TROIS POÈTES POLYNÉSIENS (1) : HENRI HIRO

                                HENRI HIRO, POÈTE MĀ’ÒHI

Poète et militant emblématique, Henri Hiro s’inscrit dans ce vaste mouvement qui se manifeste à Tahiti à partir de la fin des années 1970, pour une défense des racines, s’exprimant au moyen de l’appellation « ma’ohi », qui qualifie ce qui est autochtone, originaire des îles polynésiennes. Figure de proue du discours identitaire ma’ohi, Henri Hiro accorde une grande place à la terre et à la langue dans la définition de l’identité, de l’appartenance. Henri Hiro a lutté toute sa vie pour la sauvegarde et la réhabilitation de la culture ma’ohi, dont il a contribué à revaloriser les fondements identitaires dissipés. Son engagement total a fait de lui un leader incontestable de la cause au XXème siècle. 

Henri Hiro est fondateur et pionnier dans de nombreux domaines culturels, écrit son ami et biographie Jean-Marc Pambrun, qui fut notamment directeur de la Maison de la Culture de 1998 à 2000 et commissaire de l’exposition consacré au poète pour le vingtième anniversaire de sa disparition au Musée de Tahiti et des Îles : « En 2000, alors à la tête de l’établissement qu’Henri avait lui-même dirigé de 1976 à mai 1979, j’ai souhaité m’intéresser davantage au personnage en organisant un Farereiraa1 autour des dix ans de sa disparition. C’est là que je me suis réellement rendu compte qu’Henri Hiro était omniprésent dans toutes les activités culturelles polynésiennes – cinéma, théâtre, littérature, chant traditionnel -, qu’il avait marqué tous ces modes d’expression de son empreinte. Bien sûr, il y en a eu d’autres avant lui : Maco Tevane, cheville ouvrière des établissements culturels en Polynésie, Eugène Pambrun, Tearapo…. 

Henri Hiro, Message poétique, Editions Haere Po, 2004, 96 pages, 35 € 91.

Mais Henri Hiro est le fondateur de la littérature, du cinéma et du théâtre polynésien contemporain. Il a été plus loin que les autres à un moment donné… Henri Hiro était contre le salariat dans tout ce qu’il induit d’inégalités, il a voulu tout abandonner pour retourner à un mode de vie traditionnel. Déjà à son époque, cette démarche semblait difficile, la machine moderne étant déjà bien en marche, mais aujourd’hui, ce serait presque illusoire ! Malgré tout, j’estime que les réflexions de Henri Hiro restent d’actualité alors même que l’on a l’impression de s’en éloigner… Je crois qu’il est un exemple possible à donner à la jeunesse en manque de repères dans le sens où il était « un jeune comme les autres », qui a vécu la vie que beaucoup connaissent. Ni privilégié, ni fortuné, en situation d’échec scolaire (il s’est fait virer au collège !), qui cumule des petits boulots… Aujourd’hui, je ne vois pas de leader culturel aussi remarquable que lui, aussi impliqué. Henri Hiro se réalisait dans la création sans avoir peur de montrer ses engagements. Il a défilé tous les mercredis pendant des mois avec un pu pour dire non aux essais nucléaires ! Il était presque seul, puis d’autres se sont greffés (Oscar Temaru, Green Peace). Beaucoup se méfiaient de lui car il était subversif dans la pensée de son époque. Pourtant, son objectif n’était ni le pouvoir, ni l’argent En fait, il ne se contentait pas d’avoir des idées, il les mettait en pratique ! Il disait : « personne ne m’écoute quand je parle, alors je vais parler avec les mains ». En clair : « C’est mon travail qui va parler ». Henri Hiro séduisait autant qu’il dérangeait. » 

Tahitien au destin peu ordinaire, Henri Hiro, en l’espace de quinze ans, a bousculé sur son passage le paysage politique, culturel et religieux polynésien, pour le marquer durablement de son empreinte et le transformer.

Né à Moorea, le 1er janvier 1944, Henri Hiro est élevé à Punaauia par des parents ne parlant que le tahitien. En 1967, grâce à l’aide financière de sa paroisse, il accomplit des études de théologie à la faculté libre de l’Église réformée de Montpellier, dont il revient diplômé en Polynésie, en décembre 1972. 

Sa prise de conscience de l’identité polynésienne tout comme ses revendications le conduisent à quitter l’Église et à s’impliquer intensément au sein de la vie culturelle tahitienne, pour sa réhabilitation. Il y a que Hiro est revenu de la métropole, contestataire ; un contestataire qui dénonce le tort fait aux Polynésiens durant l’évangélisation. Il n’a, alors, de cesse, de raviver les traditions occultées pendant plus d’un siècle et demi. 

Hiro nous dit : « Si tu étais venu chez nous, nous t’aurions accueilli à bras ouverts. Mais tu es venu ici chez toi, et on ne sait comment t’accueillir chez toi », ou encore : « Lorsque quelque chose est abandonné, c’est qu’il y a eu des préjugés, qu’une dévalorisation s’est produite. » 

Cet engouement l’amènera, en 1981, à créer le mouvement politique Hau Maohi (Paix Maohi) et même, en 1987, à se rapprocher d’Oscar Temaru, en étant nommé vice-président du parti indépendantiste Tavini Huiraatira. 

Le 15 novembre 1975, un nouveau parti politique voit le jour auquel Henri Hiro donne le nom de Ia mana te nuna’a (« Que le peuple prenne le pouvoir »). Le 17 novembre, les sept fondateurs signent un manifeste qui dénonce le manquement grave des hommes et des partis politiques « aux règles élémentaires de l’honnêteté politique et de la probité. » En 1979, la question nucléaire est de plus en plus cruciale. 

Le 13 février Henri Hiro est élu président de l’association écologiste Ia ora te natura qui vote une motion proclamant son opposition à toute expérimentation nucléaire2 dans le Pacifique. Il restera à la tête de l’organisation jusqu’en 1981. Henri Hiro qui a été nommé directeur de la Maison des Jeunes de Tipaerui en 1974, prend la tête, à partir de 1980, du département recherche et création de l’Office Territorial d’Action Culturelle (OTAC). Par ces fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Sous son impulsion et celle d’autres jeunes étudiants ayant également étudiés en métropole, l’Académie tahitienne est créée, et des concours littéraires sont institués. 

Henri Hiro engage notamment un travail de recueil des traditions orales tahitiennes, et encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, et en particulier à écrire, quelle que soit la langue choisie (le français l’anglais ou le reo ma'ohi). Par ses fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Henri Hiro encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, à travers la langue, la poésie, la danse, les chants, l’expression théâtrale et le cinéma. 

Il devient lui-même réalisateur, acteur, metteur en scène et comédien. Il traduit des pièces de théâtre du français au reo ma’ohi. Son œuvre est profondément habitée par la culture spirituelle traditionnelle ma’ohi, tout en exprimant une révolte contre les maux contemporains de la société polynésienne. 

En 1985, il démissionne simultanément de tous ses postes « en ville » et se retire, avec femme et enfants, dans sa vallée nourricière de Arei, sur l’île de Huahine. Il estime qu’en tant que Polynésien, la ville fait de lui un captif. Henri Hiro s’est éteint le 10 mars 1990, à Huahine.

À lire : Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004), Taaroa (OTAC, 1984). Filmographie : Le Château (1979), Marae (1983), Te ora (1988), série télévisée écrite par Henri Hiro et réalisée par Bruno Tetaria ; quinze films pour enfants consacrés aux différents arbres de Polynésie. À consulter : Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, Henri Hiro, héros polynésien (éditions Puna Hono, 2010).

