit / Cette pointe de vide à quoi se résume / La maigre paix de n'être rien, / Dessine comme un principe de nudité, / Aussi précis et strict que le premier…" (pp 50-51). L'écriture est alors "Lettre d'un désir vide jetée vers toi par l'horizon" (p 78). Le poète n'est "qu'un trou de parole dans l'être" (p 89). Mais s'il n'y avait qu'un seul poème à retenir de ce recueil, un seul poème qui résume admirablement la démarche de Monginot en ce qu'elle aboutit, ce serait Secret (pp 105-106).

 

On appréciera ou non cette poésie dont il faut remarquer l'aspect obsessionnel et répétitif, mais elle a le mérite d'être. Car la langue est malade. Le dit de l'horizon est l'exact opposé des délires technocratiques des experts, des économistes bien en cour et des politiques au pouvoir. Mais peut-être est-il vain de vouloir parler de ce livre ?

(Christian Monginot, Le dit de l'horizon. L'Herbe qui tremble éditeur, 128 pages, 14 €.)

 

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Les livres des Éditions L'Herbe qui tremble peuvent se trouver dans les bonnes librairies et on peut commander directement chez l'éditeur (25 rue Pradier. 75019 PARIS) ou sur le site www.lherbequitremble.fr ...

 




Christian Monginot, Le miroir des solitudes

 

    Le miroir des solitudes est rigoureusement construit. : trois parties intitulées Nigredo, Albedo et Rubedo regroupant exclusivement des poèmes du même modèle, cinq huitains de vers libres. Ces trois mots intriguent et obligent le lecteur à consulter le dictionnaire, ils désignent les trois étapes du magnum opus (ou grand œuvre) en alchimie. Le titre de chaque poème est une citation en italien  (Dante…) ou en français de poètes (Rimbaud, Apollinaire, Baudelaire…) ou traduit en français (Rilke…). La seule "irrégularité" dans cette composition est le nombre de poèmes par section, respectivement et dans l'ordre : 45, 36 et 33… Le recueil des poèmes est suivi d'une prose de Christian Monginot expliquant sa démarche.

    Que retenir de cela ? Un détour s'impose par les origines de Christian Monginot, à la fois française et italienne.  Né en France, il baigne donc dans un milieu linguistique double, d'où les titres des poèmes. Le miroir des solitudes semble donc avoir été écrit en écho à La Divine comédie de Dante, puisqu'à chacune des trois parties du livre correspondent l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Il y a une correspondance entre l'alchimie (les trois étapes du Grand Œuvre) et les trois parties de La Divine comédie. Qu'est donc ici ce grand œuvre ? À titre d'hypothèse on pourrait avancer, au vu des origines de Christian Monginot et de leur influence sur Le Miroir des solitudes, qu'il s'agit là d'une lente conquête de l'écriture poétique. Métaphoriquement, Christian Monginot passe de l'enfer que représenterait l'appartenance à deux langues (la paternelle et la maternelle) avec toutes les conséquences qui en découlent lors de la scolarité au  paradis que représenterait la synthèse dialectique d'une écriture poétique conquise et maîtrisée par le travail et telle qu'on peut la lire dans Le miroir des solitudes.  Récit donc, à la fois autobiographique et poétique.

    Si la quatrième de couverture du recueil affirme que Le miroir des solitudes fait "écho au livre matriciel de la langue italienne, La Divine comédie de Dante", si l'auteur, dans Les marcheurs du silence, note que la référence à l'alchimie veut signifier la volonté de "naître et renaître sans fin à l'or humain ou divin de l'amour et du sens", le lecteur pourra être sensible à la polyphonie de cette écriture singulière. C'est ainsi que l'on peut lire (p 34) ces vers "La pierre alchimique du cruel bonheur d'aller, / Mais vers quel or ? Quelle présence ? / Ou quelle absence ?" qui annoncent cette référence et cette remarque  ou ceux-ci (p 256) : "Tu laisseras, bien sûr, à la lumière le soin du dernier mot, / Et à l'amour celui d'ouvrir les vannes de la nuit…" Qu'annoncent les points de suspension qui terminent le dernier poème ? Quel nouveau livre ?