TON DEMAIN, C’EST TA MAIN

À chaque jour faut-il sa peine ?
Le soir où la lune porte le nom de Turu.
il faut fouetter Ruahatu, attraper,
secouer Tahauru3,
chercher Matatini4.
Tutru5 est étendu, immobile,
Ruahatu reste muet,
Matatini garde les yeux fermés,
il faut les trouver,
les réveiller de leur sommeil.
les dieux se prélassent étendus,
ils se tournent
et se retournent dans leurs vomissures,
transis de froid par la faute de Māraì6
Ils sont repus de la graisse du mara.
Ils ne lèvent la tête que pour une caresse
des alizés.
Ils sont indifférents au temps qui passe,
insensibles aux gémissements
Ils restent sourds face aux insultes,
ils se moquent des agonies.
Ils gisent la bouche ouverte, repus,
déféquant, leur seule tâche est le pet,
ils craquent de graisse.
Et trouvant la force d’ouvrir un œil,
tout ce qu’ils trouvent à te dire c’est :
« Va ramasser des coquillages
et des crustacées : des crabes de mer,
des conques à cinq doigts, des conques
allongées, des bigorneaux
et des crabes de terre.
Voilà ta pèche, voilà tes aliments
de subsistance ! »
Celui qui appelle les dieux à son aide
ne reçoit-il que peines en retour ?
Est-il condamné  à ne manger
que des coquilles ?
C’est ta main, et ta main seule
qui est en mesure de te faire vivre.
Cette main bonne retourneuse de terre,
une main courageuse, une main délicate
et pleine de soins, cette main fertile.
Car ne dit-on pas :
« Le soir de Turu est une bonne nuit
Pour toutes tes plantations ? »

Henri HIRO
(Poème extrait de Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004).




Les anthologies à entête des Hommes sans Épaules

Les Hommes sans Épaules éditions publie régulièrement des anthologies. Des volumes généreux, à la couverture blanche, et des mines de diamants taillés par Christophe Dauphin. Il édifie le parcours d'un auteur à travers les œuvres convoquées, dont les étapes sont motivées par ses choix éditoriaux. Ceux-ci sont expliqués dans une préface et une postface, dont il est l’auteur, ou bien qui sont signées par un de ses nombreux  collaborateurs. 

Le lecteur peut alors apprécier les extraits proposés, les replacer dans u contexte illustré par des documents iconographiques d’une grande richesse, eux aussi. Une immersion dans l’univers d’un auteur, qui est à découvrir ou à comprendre dans la globalité d’une démarche exposée dans le déroulé temporel de ses productions, en lien avec une existence dont certains moments sont éclairés par la mise en œuvre.

 

Alain Breton et Sébastien Colmagro, Drôles de rires((Alain Breton et Sébastien Colmagro, Drôles de rires, Aphorismes, contes et fables, CD joint avec les voix de Yves Gasc, Janine Magnan et Philippe Valmont, Librairie-Galerie Racine, collection Les Hommes sans Epaules, Paris, 513 pages, 25 euros.))

 

Ces anthologies sont élaborées autour de thématiques. Drôles de rires  signée Alain Breton et Sébastien Colmagro nous propose un florilège de morceaux choisis parmi les productions d'auteurs tels Sacha Guitry, Alphonse Allais...Un tour d’horizon d’Aphorismes, contes et fables, Une anthologie de l’humour de Allais Alphonse à Allen Woody, avec en ouverture une belle préface des auteurs, et un extrait du Rire de Bergson. Pour clausule un Après rire… Un groupement de textes d’un grande richesse, qui interroge l’ancrage historique et social de l’humour, problématique bien sûr relevée par le paratexte. Et comme pour chaque volume du genre, pléthore de documents iconographiques établissent un dialogisme riche et pertinent avec les textes. 

En plus d'un moment jubilatoire, le lecteur peut réfléchir sur la question du rire, car ce groupement de textes propose un cadre de réflexion dont les enjeux nous sont montrés par le paratexte. Mystification, dérision, non-sens, ironie, parodie, la liste peut-être longue, et ces modalités humoristiques sont à prendre très au sérieux. A  la fin du dix-neuvième siècle le comique a été le premier moyen d'expression d'une crise du sens, bien avant que l'absurdité ne soit la trame féconde d'oeuvres plus sérieuses... 

 

Alain Breton, Infimes prodiges((Alain Breton, Infimes prodiges, Les Hommes sans Epaules éditions, Domont, 2018, 462 pages, 25 euros.))

 

Les anthologies qui proposent un focus sur un poète à découvrir dans une contextualisation biographique et sociologique fonctionnent de la même manière. Les extraits d’œuvres sont placés dans le moment et le lieu de leur production. Cet éclairage n’est pour autant  jamais envahissant. Le lecteur est ainsi libre d’apprécier les textes proposés sans que les éléments d’une biographie qui prendrait facilement le pas sur la portée artistique des textes  ne viennent perturber la portée sémantique des extraits.

Il est tout à fait admirable de feuilleter le volume consacré à Alain Breton. Un tour d’horizon de son œuvre qui regroupe les plus beaux de ses poèmes nous permet d’apprécier la richesse de son œuvre, mais aussi la trame épaisse de son parcours, car il est aussi critique et éditeur. Il est également possible comme pour chaque auteur abordé de suivre l’évolution de ses productions, leur édification, de percevoir les changements et la logique qui sont à l’œuvre dans la genèse de la globalité.

Et nonobstant le fait qu’Alain Breton est aujourd’hui le directeur littéraire de la Librairie-Galerie Racine, il est aussi un poète extraordinaire qui offre au langage une amplitude servie par des images puissantes et inédites. Le choix de mise en œuvre est chronologique, et on découvre autant de poèmes en prose que de textes versifiés.

 

Tu gis en Provence
dans les palabres des fleurs

Rincé
par la lumière

Tu monnayes
Le poignard des anges.

 

Des vers brefs, vifs et qui n’en travaillent pas moins toute l’amplitude du signe. Les antithèses servent des métaphores inédites, et le lexique pourtant usuel déploie toutes ses potentialités. Une langue revivifiée, renouvelée, retrouvée en somme, parce que cette poésie nous offre de nous l’approprier à travers la libération d’une multiplicité d’acceptions. 462 pages dont on ne peut que se réjouir, et qu’il est bon d’avoir près de soi, pour s’immerger dans la magie des vers d’Alain Breton.

 

 

Christophe Dauphin, Patrice Cauda, Je suis un cri qui marche((Christophe Dauphin, Patrice Cauda, Je suis un cri qui marche, Les hommes sans Epaules éditions, Domont, 2018, 194 pages, 15 euros.))

 

Patrice Cauda est aussi au nombre des poètes auxquels Christophe Dauphin a consacré un de ces volumes. Cette fois-ci cette anthologie dont il est l’unique maître d’œuvre nous permet de découvrir ou de redécouvrir à nouveau un grand poète : Je suis un cri qui marche, Essais, choix et inédits. Orphelin, ouvrier et rescapé des massacres de la seconde guerre mondiale, cet immense poète autodidacte nous émerveille, nous émeut, nous intimide, tant est puissante sa poésie, d’une gravité incroyable, d’une densité surprenante. Classique au demeurant, mais il en faut du talent pour marcher dans les pas de prédécesseurs qui ont tout exploité des richesses de la langue…croit-on, car Patrice Cauda nous démontre que l’on peut encore avancer en territoire connu.

 

Mon Dieu comme c’est long
ces jours soudés avec les nuits
et ce cœur qui ne veut pas mourir

Tant de cris pour l’obscurité
toutes ces mains qui se balancent
et cette sève infusée aux choses

Corps maladif retenu aux heures
tu n’as pas fini de trahir
sans un geste comme un fruit trop mûr

Terre muette touchée par les morts
qui espire l’inquiétude des pas
accrochés semblables au lierre sur la pierre

Ce front plissé ressemble à la vie
où chaque instant marque son passage
pour qu’un fleuve recommence la mer

 

 

Ilarie Voronca, Journal inédit suivi de Beauté de ce monde((Ilarie Voronca, Journal inédit suivi de Beauté de ce monde (Poèmes 1940/46), Les hommes sans Epaules éditions, Domont, 2018, 345 pages, 20 euros.))

 

Et enfin un volume qui convoque un poète rare : Ilarie Volonca, présenté dans une édition établie par Pierre Raileanu et Christophe Dauphin. Un Journal inédit et une anthologie de ses textes, Beauté de ce monde, qui offre un panel de poèmes classés par ordre chronologique, de 1940 à 1946. Là encore un paratexte riche et qui propose des éléments pour situer l’homme et l’œuvre. Poète français et roumain, cette figure-phare de la littérature de l’Est participe dans son pays de naissance à l’édification d’une avant-garde qui favorise l’émergence d’une modernité littéraire roumaine. Il fonde avec Victor Brauner la célèbre revue 75 HP qui perdure de nos jours.

 

 

 

Ces anthologies sont donc des volumes précieux, qui plongent le lecteur dans l’univers d’un auteur, pas uniquement grâce à ses productions artistiques. Elles entrouvrent la porte d’une intimité qui n’est qu’esquissée par les liens effectués entre les éléments biographiques purement factuels et une mise en situation historique. Le plus souvent engagés dans une démarche critique, les poètes dont il est question offrent matière à ce que le lecteur prenne connaissance de leur apport dans l’avancée d’une littérature qui peine à s’engager sur de nouvelles voies en ce début de siècle. Et que leur nom soit peu ou pas connu, il n’en demeure pas moins que Christophe Dauphin et Henri Rode savent où s’écrit la Poésie, de celle qui ne se taira pas.

 

 

 




TROIS POÈTES POLYNÉSIENS (1) : HENRI HIRO

                                HENRI HIRO, POÈTE MĀ’ÒHI

Poète et militant emblématique, Henri Hiro s’inscrit dans ce vaste mouvement qui se manifeste à Tahiti à partir de la fin des années 1970, pour une défense des racines, s’exprimant au moyen de l’appellation « ma’ohi », qui qualifie ce qui est autochtone, originaire des îles polynésiennes. Figure de proue du discours identitaire ma’ohi, Henri Hiro accorde une grande place à la terre et à la langue dans la définition de l’identité, de l’appartenance. Henri Hiro a lutté toute sa vie pour la sauvegarde et la réhabilitation de la culture ma’ohi, dont il a contribué à revaloriser les fondements identitaires dissipés. Son engagement total a fait de lui un leader incontestable de la cause au XXème siècle. 

Henri Hiro est fondateur et pionnier dans de nombreux domaines culturels, écrit son ami et biographie Jean-Marc Pambrun, qui fut notamment directeur de la Maison de la Culture de 1998 à 2000 et commissaire de l’exposition consacré au poète pour le vingtième anniversaire de sa disparition au Musée de Tahiti et des Îles : « En 2000, alors à la tête de l’établissement qu’Henri avait lui-même dirigé de 1976 à mai 1979, j’ai souhaité m’intéresser davantage au personnage en organisant un Farereiraa1 autour des dix ans de sa disparition. C’est là que je me suis réellement rendu compte qu’Henri Hiro était omniprésent dans toutes les activités culturelles polynésiennes – cinéma, théâtre, littérature, chant traditionnel -, qu’il avait marqué tous ces modes d’expression de son empreinte. Bien sûr, il y en a eu d’autres avant lui : Maco Tevane, cheville ouvrière des établissements culturels en Polynésie, Eugène Pambrun, Tearapo…. 

Henri Hiro, Message poétique, Editions Haere Po, 2004, 96 pages, 35 € 91.

Mais Henri Hiro est le fondateur de la littérature, du cinéma et du théâtre polynésien contemporain. Il a été plus loin que les autres à un moment donné… Henri Hiro était contre le salariat dans tout ce qu’il induit d’inégalités, il a voulu tout abandonner pour retourner à un mode de vie traditionnel. Déjà à son époque, cette démarche semblait difficile, la machine moderne étant déjà bien en marche, mais aujourd’hui, ce serait presque illusoire ! Malgré tout, j’estime que les réflexions de Henri Hiro restent d’actualité alors même que l’on a l’impression de s’en éloigner… Je crois qu’il est un exemple possible à donner à la jeunesse en manque de repères dans le sens où il était « un jeune comme les autres », qui a vécu la vie que beaucoup connaissent. Ni privilégié, ni fortuné, en situation d’échec scolaire (il s’est fait virer au collège !), qui cumule des petits boulots… Aujourd’hui, je ne vois pas de leader culturel aussi remarquable que lui, aussi impliqué. Henri Hiro se réalisait dans la création sans avoir peur de montrer ses engagements. Il a défilé tous les mercredis pendant des mois avec un pu pour dire non aux essais nucléaires ! Il était presque seul, puis d’autres se sont greffés (Oscar Temaru, Green Peace). Beaucoup se méfiaient de lui car il était subversif dans la pensée de son époque. Pourtant, son objectif n’était ni le pouvoir, ni l’argent En fait, il ne se contentait pas d’avoir des idées, il les mettait en pratique ! Il disait : « personne ne m’écoute quand je parle, alors je vais parler avec les mains ». En clair : « C’est mon travail qui va parler ». Henri Hiro séduisait autant qu’il dérangeait. » 

Tahitien au destin peu ordinaire, Henri Hiro, en l’espace de quinze ans, a bousculé sur son passage le paysage politique, culturel et religieux polynésien, pour le marquer durablement de son empreinte et le transformer.

Né à Moorea, le 1er janvier 1944, Henri Hiro est élevé à Punaauia par des parents ne parlant que le tahitien. En 1967, grâce à l’aide financière de sa paroisse, il accomplit des études de théologie à la faculté libre de l’Église réformée de Montpellier, dont il revient diplômé en Polynésie, en décembre 1972. 

Sa prise de conscience de l’identité polynésienne tout comme ses revendications le conduisent à quitter l’Église et à s’impliquer intensément au sein de la vie culturelle tahitienne, pour sa réhabilitation. Il y a que Hiro est revenu de la métropole, contestataire ; un contestataire qui dénonce le tort fait aux Polynésiens durant l’évangélisation. Il n’a, alors, de cesse, de raviver les traditions occultées pendant plus d’un siècle et demi. 

Hiro nous dit : « Si tu étais venu chez nous, nous t’aurions accueilli à bras ouverts. Mais tu es venu ici chez toi, et on ne sait comment t’accueillir chez toi », ou encore : « Lorsque quelque chose est abandonné, c’est qu’il y a eu des préjugés, qu’une dévalorisation s’est produite. » 

Cet engouement l’amènera, en 1981, à créer le mouvement politique Hau Maohi (Paix Maohi) et même, en 1987, à se rapprocher d’Oscar Temaru, en étant nommé vice-président du parti indépendantiste Tavini Huiraatira. 

Le 15 novembre 1975, un nouveau parti politique voit le jour auquel Henri Hiro donne le nom de Ia mana te nuna’a (« Que le peuple prenne le pouvoir »). Le 17 novembre, les sept fondateurs signent un manifeste qui dénonce le manquement grave des hommes et des partis politiques « aux règles élémentaires de l’honnêteté politique et de la probité. » En 1979, la question nucléaire est de plus en plus cruciale. 

Le 13 février Henri Hiro est élu président de l’association écologiste Ia ora te natura qui vote une motion proclamant son opposition à toute expérimentation nucléaire2 dans le Pacifique. Il restera à la tête de l’organisation jusqu’en 1981. Henri Hiro qui a été nommé directeur de la Maison des Jeunes de Tipaerui en 1974, prend la tête, à partir de 1980, du département recherche et création de l’Office Territorial d’Action Culturelle (OTAC). Par ces fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Sous son impulsion et celle d’autres jeunes étudiants ayant également étudiés en métropole, l’Académie tahitienne est créée, et des concours littéraires sont institués. 

Henri Hiro engage notamment un travail de recueil des traditions orales tahitiennes, et encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, et en particulier à écrire, quelle que soit la langue choisie (le français l’anglais ou le reo ma'ohi). Par ses fonctions institutionnelles, il milite pour la reconnaissance du patrimoine culturel polynésien et s’efforce d’y insuffler un dynamisme nouveau. Henri Hiro encourage la jeunesse polynésienne à s’exprimer par le biais de la culture, à travers la langue, la poésie, la danse, les chants, l’expression théâtrale et le cinéma. 

Il devient lui-même réalisateur, acteur, metteur en scène et comédien. Il traduit des pièces de théâtre du français au reo ma’ohi. Son œuvre est profondément habitée par la culture spirituelle traditionnelle ma’ohi, tout en exprimant une révolte contre les maux contemporains de la société polynésienne. 

En 1985, il démissionne simultanément de tous ses postes « en ville » et se retire, avec femme et enfants, dans sa vallée nourricière de Arei, sur l’île de Huahine. Il estime qu’en tant que Polynésien, la ville fait de lui un captif. Henri Hiro s’est éteint le 10 mars 1990, à Huahine.

À lire : Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004), Taaroa (OTAC, 1984). Filmographie : Le Château (1979), Marae (1983), Te ora (1988), série télévisée écrite par Henri Hiro et réalisée par Bruno Tetaria ; quinze films pour enfants consacrés aux différents arbres de Polynésie. À consulter : Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, Henri Hiro, héros polynésien (éditions Puna Hono, 2010).

TON DEMAIN, C’EST TA MAIN

À chaque jour faut-il sa peine ?
Le soir où la lune porte le nom de Turu.
il faut fouetter Ruahatu, attraper,
secouer Tahauru3,
chercher Matatini4.
Tutru5 est étendu, immobile,
Ruahatu reste muet,
Matatini garde les yeux fermés,
il faut les trouver,
les réveiller de leur sommeil.
les dieux se prélassent étendus,
ils se tournent
et se retournent dans leurs vomissures,
transis de froid par la faute de Māraì6
Ils sont repus de la graisse du mara.
Ils ne lèvent la tête que pour une caresse
des alizés.
Ils sont indifférents au temps qui passe,
insensibles aux gémissements
Ils restent sourds face aux insultes,
ils se moquent des agonies.
Ils gisent la bouche ouverte, repus,
déféquant, leur seule tâche est le pet,
ils craquent de graisse.
Et trouvant la force d’ouvrir un œil,
tout ce qu’ils trouvent à te dire c’est :
« Va ramasser des coquillages
et des crustacées : des crabes de mer,
des conques à cinq doigts, des conques
allongées, des bigorneaux
et des crabes de terre.
Voilà ta pèche, voilà tes aliments
de subsistance ! »
Celui qui appelle les dieux à son aide
ne reçoit-il que peines en retour ?
Est-il condamné  à ne manger
que des coquilles ?
C’est ta main, et ta main seule
qui est en mesure de te faire vivre.
Cette main bonne retourneuse de terre,
une main courageuse, une main délicate
et pleine de soins, cette main fertile.
Car ne dit-on pas :
« Le soir de Turu est une bonne nuit
Pour toutes tes plantations ? »

Henri HIRO
(Poème extrait de Pehepehe i tau nunaa/Message poétique (Éditions Tupuna, 1985. Rééd. Haere Po, 2004).




TROIS POÈTES POLYNÉSIENS (3) : CHANTAL T. SPITZ

                     CHANTAL T. SPITZ, POÈTE DES RÊVES ÉCRASÉS

Chantal T. Spitz est née le 18 novembre 1954 à Pape’ete (Tahiti). Elle est élevée à « l’occidentale » dans une famille bourgeoise, formant partie de l’aristocratie « demie » issue des unions entre les descendants des premiers colons et les filles des notables autochtones. Elle se détourne rapidement des auteurs français que lui impose le lycée pour découvrir les écrivains océaniens, sud-américains et plus largement toutes les littératures issues des ex-colonies, avec lesquelles elle se sent une parenté : elle tire de ses lectures l’impression de faire corps avec un corps de douleurs historiques : « Je ne me sens pas liée aux pensants français sous prétexte de langue commune. Je me sens délibérément liée à tous les pensants colonisés à tous les sentant meurtris parce que leur histoire est la mienne leur déchirure est la mienne. »

Dès l’obtention de son baccalauréat, elle part dans les années 70 à la rencontre de son peuple et de sa culture, dans le Pacifique sud. Elle s’engage sur le front culturel, indépendantiste, et participe également au mouvement anti-nucléaire (né après les premiers essais français de 1966), avant de devenir, tour à tour, institutrice, conseillère pédagogique et conseillère technique au Ministère de la Culture, militant contre le néo-colonialisme, la réécriture de l’histoire qui perpétue un mythe et fige les Tahitiens dans une caricature de bon sauvage : « Une image. C’est à ça qu’est réduit mon pays. À une image, sur laquelle sont plaquées d’autres images : la vahine avec tous les phantasmes qui lui sont attachés. Depuis quelques années, la rejoint le täne tatoué, lui aussi porteur des phantasmes féminins et sous cette image de carte postale paradisiaque, se battent des humains, englués dans des misères sans fond. Ces invisibles, ces insonores, ne sont pas le côté sombre d’un pays rêvé. Ils sont le sel et le terreau d’une société tenue par une classe, qui s’étourdit de vanités de superficialités et érige des murs, afin de les invisibiliser les insonoriser un peu plus chaque jour. J’ai pour elles, pour eux, une tendresse particulière qui me les rendent bien plus aimables, dans le sens littéral du terme, que tous celles tous ceux, qui s’efforcent de prendre place sur l’image paradisiaque. » 

Sa première publication, L’île des rêves écrasés, premier roman tahitien, davantage une épopée, narrative, mêlant prose et poésie, imprégné de tradition orale, publié en 1991, est salué en Polynésie française, comme le seront nombre de ses publications, comme un évènement et un scandale, allant des félicitations les plus élogieuses aux condamnations les plus frénétiques. 

Saga familiale, avec l’amour en fil conducteur, dans une Polynésie nucléarisée et plongée dans un « malaise omniprésent », L’île des rêves écrasé, qui est également le premier roman tahitien traduit en anglais, résonne comme un cri, dont les mots jaillissent pour combattre le cliché de la vahiné, des cocotiers sur les plages paisibles, symboles d’une colonisation, faite en douceur. Ce livre est écrit avec l’encre noire de la révolte : véritable boulet propulsé dans le paradis des lagons artificiels des clichés 

L’auteure y raconte le destin d’une famille polynésienne, mâtinée de Papa’a (étranger, blanc), sur trois générations comme autant de points de vue sur l’histoire de son peuple. Cri d’alarme pour une identité en perdition, révolte contre les déséquilibres établis, chant d’amour pour ces hommes et ces femmes colonisés ; l’auteure déconstruit le mythe du bon sauvage, décliné depuis Bougainville par tant d’Européens, écrivains, peintres ou photographes, venus en Polynésie chargés de leurs fantasmes et de leurs rêveries édéniques. 

Ses bêtes noires ? Pierre Loti et son livre Le mariage de Loti (1880), dont les belles vahinés se prélassent au bord des lagons. Gauguin, dont les « sempiternelles mauvaises reproductions » s’étalent dans les échoppes pour touristes et dont le nom omniprésent, « se confond avec les Marquises. » Enfin, toute « la litanie colonialement correcte », de ceux qui se sont substitués aux noms de ses ancêtres. 

C’est donc, en toute logique, qu’en 2001, Chantal Spitz participe à la belle aventure de la revue littéraire Littérama’ohi, crée en 2001, à l’initiative de la poète Flora Devatine et dont elle a pris la tête en 2007, pour attester de l’existence d’une littérature autochtone et en faire connaître la richesse et la spécificité. Mais, n’allons pas trop vite ; pour Chantal Spitz, la littérature n’a pas à être étiquetée, cloisonnée, classifiée, elle est. Littérature : « Je ne rentre pas dans ce genre de débat qui à mon sens n’a, finalement, d’autre but que de refuser à la littérature écrite en langue française dans les actuelles colonies ou anciennes colonies françaises l’existence en tant que littérature. Elle a sa place dans la littérature mondiale et en étant qualifiée elle est disqualifiée. »

Ajoutons, bien évidemment, que la situation de la femme préoccupe Chantal Spitz tout autant. Lorsque qu’un journaliste (in outremers 360°) lui demande : « À l’époque pré-européenne, la femme avait une place plus prépondérante, pourquoi est-ce que cela a changé ? » Chantal Spitz répond : « Les grands bouleversements sociaux, politiques, et économiques, dans notre pays, sont le résultat de la christianisation et de la colonisation. Il n’est qu’à regarder comment étaient considérées les femmes européennes au XVIII° siècle, pour comprendre pourquoi il était essentiel aux mâles européens de reproduire la même organisation sociale chez nous. Aujourd’hui, les femmes de la Polynésie française ont le même statut que les femmes du pays colonisateur chrétien. Inférieur à celui de l’homme » 

Chantal SPITZ, L’Ile des rêves écrasés, Les Éditions
de la plage, 1991. Rééd. Au Vent des Îles, 2003.

Il y a, à juste titre, que le mythe de la vahiné révolte Chantal Spitz au plus haut point : « Une grande partie de mon travail s’attèle à la déconstruction de ce mythe, qui tétanise les femmes de mon pays dans un carcan fabriqué par l’Occident… Nous avons troqué notre identité contre un mythe dont nous avons fait notre nouvelle identité. Il n’est qu’à écouter certains discours autochtones, pour entendre le gouffre entre la perception de nous-mêmes, fondée sur le mythe auquel nous nous efforçons de correspondre et la nostalgie de nous-mêmes, amputés d’une identité qui perdure malgré tout… Je ne suis pas sûre que le statut de la femme en Polynésie française soit lié au mythe. Il s’agit plutôt d’une organisation sociale et politique, orchestrée par les mâles au pouvoir depuis notre colonisation. Il n’y a aucune différence entre le statut de la femme en France et celui de la femme chez nous. »

Aujourd’hui retraitée de l’enseignement, mais non pas du combat, mère de trois garçons, Chantal Spitz, voix majeure de la vie artistique et intellectuelle polynésienne, vit à Huahine (Îles sous le vent) sur le motu Maeva, où elle poursuit son œuvre, qui exprime la douleur d’un peuple aux prises avec une histoire coloniale et en reconquête de son identité. 

Son propos est aux antipodes d’une sublimation aveugle, qui placerait l’avenir du peuple polynésien dans un retour à des temps mythiques. Consciente du risque de succomber au mythe inverse, de racines imaginaires, de « substituer à la mythologie forgée par le colonisateur une contre-mythologie », Chantal Spitz mène une réflexion plus ambitieuse sur l’identité océanienne. 

C’est ainsi, que dans un discours, prononcé le 26 juin 2008, devant l’Assemblée de Polynésie, elle put dénoncer, avec une conviction affermie : « Le risque de tourner le mépris de nous-mêmes en conflits fratricides. Le risque de succomber à la mythisation des origines la célébration de racines imaginaires l’exaltation sectaire de la culture traditionnelle. Le risque de substituer à la mythologie forgée par le colonisateur une contre-mythologie « un mythe positif de [nous]-mêmes », nous engageant à notre tour sur le chemin d’une nouvelle désidentification. Nous sommes là pour un espoir une histoire une mémoire. Nous sommes là pour deux mots, qui posent notre historicité avèrent notre temporalité nous mettent en sonorité : résistance, résignation, ni l’un ni l’autre, et pourtant l’un et l’autre. »

À lire : L’Ile des rêves écrasés (Les Éditions de la plage, 1991. Rééd. Au Vent des Îles, 2003), Hombo, transcription d’une biographie (éditions Te Ite, 2002), Pensées insolentes et inutiles (Éditions Te Ite, 2006), Elles, terre d’enfance, roman à deux encres (Au Vent des Îles, 2011), Cartes postales (Au Vent des îles, 2015). 
Ces hommes pâles, au corps différent, à la peau blanche, ont posé leur regard sur nos femmes.

 

Vahine7 mā’òhi 8 à la peau dorée

Fille du soleil
Fille de la lune
Longs cheveux noirs déroulés
Comme les cascades dévalant les montagnes
Grands yeux sombres
Comme la mer aux profondeurs infinies
Vahine mā’òhi 
Rayon de soleil
Poussière d’étoile
Éclat de lune
Mystérieuse le jour
Magique la nuit
Créée d’amour pour l’amour
Belle parmi toutes les femmes
Rêve de l’homme blanc
Toujours désirée
Parfois aimée
Vahine mā’òhi 
Jalousée de la femme blanche

Chantal SPITZ
(Extrait de L’Ile des rêves écrasés, Les Éditions de la plage, 1991. Rééd. Au Vent des Îles, 2003).




TROIS POÈTES POLYNÉSIENS (2) : FLORA AURIMA DEVATINE

             FLORA AURIMA DEVATINE ET LA PIROGUE DES MOTS

Issue d’une famille de métayers polynésiens, Flora Aurima-Devatine, née le 16 octobre 1942 au Pari, Tautira, presqu’île de Tahiti (« J’ai habité jusqu’à dix-sept ans au bout de la presqu’île, la partie la plus sauvage de Tahiti, il n'y avait pas de route pour y arriver, il n’y avait que la pirogue »), a été professeure d’espagnol et de tahitien au Lycée-Collège Pomare IV (Papeete) de 1968 à 1997, Déléguée d’État à la Condition Féminine de 1979 à 1984 et chargée de cours au Service de la Promotion Universitaire puis à l’Université française du Pacifique de 1987 à 1995, y enseignant notamment la poésie polynésienne. 

En 1996, en Polynésie française, des questions telles que « Y-a-t-il une littérature ma’ohi ? » ou « Quelle langue d’écriture en Polynésie française ? » étaient de celles que l’on posait aux Polynésiens. En l’an 2000, au Ministère de l’Outre-mer à Paris, on affirmait : « Il n’y a pas de littérature en Polynésie française ! », comme il en existe aux Antilles, en Afrique. 

La parution, en 2002, du premier numéro de la revue littéraire polynésienne Littérama’ohi – Ramées de Littérature polynésienne, fut un implacable démentie à toutes ces assertions. Flora Aurima-Devatine a été la première directrice (de 2002 à 2006) de cette revue. Elle a également été membre de nombreuses associations féminines et culturelles dont le club Tahiti/Papeete du Soroptimist International Union française, le Centre d’Information des Droits des femmes et des Familles (CIDFF) de la Polynésie française, qu’elle a présidé, et le Conseil des femmes de Polynésie française, dont elle est membre d’honneur, le centre d’accueil Pu o Te Hau pour les femmes victimes de violences conjugales et intrafamiliales. 

Membre (et présidente) de l’Académie tahitienne (« Te Fare Vana’a ») depuis sa création en 1972, elle est l’auteure de poèmes en tahitien et en français. Les droits des femmes, leur rôle dans la transmission de la culture, sont prégnants dans sa vie et dans son œuvre. 

Son engagement en faveur de la langue rejoint le combat qu’elle mène en direction de la condition féminine et de la culture ma’ohi. Présentant le livre, Au vent de la piroguière – Tifaifai, Bruno Doucey écrit : Un enfant dans sa pirogue, « le ciel tout en haut » et « la mer tout autour ». Puis un chemin de vie, « l’impatience du temps », la crainte du départ... Il ne faut que quelques poèmes à Flora Aurima Devatine pour brosser le portrait d’une enfance polynésienne partagée entre le « respect atavique des mystères d’autrefois » et l’ouverture à d’autres horizons. 

Mais très vite le voyage de la vie se confond avec celui du langage, oscillant entre oralité et écriture. Un vent de liberté se lève, qui fait avancer la pirogue des mots ; la poésie devient l’archipel de tous les possibles. Si l’auteur a tenu à rassembler sa poésie sous le nom tahitien « Tifaifai », qui signifie patchwork, c’est que son œuvre, faite de pièces assemblées, n’aspire qu’à « renouer, rénover et retresser la natte humaine ». 

 

À lire : Vaitiare, Humeurs (Polytram, 1980), Tergiversations et rêveries de l’écriture orale (Au Vent des îles, 1998), Au vent de la piroguière, Tifaifai (Bruno Doucey, 2016).

Flora Aurima Devatine, Au vent de la piroguière, Tifaifai, Editions Bruno Doucey, 2016.

L’ART DU PARIPARIFENUA 9

Sur la place qu’évente
la fraîche rosée des vallées
               c’est l’heure du pariparifenua,
espace de ressourcement,
chant-poème,
au ras de l’île.
En quête
de la pure harmonie
des voix s’élèvent, sourdes, graves
 hymnes à la lettre, au ciel,
 à ceux des temps anciens :
Les hommes scandent sur les corps
 et dans les esprits martèlent, enracinent
puis mesurent, équilibrent
 les perçants, haut perchées
des femmes qui, se faisant, rendent la consonnance
 tandis que de timides, juvéniles,
s’exercent à prendre place.
Scansion, détresse
et nostalgie, sonorités immémoriales,
pont passé-présent,
 pour remonter le temps, et conforter.
Sur les gradins
désertés, les Anciens se taisent,
langueur et méditation
dans l’attente d’un baume à l’âme.
Tous, sur la place, corps, chœur, et âmes,
Par le rythme, l’acceptation,
et la portée des sons, chant, musique
 et poésie, vibrent, ravis, à l’unisson,
dans l’harmonie saisie au fort,
par étapes, portée, légère,
éclatante, dans les hauteurs, de la mélopée.
Le passé retrouvé, ils s’en reviennent,
ressourcés, pacifiés,
enhardis, vivants.

Flora DEVATINE
(Poème extraits de Au vent de la piroguière, Tifaifai, éd. Bruno Doucey, 2016).




Fil de lecture de Carole Mesrobian : Henri MICHAUX, François XAVIER, Christophe DAUPHIN et Anna TUSKES, Ivar CH’VARVAR.

 

Henri Michaux

Moments, Traversées du temps

 

 

Un magnifique recueil dont nous connaissons la ligne éditoriale, la collection Poésie Gallimard propose une réédition de Moments, Traversées du temps, d’Henri Michaux. Le visage du poète apparaît sur un bandeau qui déroule au milieu d’une couverture blanche son profil sur une photo prise en gros plan et en noir et blanc. La couverture dont nous identifions la charte graphique invoque désormais de grands noms de la poésie. Dès l’avant lecture la disposition des textes centrés sur les pages blanches, la brièveté des  vers qui se suivent, mettant un mot puis un autre en exergue, ces strophes ténues et irrégulières, nous permettent d’identifier la manière d’un auteur dont nous connaissons l’envergure.

Distribués aux XI chapitres de Moments, les poèmes s’articulent autour de thématiques omniprésentes dans l’œuvre d’Henri Michaux. Le « choc », les « afflux » salvateurs d’énergie pure et libératoire, les « tensions formidables » et cette présence de « l’autre », scruté comme un ennemi dans Face aux verrous, de ce double qui, ici, devient part de Lumière :

 

« Les lignes qu’une main a tracées
que c’est surprenant !
L’autre à cœur ouvert
Son écriture que je respire

 

De l’inconnu, d’emblée familier
son écriture
son écriture en mon âme
les lignes d’or manuscrit écrit il y a deux siècles
comme si, à l’instant même
elles sortaient de la plume
délivrées par l’esprit, qui en font sur-le-champ
la découverte toute fraîche

 

Dérive, à nouveau dérive
Tout versus néfaste

 

Je cesse de pouvoir m’appuyer
Ma langue pend entre mille »

 

La langue « des autres » est perçue dans son incapacité à rendre compte du monde et d’une réalité qui ne se conçoit que dans la transcendance.

 

« D’aucune langue, l’écriture-
Sans appartenance, sans filiation
Lignes, seulement lignes. »

 

Il s’agit de sortir du « piège de la langue des autres » assertion qui vient clore Mouvements, le premier texte du recueil Face aux verrous. Le ressassement, les répétitions de sonorités et de mots, le jeu avec l’espace scriptural et le rythme que confère l’entrelacement de vers et de prose, ce travail sur le signifiant qui donne à la langue d’Henri Michaux cette puissance incantatoire ne fait pas défaut dans Moments où le poète célèbre le « Jour de naissance de l’illimitation ».

La syntaxe toute particulière, faite de reprises anaphoriques et de mises en exergue, de bribes de phrases ou de mots particulièrement chers à l’univers de l’auteur, confère à son œuvre une dimension initiatique. La déstructuration appelée et attendue comme libératoire, salvatrice, motive la mise en forme syntaxique. Le vers de Michaux, court, cinglant, offre à l’espace scriptural une dimension métaphorique. Tels les « signes représentant des mouvements », dessins de l’auteur qui inaugurent le recueil Face aux verrous, le signifiant est mouvement, danse, énergie démultipliée. La mise en relief en début de vers de substantifs ou d’adverbes répétés de texte en texte, de recueil en recueil, permet la convocation des concepts ainsi évoqués dans une immanence qui permet d’en appréhender toute la dimension.

Et si la parole unique et d’une puissance évocatoire non égalée d’Henri Michaux ne fait pas défaut ici, Moments diffère des autres recueils de l’auteur car, ainsi que l’énonce le sous titre, Traversées du temps, s’envisage la possibilité d’une rédemption. Regard rétrospectif de par l ‘évocation des heurts et des errances passées à la recherche de cette libération enfin aboutie, la quête de la paix a mené au silence et à la disparition de toute dualité.

 

« Afflux
Afflux des unifiants
Affluence
l’Un enfin
en foule
resté seul, incluant tout
l’Un. »

 

Moments, Traversées du temps offre donc un passage vers la Lumière, « Une Lumière/Quelle lumière !/ Une lumière presque inacceptable ». Des bribes de paix,

 

« Venant, partant, sans frontières, obstacles fluides à tout parachèvement, détachant et se détachant sans enseigner le détachement,
Moments, bruissements, traversées du temps. »

 

 

*

 

 

 

 

François Xavier

Le Miroir de la déraison

 

 

Une couverture qui laisse toute latitude à un espace discursif entre image et texte, et qui permet le déploiement de l’envergure plurisémantique du titre, Le Miroir de la déraison. Une annonce tutélaire qui suggère dès l’avant lecture la réflexivité, celle du langage, découvert et renouvelé par une confrontation aux encres de Jacqueline Ricard, mais aussi par la langue de François Xavier. Et regarder ce livre, le dessin des poèmes, dont la brièveté n'enlève rien à la densité, décrypter l’univers sémantique offert par la confrontation de ces deux vecteurs intimement liés, qui au fil des pages non numérotées s’entrelacent pour se révéler, c’est redécouvrir le signe, révélé dans toute son épaisseur, comme un trait de fusain, dans son dialogisme avec les dessins, « Matière de soie Déportée sur la matière de roche ».

Thématique atemporelle s’il en est, le sentiment amoureux est sujet de nombreux textes. Toutefois,  jamais rien ne cède à une facilité par trop usitée  de l’emploi de registres si souvent associés au discours lyrique de l’évocation des sentiments intimes. Bien au contraire, dans une langue inédite tissée d’images et sans concession aucune, le discours amoureux ici renouvelé est matière à sonder l’âme du poète, qui nous invite à partager ses interrogations sur l’essence même de l’existence.

La brièveté des textes, le travail syntaxique, la création d’images suscitées par la mise en relation inédite des signifiants permettent l’invention d’une poésie qui, sans rompre avec les élans d’une modernité poétique ’inscrite dans la sillage du classicisme, offre au genre de nouvelles perspectives. La présence d’un sujet, hors énonciation d’éléments anecdotiques, hors tout cadre référentiel, confère à cette poésie une dimension initiatique. L’évocation de l’être aimé est matière à une réflexion sur la posture existentielle  et plus encore à un travail sur la langue qui, ouverte à de multiples lectures, ne cesse d’offrir au miroir que lui tend François Xavier d’infinis reflets disant toute l’envergure de l’enchevêtrement du signe.

 

« Dans une langue unique
De l’endroit physique
Et ailleurs ».

 

C’est là que nous conduit le poète, vers cet ailleurs du langage, dévoilé par son écriture, et par le confrontation aux traits noirs des encres de Jacqueline Ricard, qui ne cèdent en rien à la mimésis, mais offrent toute latitude sémantique aux textes. Quand au poète,

 

 

« Il est la musique cigale au vent
Bondissant de feuille en feuille
Noir sur blanc c’est écrit dans la trame
Parchemin siffleur entre ses doigts »

 

 

*

 

 

 

Christophe Dauphin et Anna Tüskés

Les Orphées du Danube, Jean Rousselot, Gyula Illyés et Ladislas Gara

 

 

Faire connaître la poésie hongroise en France, voici l’objet des Orphées du Danube. Christophe Dauphin et Anna Tüskés y ont réuni des textes de divers poètes ainsi qu’un choix de lettres de Jean Rousselot à Gyula Illyés. D’aspect imposant, ce lourd volume de 458 pages propose en couverture de découvrir les visages de ceux qui ont porté la poésie hongroise, Jean Rousselot, Gyula Yllyés et Ladislas Gara, qui apparaissent au dessus d’une photo panoramique de Budapest. Il s’agit d’identité, de donner visage et épaisseur topographique aux voix qui émaillent les pages de cette anthologie poétique. Ainsi l’horizon d’attente est-il clairement dessiné, et le lecteur ne s’y trompera pas, car il s’agit bien de pénétrer au cœur de la littérature hongroise du vingtième siècle, à travers la découverte de poètes qui ont contribué à façonner son histoire littéraire. Précédant les textes de quelque douze poètes hongrois traduis par Ladislas Gara et adaptés par Jean Rousselot, une importante préface de Christophe Dauphin retrace le parcours historique, social et politique du pays, qui a mené à la constitution de l’univers poétique présenté dans ce recueil à travers les œuvres des auteurs qui y sont convoqués. Enfin, les derniers chapitres sont consacrés à la correspondance de Jean Rousselot et Gyula Illyés, dans un choix de lettres annotées par Anna Tüskés.

La mise en perspective de l’œuvre des poètes présentés, replacés dans le contexte de   production des textes, ainsi que les considérations sur la traduction, offrent de véritables grilles de lecture, mais sont également prétexte à une interrogation sur la production de l’écrit littéraire. Faut-il le considérer comme un univers clos, conçu hors de toute motivation extérieure préexistant à sa production, ou bien faut-il le lire ainsi que l’émanation d’un contexte historique, social et politique coexistant. Loin de prétendre répondre à cette problématique qui a animé bien des débats sur l’essence même de tout acte de création, le dialogisme qui s’instaure entre les différentes parties du recueil ouvre à de multiples questionnements. Plus encore, l’extrême richesse des éléments agencés selon un dispositif qui enrichi la lecture de chacune des parties permet non seulement de découvrir ou de relire des poètes dont la langue porte haut l’essence de la poésie, mais, grâce à la coexistence du discours critique exégétique, d’en percevoir toute la dimension.

 

 

*

 

 

 

Ivar Ch’vavar et camarades

Cadavre grand m’a raconté

 

 

Un volume imposant, qui regroupe un nombre d’auteurs non moins imposant, tel est Cadavre grand m’a raconté, seconde édition revue et augmentée que nous devons à Ivar Ch’Vavar. La couverture blanche exempte de toute iconographie affiche un titre dont les lettres roses sont soulignées par le sous-titre, Anthologie de la poésie des fous et des crétins du nord de la France. Dés l’abord, la tonalité ludique voire burlesque est donnée.

D’apparence hétéroclite, des textes en prose s’articulent avec des poèmes, alors que d’autres pages proposent de mettre à contribution la typographie qui alors habite l’espace scriptural de manière créatrice. Et les noms des auteurs, qui se succèdent, indiquent là aussi la dimension ludique du recueil. Le jeu avec les patronymes de ces personnages/auteurs ne laisse pas de doute sur la dimension parodique de l’ensemble. Il suffit de constater que certains d’entre eux sont des homophones de substantifs appartenant pour la plupart au registre familier, tel Emmanuel Derche ou encore Horreur Dupoil.  Mais, au-delà du jeu, il est également permis d’y voir une désacralisation de la posture auctoriale, et une invitation à penser la fiction dans sa mise en abyme avec l’invention de ces auteurs qui, création du créateur, n’en sont pas moins les porte-paroles de propos incisifs à l’encontre des modes de vie des contemporains de  l’auteur. A travers l’évocation de ces univers fictionnels, Ivar Ch’Vavar n’en convoque pas moins le réel. Et si la Picardie, son épaisseur culturelle et historique, ses paysages et sa langue, le Picard, est matière des textes du recueil, il ne s’agit pas uniquement de la convoquer en toile de fond. Cette région est donnée à voir dans sa dimension sociale et politique actuelle. La désertification de cette partie de la France touchée plus que toute autre par des problèmes économiques transparaît dans l’évocation des biographies des personnages créés par l’auteur. Et le registre burlesque amené dès l’avant lecture par le paratexte et par ces noms évocateurs ouvre à cette dimension réflexive qui soutient une lecture polysémique et permet une mise à distance de l’univers fictionnel.

Mais tous les auteurs ne sont pas des auteurs fictifs. Lucien Suel, Konrad Schmitt et Christian-Edziré Déquesnes sont bel et bien réels. Ils sont, eux aussi, créateurs d’un discours qui ancre la dimension fictionnelle dans l’univers culturel du Nord. Tout comme Ivar Ch’Vavar, le souci d’offrir une dimension critique au discours motive leur démarche à l’écriture.

La prose de Konrad Schmitt ne cesse d’osciller entre dérision caustique et regard désabusé qui transparaissent  dans les portraits de personnages décalés. Il n’a de cesse  de rendre compte de l’absurdité d’une société dont il révèle les travers. Christian-Edziré Déquesnes, inventeur de la Grande Picardie Mentale, est un fervent défenseur de la langue picarde, pour laquelle il s’est mobilisé. Auteur de plusieurs recueils en vers et en prose d’une tonalité atypique, il crée une mythologie de la modernité en prenant appui sur le fond de légendes et l’univers fabuleux de la Matière de Bretagne et des poètes gaéliques. Mêlant fiction, éléments autobiographiques et références artistiques, à travers l’évocation d’archétypes qui appartiennent au fond mythique, son œuvre participe de l’édification d’un discours critique et réflexif sur le Nord.

Ivar Ch’Vavar propose donc, avec ses camarades, personnages inventés ou compagnons de longue date, un recueil d’une rare densité. La multitude de typologies discursives  offertes ainsi que les registres variés ne permettent jamais au lecteur d’échapper à la dimension réflexive du discours. Toujours sollicité, il est mené vers lui-même, vers la découverte de ces univers dont l’épaisseur sémantique suscite de nombreuses réflexions, des interrogations, et ce sentiment que la Littérature porte encore la parole d’une Humanité dont elle éclaire la route.

 

*

 

 




Deux lectures de : Christophe Dauphin , Comme un cri d’os, Jacques Simonomis

 

Ce fort volume de 240 pages, donné comme l’ultime dernier de la revue Le Cri d’os [1993-2003], cependant édité par les Hommes Sans Épaules, s’avère un régal. La première moitié du volume est consacrée à une présentation du poète Simonomis, 37 ouvrages parus, un prix obtenu en 1993 auprès de la SGDL, un poète peu connu donc, présentation signée Christophe Dauphin. Et la seconde moitié fournit un copieux choix de poèmes qui retient plus que l’attention.

La présentation, riche d’informations sur la vie poétique des cinquante dernières années, est conduite avec adresse, lucidité, et une confraternité du meilleur aloi. C’est une analyse de l’œuvre et un témoignage à la fois dont les cinq parties se lisent d’une traite. Cela commence par le vif portrait d’un « jeune homme au regard d’abîme, au dossard illisible, qui dut gagner son pain adolescent ». Au travail, en effet, dès l’âge de 17 ans, le poète a acquis sa culture en autodidacte. Il pourra écrire, ne publiant son premier volume qu’à 35 ans, « ma poésie ne sort pas des livres ». Péguy, rapporte Gérard Cléry dans sa préface à ce livre, notait qu’un « mot n’est pas le même selon un écrivain ou un autre : l’un se l’arrache du ventre, l’autre le tire de son pardessus ». Simonomis écrivait à peau nue. C’est sans doute en partie pourquoi « le milieu le reçut à bras fermés » et pourquoi cet ouvrage est si émouvant.

Christophe Dauphin, qui a de même présenté Jean Breton ou la poésie pour vivre en 2003, rappelle sans ambiguïté : « La poésie fait-elle autre chose que fouiller cette plaie qu’est l’homme ? » Le critique a des trouvailles, c’est-à-dire un style : « les images glapissent […] le poète se bonifie livre après livre […] il a l’humour d’attaque ». Il a su prendre le pouls de l’œuvre de Simonomis consignant cette grave facétie : « La vie n’est pas sérieuse, la preuve c’est qu’on en meurt. »

Le critique distingue trois plaques tectoniques dans cette œuvre. La première, dans le temps, s’apparente à la poésie des sans-grade, d’un pessimisme actif. Lui succède une poésie picrocholine que Dauphin préfère d’ailleurs rattacher à la nature des contes. Enfin il y a toute une part proche de Vincensini, si naturelle qu’elle parle aux enfants, et qui, dans de courts poèmes en prose, rejoint parfois Godeau. Ces trois axes s’interpénètrent. Ce sont en fait les frontières qui varient.

Le choix de poèmes, nourri, procurant une belle anthologie sur 120 pages, illustre bien ce que le critique a su lire et donner l’envie de lire. Un des premiers poèmes publiés, le Puits, en 1976 fait qu’on ne peut mieux dire : « Mi-larmes, mi-colère / mécontent de ce bas bonheur / je descendais dans le cafard / nu, sans poignard, cigale à folie noire […] Je ne crois plus à mon déclin, j’appartiens à la route / j’ai faim. » À ce cycle faut-il rattacher les poèmes sur la guerre d’Algérie, dans un choix établi par Jean Breton et publié en 1999 sous le titre La Villa des roses ? Le très beau poème qui donne son titre à ce volume devrait en tout cas être étudié au collège. Donner à partager la nature même de l’injustice, la plaie de l’homme, quoi de plus nécessaire ? Simonomis ne conciliait-il pas ce qu’attend la jeunesse : « Donnez-moi les mots pour me battre » en même temps que « la tactique de mon cœur / était de vous aimer ». On lit encore ce cri d’os, comme il disait : « j’ai voulu vivre sans mentir » et, les illusions consumées, « les yeux ne sont pas faits pour se regarder écrire ».

Un fort beau volume, donc, qui confère à ses auteurs, l’un vif et la mémoire de l’autre lui devant de le rester, une pleine et entière reconnaissance. Puissiez-vous, qui passez, la partager à votre tour !

 

Pierre Perrin

 

***

 

Le Cri d'os a cessé de paraître en mai 2003 avec son n° 39/40… Et voici que Christophe Dauphin publie un hommage à Simononomis, l'animateur de cette revue, décédé en février 2005, un n° 41/42 et ultime dernier qui se présente comme les précédents à peu de choses près, les amateurs reconnaîtront. Cet hommage regroupe une préface de Gérard Cléry, un essai de Christophe Dauphin (intitulé Comme un cri d'os, Jacques Simonomis, paru en 2001 sous un autre titre et ici revu et complété), un choix de textes et de poèmes de Simonomis et une bibliographie de ce dernier. Le livre est complété par de nombreuses illustrations et une liste des poètes et des illustrateurs publiés dans Le Cri d'os de mai 1993 à mai 2003.

    J'ai toujours dans ma bibliothèque les livres de Jacques Simonomis, ceux que j'ai achetés comme ceux que j'ai reçus en service de presse de sa part ou de celle de son épouse Yvette après sa disparition… L'un d'entre eux me fit une telle impression, La Villa des roses (publié en 1999 par la Librairie-Galerie Racine) que je le place aux côtés de La Question d'Henri Alleg (ouvrage que celui-ci complétera en 2001 par un entretien co-édité par Le Temps des cerises et Aden)…  J'avoue que j'ai ouvert à nouveau La Villa des roses : l'impression est toujours la même…

    L'essai est une bonne introduction à l'œuvre de Simonomis qui pourrait apparaître hétérogène à ses nouveaux lecteurs : de l'humour au conte en passant par la dénonciation et l'indignation ! C'est que, comme le souligne Christophe Dauphin il n'y a chez lui "aucune trace du politiquement correct". On peut lire aussi dans cet essai un intéressant développement sur le poème en prose et une comparaison avec l'utilisation de la prose par Benjamin Péret qui vise à mettre en évidence l'originalité de Jacques Simonomis : "… les petites histoires de Simonomis ne relèvent pas, même si certaines  s'en approchent  fortement, du poème en prose" et "Le conte de Péret relève de l'écriture automatique, du surréel. Le conte de Simonomis, d'une réalité qui dérape, pour gagner les terres de l'imaginaire, du burlesque et de l'humour". Le plus beau et le plus intéressant chapitre de cet essai est sans doute celui consacré à la guerre d'Algérie et à la publication de La Villa des roses. C'est le constat implacable de la démarche d'un appelé du contingent, non politisé et qui n'est pas encore poète : comment Simonomis réagit à ce qu'il voit et à ce qu'il subit. La Villa des roses est un très beau livre, un livre utile comme disait Paul Éluard… Un livre toujours d'actualité : on peut relever dans ce qu'écrit Christophe Dauphin ces mots : "On le sait, nombreux sont ceux qui n'accepteront pas et n'acceptent toujours pas d'avoir dû lâcher leurs privilèges", mots qui renvoient à l'article paru sur le site internet La Faute à Diderot qui rappelle que la nostalgérie 1 est toujours de mise… Façon de dire ici que La Villa des roses est toujours à lire ou à relire.

    Christophe Dauphin illustre son essai par un choix de poèmes qui permet de se faire une idée précise du talent de Simonomis : presque tous les recueils sont représentés. Cette anthologie est une épreuve de rattrapage pour tous ceux qui n'auraient pas encore lu le poète… Certes, le "politiquement correct" est absent de cette poésie. Mais ce sont les poèmes de l'époque 1954-1962, écrits pendant la guerre d'Algérie, qui ont ma préférence : peut-être est-ce dû aux bruits de bottes, aux explosions, aux miaulements des shrapnels et autres fantaisies guerrières qui dominent actuellement le monde… Pour ne pas désespérer des hommes.

 

Lucien WASSELIN.

 

Note.

1. Nostalgérie. L'interminable histoire de l'OAS. Christian Langeois a lu le dernier livre d'Alain Ruscio.